Madame
Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique
2002-2003
10. Renaissance et réformes.
La Réforme en rupture(s)
I. Luther et sa révolte
II. Le jeu des nationalités
dans la rupture
III. Le jeu des villes dans la
rupture
IV. Les séductions du radicalisme
V. La seconde Réforme (calviniste)
VI. Une réforme inclassable
mais suggestive, les vaudois
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10. Renaissance
et réformes. La Réforme en rupture(s)
L'urgence de la réforme de l'Église ne fait pas de
doute vers 1500. Ce qui divise, ce sont les moyens pour y arriver
: faut-il faire confiance au pape et à la hiérarchie,
aux moines, aux princes, aux intellectuels ? Tous ont de bonnes
raisons de transformer le désir de réforme en réalité,
ce qui en fait un trait de civilisation aussi important que l'Humanisme
et la Renaissance. Or ce qui est associé à ces deux
mouvements culturels, c'est la Réforme, la Réformation
protestante en rupture. C'est J. Burckhardt qui a fait de la Réformation
les prémices du monde moderne et le signe du progrès
de l'humanité contre l'obscurantisme. Vers 1900, le mythe
est repris par les protestants libéraux, surtout calvinistes
voire agnostiques. Cette position est liée avec l'environnement
allemand, tellement que pendant la première guerre mondiale
encore la propagande veut que Luther combatte avec l'Allemagne tandis
qu'en France, Claudel déclare en 1914 que la France dédend
le Christ avec la Vierge à ses côtés contre
" l'apostat Luther qui est avec le diable ", et cette
approche nationaliste explique aussi le silence des luthériens
dans la Seconde Guerre mondiale (avec nombre d'exceptions remarquables
comme Niemöller et Bonhoeffer). Il faut remarquer que depuis
la fin du XVIe siècle, catholiques et protestants se sont
entendus pour attribuer les origines de la réforme aux abus
de l'Eglise, une Eglise vautrée dans ses vices et ses superstitions.
Pour sauver les hommes (protestants) ou pour les punir (catholiques),
Dieu a permis que le protestantisme se développe. Or nous
savons que la deliquescence de l'Eglise est aujourd'hui remise en
cause et les historiens doivent se garder d'intrerpréter
un phénomène par ce qui vient ensuite (téléologie).
En fait le déclanchement des événements reste
largement mystérieux, comme pour nombre d'événements
dont le devenir n'est pas inscrit d'avance. Il n'y a pas de logique
obligée en dehors de celle qu'on reconstruit après
coup, mais parmi les possibles une ou des logiques sont privilégiées
par les quêtes des acteurs principaux qui se retrouvent propulsés
dans ces événements imprévisibles. C'est le
cas pour la Réformation luthérienne dont le "
développement sauvage " (B. Scribner) des années
1520 n'est pas toujours facile à décrypter mais qui
crée bel et bien la rupture.
Un mot de vocabulaire. Depuis plusieurs années, la langue
historienne française abandonne le mot Réforme pour
parler du protestantisme, en raison de son ambiguïté
à l'oral, parce qu'il évoque les seuls calvinistes,
mais surtout parce que les réformes ont commencé avant
1517 (cf Pierre Chaunu). On parlera donc de Réformation,
le vieux mot français abandonné à la fin du
XIXe siècle pour qualifier le mouvement des réformes
en rupture mais on peut conserver le mot Réforme avec une
majuscule pour parler des calvinistes français et de leur
corps doctrinal. Les autres acceptions : réformes, réforme
protestante ou catholique, s'utilisent sans majuscule.
I. Luther et sa révolte
Les nationalistes de
la Grande Guerre avaient quelque part raison, on ne comprend pas
Luther en l'extrayant de la réalité allemande, cette
nébuleuse dynamique du Saint Empire romain germanique dont
la vitalité religieuse est profonde si l'on en juge par le
nombre de confréries, le bon état des paroisses, la
qualité des rites, l'immense prestige des pèlerinages.
Bref, une piété multiforme qui correspond à
une sensibilité religieuse exacerbée parfois proche
de la superstition, comme ces pèlerins d'Aix la Chapelle
qui fixent des miroirs à leurs chapeaux les jours de grande
presse afin d'être certains de capter le reflet des châsses
des saints, parfois angoissée par la crainte de la fin du
monde. En 1485, l'ofm Jean Hilten prophétise en Thuringe
la fin de la papauté pour 1514-1516, la destruction de Rome
pour 1520 et celle du monde en 1651. Or Luther s'y est parfois référé,
lui qui disait en 1520, comme beaucoup d'autres : " le dernier
jour est aux portes " et en 1530, dans l'épître
dédicatoire au livre de Daniel : " Tout est consommé,
l'Empire romain est au bout de sa course et le Turc au sommet, la
gloire de la papauté est réduite à néant
et le monde craque de toute part "
A la suite de L. Febvre, on a beaucoup valorisé en France
la personnalité de Luther, perçu jusque là
comme un fou dangereux d'Allemand. On a ensuite revalorisé
le poids des problèmes politiques de l'essor des villes et
des aspirations paysannes. On a ensuite redécouvert, à
la suite de J. Delumeau, ce temps d'angoisses que fut aussi la Renaissance.
Luther a en effet partagé, comme Michel Ange et bien d'autres,
la crainte de paraître devant le Christ du Jugement dernier.
En Martin Luther, l'angoisse d'un homme rejoint l'angoisse commune.
Né en 1483 à Eisleben, fils de mineur du Harz en un
temps de développement de la métallurgie des métaux
précieux, il a fait de brillantes études de droit
à l'Université d'Erfurt, entré, à la
suite d'une conversion soudaine, en 1505 au couvent des ermites
de saint Augustin, un ordre réformé et austère,
à Erfurt. Il y fut un religieux zélé, un ascète,
dont les premiers portraits rendent compte. Devenu docteur en théologie
en 1512 à l'Université de Wittenberg, il y enseignera
toute sa vie. Il commente pour ses étudiants les psaumes
(1513), les épîtres aux Romains (1515), aux Galates
(1516), aux Hébreux (1517-18). De cette période, il
dira en 1545 : " malgré le caractère irréprochable
de ma vie, je me sentais pécheur devant Dieu, ma conscience
était extrêmement inquiète et je n'avais aucune
certitude que Dieu fût apaisé par mes satisfactions
[3e partie du sacrement de Pénitence après la confession
et l'absolution]. Aussi je n'aimais point ; voire même je
haïssais le Dieu juste et vengeur ".
Voilà donc un religieux qui traverse une crise intérieure,
dont il émerge en travaillant l'Écriture pour ses
étudiants et en y découvrant la justification par
la foi, en 1512, sans doute 1513, ou 1515, ou 1518… il ne s'agit
certainement pas d'une illumination ponctuelle.
Il explique sa libération de l'angoisse par cette découverte
: " la justice de Dieu est révélée dans
l'Evangile comme il est écrit : le juste vivra de la foi
" Rm 1, 17. Luther commentera plus tard : " Je commençais
à comprendre que la justice de Dieu est celle par laquelle
le juste vit du don de Dieu, à savoir la foi et que sa signification
était celle-ci : l'Evangile nous révèle la
justice de dieu, à savoir la justice promise, par laquelle
Dieu, dans sa miséricorde, nous justifie par la foi, comme
il est écrit : le juste vivra de la foi. Alors je me sentis
renaître et entrer par des portes largement ouvertes au Paradis
même. Dès lors, l'Ecriture toute entière prit
à mes yeux un aspect nouveau ".
Voilà un intellectuel (mais pas formé par l'humanisme)
qui prend conscience que la foi est confiance avant d'être
croyance et qu'elle transforme le monde " face à Satan
qui est à l'œuvre aujourd'hui, Dieu nous délivre de
toute détresse " affirme un cantique luthérien
célèbre. Lui même a cru qu'il introduisait une
nouvelle définition de la foi, mais le salut par la foi n'est
pas hérétique. Il est par exemple promu par Thomas
d'Aquin, qui fait de la foi une relation d'amour avec Dieu. D'ailleurs
son principal controversiste, le Maître général
des Dominicains, Cajetan était d'accord avec cette proposition
et l'Evangélique vénitien et futur cardinal, Gaspard
Contarini, en défendra le principe au point de signer un
accord avec les luthériens au colloque de Ratisbonne en 1541.
Tous ceux qui admirent saint Augustin ont d'ailleurs défendu
la proposition. Mais pour un homme comme Luther, qui vient de découvrir
avec émerveillement la paix comme un don absolument gratuit
de Dieu et qui le communique à ses étudiants, toute
assurance de l'homme sur le salut, acheté par exemple au
moyen des indulgences, devient insupportable. C'est cette ferveur
de converti qui provoque la rupture.
Le processus de rupture est enclanché par l'affaire des Indulgences.
Le 31 octobre 1517, 95 thèses sont affichées (peut-être)
sur la porte de la chapelle de l'université de Wittenberg.
L'essentiel n'est pas de savoir si l'affichage s'est vraiment fait,
mais d'observer que les étudiants ont diffusé extraordinairement
vite ce texte.
L'ensemble tourne autour de la dénonciation des indulgences,
une critique fréquente. Il s'agit de la remise par l'Eglise
d'une peine imposée au pécheur pénitent quand
il s'est confessé, en particulier de la remise de peines
du Purgatoire : contre un sacrifice personnel ou financier, des
années de Purgatoire sont donc épargnées en
raison de l'accumulation des mérites par les saints, un trésor
dont dispose l'Eglise et qu'elle reverse à ceux qui font
ce sacrifice. Les indulgences sont données par les évêques
en échange de gestes de piété mais le pape
s'en réserve de plus en plus l'exclusivité. Or, en
1506, pour financer la reconstruction de Saint Pierre de Rome, Léon
X propose aux fidèles de la chrétienté d'acheter
des lettres d'indulgences. Celles-ci sont renouvelées dans
les provinces de Magdebourg et de Mayence sous l'autorité
d'Albert de Mayence qui tente ainsi de rassembler de l'argent pour
payer les droits qu'il doit à la Chambre apostolique (qui
détient deux archevêchés et un évêché,
ce qui ne scandalise pas Luther, pas plus que l'opération
financière). Luther n'est pas encore à tout prix contre
les indulgences mais contre la manière dont elles sont présentées
par l'émissaire de l'archevêque, le dominicain Tetzel
: " dès que l'argent sonne dans le tronc, l'âme
du défunt s'envole du Purgatoire ". Ce que Luther refuse,
c'est la sécurité trompeuse, l'assurance du salut
sans conversion intérieure.
Qu'un professeur de théologie affiche des thèses est
un droit et il n'est pas le premier à critiquer les indulgences.
Mais la diffusion très large et très rapide de ses
thèses, accompagnée d'une campagne antiromaine sans
précédent inquiète à Rome. Il est accusé
d'hérésie. A cause du précédent de Jean
Hus, venu en 1415 s'expliquer librement devant le concile de Constance
qui l'a brûlé, le prince de Saxe obtient que le procès
ait lieu en Allemagne. Le pape envoie comme légat Thomas
de Vio, dit Cajetan à Augsbourg les 12-14 octobre 1518 pour
discuter avec Luther. Celui-ci lui explique que l'Ecriture seule
est infaillible et que le pape peut errer et affirme que "
la vérité est maîtresse, même du pape
". Or Cajetan exclue toute certitude du salut immédiate
et personnelle qui refuserait la médiation de l'Eglise. Il
s'agit d'un dialogue de sourds. Nous sommes au cœur du débat
qui va diviser désormais les intellectuels : le salut par
la foi passe-t-il par l'Eglise ou par l'expérience personnelle
?
Dès le 18 décembre, Luther évoque dans une
lettre la possibilité que l'Antichrist règne à
la Curie ; dès 1519, les facultés de théologie
de Cologne puis de Louvain comdamnent plusieurs de ses propositions.
Mais en octobre 1520, Luther écrit encore à Léon
X : " Tu te trouves là comme un agneau au milieu des
loups… ta vie est sans tache ", preuve qu'il n'a pas encore
rompu.
La bulle Exsurge Domine arrive le 4 octobre " lève toi
Seigneur, car un renard ravage ta vigne " ; elle condamne ses
positions sur les indulgences et le Purgatoire, sur la pénitence,
sur l'absence de libre arbitre. Le 10 décembre, il brûle
la bulle et les Décrétales. Il est excommunié
le 3 janvier 1521 avec ses partisans. A ce moment, la révolte
légitime est devenue rupture douloureuse mais porteuse de
libération. La révolte luthérienne a commencé
Entre temps, Luther a fait paraître ses quatre traités
les plus importants.
De la papauté de Rome sur le thème : " Mon royaume
n'est pas de ce monde, le Royaume de Dieu est au-dedans de vous
". L'Eglise est perçue comme une communion de foi, d'espérance
et d'amour, " l'assemblée des cœurs dans une seule foi
" et déborde donc la seule Eglise romaine. Quand la
prédication, le baptême et la Cène sont conformes
à l'Evangile, la véritable Eglise est présente.
Il reprend la distinction entre Eglise visible (corporelle, extérieure)
et l'Eglise invisible (celle de l'Esprit Saint) et comme l'âme
peut exister sans le corps, l'Eglise invisible peut exister sans
l'Eglise visible.
Le manifeste (ou appel) à la noblesse chrétienne de
la nation allemande, rédigé en allemand, propose un
concile et affirme le sacerdoce universel des croyants : il n'y
a pas de différence entre les chrétiens en dehors
de la fonction ; les curialistes, théologiens et canonistes
ne sont pas les seuls maîtres de l'Ecriture. Luther y traite
le pape d'antichrist, mais encore de petit antichrist, de ceux qui
précèdent le grand. Il est indulgent pour les moines
et les évêques, pour les prêtres qui devraient
pouvoir se marier, pour les fidèles qui doivent être
enseignés.
La captivité babylonienne de l'Eglise, en latin, est une
sorte de version savante du manifeste. Les seuls sacrements sont
ceux qu'on trouve dans l'Ecriture : le baptême, la Cène
(avec communion sous les deux espèces), la pénitence
peut-être (il a hésité avant de l'éliminer
comme sacrement mais non comme pratique)
De la liberté chrétienne sort en octobre 1520 à
la fois en allemand et en latin. Ce ne sont pas les pratiques ou
la condition extérieure qui rendent l'homme juste et libre
mais la parole de l'Evangile à laquelle la foi s'attache
et qui rend l'âme incandescente comme le fer chauffé
au feu. L'homme dépose alors son péché sur
le Christ et reçoit de lui la justice. La liberté
du chrétien est donc intérieure, mais elle n'est pas
anarchie : elle suppose en effet le respect des règles extérieures
du gouvernement du monde (d'où sa condamnation de l'anabaptisme
et de la guerre des paysans) " La foi en Christ, en effet ne
nous affranchit pas des œuvres mais de l'opinion qu'on en a, de
la sotte présomption de chercher la justification par leur
moyen "
Luther est convoqué devant l'Empereur à la Diète
de Worms, les 17-18 avril 1521. Incité à abjurer ses
erreurs, il demande un délai et se présente le lendemain
pour lire la fameuse déclaration qui fonde la Réformation
: " A moins d'être convaincu par le témoignage
de l'Ecriture et par des raisons évidentes, car je ne crois
ni en l'infaillibilité des papes ni à celle des conciles,
puisqu'il est établi qu'ils se sont souvent trompés
et contredits, je suis lié par les textes bibliques que j'ai
cités [citation du juriste Panormitain, †1445]. Tant que
ma conscience est captive de la Parole de Dieu. Je ne puis ni ne
veux rien rétracter, car il n'est ni sûr ni salutaire
d'agir contre sa conscience [citation de Thomas d'Aquin] Que Dieu
me soit en aide. Amen " En vain l'official l'incite à
abandonner sa conscience et à s'en remettre aux autorités.
Il est mis au ban de l'Empire le 26 mai 1521, mais reste plusieurs
jours à Worms sans qu'on n'ose l'arrêter tant son discours
a d'impact. Ses amis le cachent alors en Saxe, au château
de la Wartburg où il va travailler à sa célèbre
traduction de la Bible en allemand. Ce choix d'une traduction nouvelle
pour mettre la Bible à la portée de tous est de grande
conséquence. Comme le disait en effet le grand réformateur
Geiler de Kaysersberg juste avant Luther, imprimer la Bible en Allemand
est aussi dangereux que de mettre un couteau entre les mains d'un
enfant.
Désormais, Luther ne maîtrise plus les événements.
Comme l'écrit le nonce au pape " Les 9/10e de la population
crient vive Luther et l'autre dizième A bas Rome ".
Pourquoi ces appuis et ce succès ?
Parce qu'il critallise toutes les attentes de l'Allemagne : l'indépendance
par rapport à Rome, qui n'est perçue que comme une
machine à percevoir de l'argent ; la promotion d'une religion
intérieure et biblique que partagent tous les humanistes
et intellectuels ; l'autonomie des laïcs par rapport au clergé,
qui séduit les intellectuels mais surtout les urbains cultivés.
La rapidité de diffusion et le succès de ses écrits
est la preuve qu'il répond aux questions de son temps. A
Noël 1521, il dit pour la première fois la messe en
allemand et la liturgie en allemand va profondément marquer
les sensibilités. En 1525, il épousera une ancienne
religieuse. Sa rupture est désormais totale avec ceux qui
sont convaincus de l'importance de la papauté, comme la faculté
de théologie de Louvain, mais aussi avec ceux qui sont convaincus
de l'interprétation nationale de l'Eglise comme la très
gallicane faculté de théologie de Paris, sur laquelle
il comptait beaucoup, et qui le condamne en 1523. Comme nous le
verrons, nombre d'humanistes qui étaient d'accord avec son
goût pour l'Ecriture et pour la prédication répugnaient
au schisme, y compris Lefèvre d'Etaples. Erasme surtout refuse
ses positions sur la liberté chrétienne. L'humanisme
se divise donc face au phénomène luthérien.
Luther a su pourtant trouver des fidèles parmi les humanistes
allemands, comme Justus Jonas (1493-1555), son collaborateur pour
la traduction de la Bible, Georg Burckhardt, dit Spalatin (1484-1545,
au service de l'électeur de Saxe, Johannes Bugenhagen (1485-1558),
professeur et pasteur de Wittenberg, confesseur de Luther, le réformateur
de l'Allemagne du Nord, et surtout Philippe Melanchthon (1497-1560),
neveu de Reuchlin, professeur de grec et d'hébreu à
Wittenberg, un fidèle mais qui a aussi louvoyé, preuve
que la connection entre la Réformation et l'humanisme n'est
pas aussi immédiate qu'on l'a dit. Ils sont tous présents
sur le célèbre tableau de Cranach.
La cassure de l'humanisme en deux camps provient de la défection
d'Erasme en 1524, avec la parution du traité Du libre arbitre,
auquel Luther répond par le Serf arbitre en 1525. Pour Erasme,
l'homme peut librement collaborer avec Dieu pour obtenir le salut
alors que pour Luther, l'homme est totalement passif dans la main
de Dieu. Deux anthropologies irréconciliables sont ici à
l'œuvre.
Attention, l'acte de naissance du protestantisme date de 1529 :
lors de la Diète de Spire, les princes favorables à
Luther protestent contre les exigences du parti catholique. La doctrine
luthérienne est désormais sur le point d'être
fixée, avec la traduction de la Bible, du petit et du grand
catéchisme (1529) et de la confession d'Augsbourg (1530).
Mais l'orthodoxie luthérienne elle-même ne sera stabilisée
qu'en 1578, avec la Formule de concorde, un accord de tous les luthériens
sur les points fondamentaux qui les lient.
Luther voulait réformer l'Eglise de l'intérieur et
se considérait encore à la veille de sa mort comme
un " indigne catéchiste ", mais la force de sa
conviction intérieure le rendait souvent péremptoire
et cassant et a donc limité la séduction qu'il exerçait.
En condamnant l'homme, la papauté a mal estimé son
rayonnement et l'impact de sa révolte car elle méprisait
les expressions nationales après l'échec du gallicanisme.
En refusant de réunir un concile après 1525, le pape
Clément VII a permis au luthéranisme de se structurer
librement et a donc provoqué l'approfondissement du schisme.
A sa mort, en 1534, il est trop tard pour discuter, d'autant que
Luther n'est pas seul. On oublie beaucoup trop que deux autres mouvements
parallèles de réforme sont à l'œuvre dans l'Allemagne
de son temps, dans les villes et dans les campagnes.
II. Le jeu des nationalités
dans la rupture
On oublie aussi trop
souvent le contexte national exacerbé dans lequel le luthéranisme
se love : les structures politiques allemandes, la volonté
des pouvoirs locaux de contrôler l'Eglise. cf cours de Claire
Gantet et Bob SCRIBNER, Roy PORTER, Mikulas TEICH, éd. The
Reformation in national context, Cambridge, 1994.
Ce n'est pas une nouveauté ; au début du XVe siècle,
les prédications du réformateur Jean Hus avait bouleversé
la Bohême et la Moravie, une mosaïque de peuples. La
mort de leur chef charismatique a provoqué le renforcement
des Etats en Bohême et Moravie, confortés par la confiscation
des biens ecclésiastiques et animés par les chevaliers
et les bourgeoisies. En 1436, un compromis (les Compactata) avait
été signé entre le concile et les moins radicaux
des hussites : communion sous les deux espèces et abandon
de la restitution des biens sécularisés. Le roi de
Bohême, Sigismond de Luxembourg entre alors à Prague.
Deux Eglises cohabitent désormais, les catholiques romains
et les Utraquistes, proches du pouvoir. Mais Pie II rejette les
Compactata en 1462 et Mathias Corvin, roi de Hongrie est chargé
d'exécuter la sentence papale d'excommunication. En 1478,
la paix d'Olomouc consacre les conquêtes de Mathias mais la
Bohême garde son indépendance et son Eglise utraquiste,
expression de l'identité nationale, malgré les pressions
romaines qui provoquent par exemple une insurrection utraquiste
à Prague en septembre 1483. La paix religieuse fut signée
pour 31 ans à Kutna Hora en 1485, dans laquelle le roi reconnaissait
la coexistence des deux Eglises. En 1512, les accords furent prolongés
à perpétuité. Entre temps, les plus radicaux
des utraquistes ont créé la communauté des
Frères , sous l'autorité de Lukas de Prague (v1458-1528)
en contact avec les vaudois . L'Unité des Frères a
introduit une troisième composante qui fait de la Bohême
un pays pluraliste mais va faciliter l'introduction du luthéranisme
et de l'anabaptisme.
Le jeu des nationalités complique donc les choix religieux
de la Réformation. Mais alors que l'humanisme est international,
la Réformation est diverse dès l'origine. Le contrepoint
de l'effervescence allemande peut être trouvé dans
l'exemple anglais, dans la mesure où le contexte national
explique au contraire très clairement le passage à
la Réformation dans d'autres pays, comme la Suède.
En Suède, Gustave Vasa veut mettre la main sur les biens
de l'Eglise pour défendre son indépendance et pas
du tout pour des raisons religieuses.
L'Anglicanisme est une construction nationale conjoncturelle venue
des choix d'Henry VIII mais sur laquelle il n'y a pas de consensus
sur le processus lui-même, si l'on en juge par les controverses
entre historiens anglais, synthétisées avec humour
par Patrick Collinson dans le volume. Tout commence en 1527-1533
avec l'affaire du divorce avec Catherine d'Aragon qui ne lui donne
pas d'enfant. Or Rome rechigne à accorder le divorce. Le
roi s'adresse donc à son archevêque et oblige le clergé
à prêter serment en le reconnaissant comme " chef
de l'Eglise ". En 1534, un premier Acte de suprématie,
précédé d'une campagne d'opinion pour défendre
les pouvoirs impériaux du roi, qui affirme que le pape n'a
pas plus de pouvoir en Angleterre qu'un evêque étranger.
Beaucoup d'anglais et d'humanistes à commencer par Thomas
More refusent le schisme au prix de leur vie et Henry VIII entre
donc dans le schisme en s'obstinant mais en refusant toute transformation
des rites (le catholicisme sans le latin et sans le pape). Sous
le règne d'Edouard VI, nous le verrons, le calvinisme est
fortement introduit. Sous le règne de Mary Tudor, entre 1554
et 1558, avec l'aide du cardinal Reginald Pole, étiqueté
évangélique en Italie, et au prix d'une forte répression,
le catholicisme regagne du terrain sans réussir son rétablissement.
En fin de compte, la fille d'Henry VIII, Elizabeth Ire, qui veut
garder le contrôle sur l'Eglise d'Angleterre bâtit une
réconciliation nationale par la négociation, en excluant
les deux extrêmes du calvinisme et du catholicisme tridentin
dont les fidèles sont poursuivis avec constance. Vers 1560,
une voie moyenne entre catholiques et protestants est en construction
: une réforme religieuse menée par le roi et le Parlement
qui repose sur deux fondements : le Prayer Book en langue vulgaire,
imposé en 1549 mais repris en 1552 dans un sens protestant
et la Confession de foi officielle en 42 articles qui deviennent
39 articles en 1563. C'est une doctrine proche du protestantisme
dans la définition des sacrements et le rapport à
l'Ecriture, mais avec une liturgie et une ecclésiologie qui
restent catholiques.
En Scandinavie, le problème des rois est surtout de contrôler
le clergé et ses biens. Si la réforme luthérienne
s'implante rapidement dans le Danemark de Christian II (dès
1522) et dans ses dépendances de Norvège et d'Islande,
Gustave Vasa, soucieux de couper avec le Danemark dès 1521,
mène par contre en Suède une politique réformatrice
très différente qui consiste d'abord à s'emparer
des biens d'Eglise pour conquérir son indépendance.
Les motivations religieuses sont inexistantes chez lui, mais il
utilise des théologiens et humanistes reconnus, Laurent André
et Olaus Petri pour conquérir son pouvoir. Les révoltes
paysannes qui se succèdent entre 1524 et 1542 empêchent
cependant l'établissement rapide d'une nouvelle Eglise et
ramènent le roi près du catholicisme. André
et Petri voulaient une Eglise de type luthérien aussi indépendante
que possible du roi et le roi voulait au contraire être le
maître de l'Eglise, et le restera jusqu'à sa mort en
1560.
Le roi de Danemark, en relations suivies avec Wittenberg, utilise
son jus reformandi et dote son royaume d'ordonnances luthériennes
en 1537, sans changement de personnel clérical en dehors
des évêques, mais la Suède l'adopte en 1571
seulement et encore. Les successeurs de Gustave Vasa vont encore
louvoyer entre calvinisme et catholicisme jusqu'en 1583 et n'adopteront
la Réformation qu'après que le pape ait définitivement
refusé le pouvoir du roi sur le clergé, le mariage
des prêtres et la communion sous les deux espèces.
En Danemark et Suède, les princes font ici la Réformation,
tel n'est pas le cas dans la plupart des pays d'Europe centrale.
En Poméranie par contre, les réformateurs sont tous
issus de l'abbaye prémontrée de Belbruck et son en
contact avec les puissances politiques et religieuses ; ils entrent
à leur service pour exprimer leurs quêtes politiques.
La fragmentation politique et sociale de la Pologne et de la Hongrie
jouent au contraire en faveur du pluralisme. Il y a donc des pays
où la Réformation est prêchée mais qui
appliquent la rupture de façon fort différente. L'Angleterre
et le Danemark ont mis une génération pour construire
leur propre Réformation, la Suède trois, tandis que
l'Italie et la France n'ont jamais pu construire la leur. Les situations
locales ont donc pleinement joué leur rôle. C'est encore
plus vrai au niveau inférieur.
III. Le jeu des villes
dans la rupture
La révolte luthérienne
n'est que la partie aérienne d'un immense iceberg, la révolte
des villes dans l'Europe dense et riche, de l'Italie du Nord aux
Pays Bas. 10 à 30% de la population selon les régions
ont choisi la rupture et on peut mettre un réformateur derrière
toutes les grandes villes de la zone. Pourquoi ce milieu urbain
allemand fut-il si sensible au changement ?
Il faut d'abord invoquer un très haut sens de l'identité
collective. On l'a vu, les villes sont gouvernées par des
Assemblées de bourgeois (sanior pars) qui ont des privilèges
de justice et finances mais aussi des obligations (service militaire,
embellir la ville et financer les fêtes…) or le clergé
y échappe. Les responsables urbains veulent avoir un droit
de regard sur les hôpitaux, les écoles et les couvents
qui sont des fondations laïques, ils ont tendance à
se considérer comme propriétaires des lieux de culte
qu'ils ont contribué à construire, à embellir,
à entretenir. Face à un clergé de plus en plus
responsable, qui compte exercer son droit de surveillance au nom
de ses fonctions et de son caractère sacré, l'anticléricalisme
n'a fait que se développer.
Le monde des villes c'est aussi une population plus alphabétisée,
touchée par l'humanisme. Des laïcs, l'élite au
moins, ont l'habitude de penser par eux-mêmes et sont capables
de saisir les grands points des débats théologiques.
Le développement de l'imprimerie, textes et images donne
le goût du combat d'idées. La rapidité de la
propagation des nouvelles donne aussi à la ville une émotivité
exacerbée, d'autant que les rumeurs et une sensibilité
volontiers apocalyptique facilitent l'assimilation des autres à
Babylone et de soi à Jérusalem. Erfurt en 1524, Lyon
en 1557 ont ainsi été submergées de la certitude
la fin des temps. Dans ce climat, l'attente de changement est d'autant
plus forte qu'elle a souvent été déçue.
Deux exemples permettent de donner les caractéristiques de
cette réforme des villes : Zurich et Strasbourg.
A Zurich et dans toute la Suisse et l'Allemagne du Sud, la Réforme
vient de Zwingli et non de Luther. Ulrich Zwingli est né
en 1484, un an après Luther. Il a fait ses études
à Bâle et rencontré Erasme et l'imprimeur Froben.
C'est donc un véritable humaniste. En 1506, il devient curé
de Glaris et sera à ce titre l'aumônier des Suisses
à Marignan. En 1518, il est élu chanoine-curé
de la cathédrale de Zurich (7000 h) Dès ses premières
prédications, il propose une lecture continue de l'Ecriture.
En 1519, atteint de la peste, il se plonge dans saint Augustin.
Au Carême 1522, il démontre que le jeûne est
une invention humaine et que les prêtres peuvent être
mariés, que la seule autorité en matière religieuse
doit être la Bible.
Le Grand conseil de Zurich convoque des disputes et nul ne peut
réfuter Zwingli. La ville abandonne donc en 1523 les processions
et le culte des images. Zwingli fait paraître en 1524 le Berger,
premier traité de pastorale protestante et en 1525 son Commentaire
sur la vraie et la fausse religion, contre la messe comme sacrifice,
le pape, la vénération des saints. Sa réforme
est donc pilotée par les autorités urbaines dont Zwingli
est le théologien de service, ce qui représente beaucoup
d'originalité par rapport à Luther. Par exemple il
crée l'institution de la Prophétie (ICor14, 26-33)
: réunion quotidienne de préditateurs et d'étudiants,
ouverte au public, avec un commentaire de l'Ecriture à partir
des textes latin, grec, hébreu. Il met en place un culte
très dépouillé (sans chant ni musique alors
que Luther y était très favorable).
Comme théologien, il exprime parfaitement les aspirations
urbaines en défendant par exemple la prédestination,
le choix éternel par Dieu de ses élus dont le signe
est la réussite personnelle. Il meurt dans le siège
de Zurich par les catholiques suisses alliés aux Habsbourgs,
le 20 oct 1531. Son œuvre est poursuivie par H. Bullinger, qui sera
l'ami de Calvin.
Ici, nous assistons à la naissance de la branche " sacramentaire
" de la Réforme (à cause de sa conception uniquement
symbolique de l'Eucharistie), une attitude foncièrement hostile
au luthéranisme.
A Strasbourg, l'aventure est différente. Cette prospère
ville libre d'Empire de 22M h a connu déjà une réforme
du clergé au XVe siècle, sous l'impulsion de la prédication
de Jean Geiler de Kaysersberg. Mais le clergé y reste une
puissance financière qui joue l'inertie. Ses privilèges
sont particulièrement mal ressentis en période de
malaise économique. Certains clercs sont cependant sensibles
au décalage entre clergé et société,
comme Mathieu Zell, curé de la cathédrale, qui prêche
en 1521 sur nombre d'idées nouvelles : démystifier
le clergé, dont le rôle n'est pas de " tondre
les brebis mais de les paître " (les servir par la prédication
de l'Evangile), un slogan qu'on trouve aussi chez Josse Clichtove
; libérer les chrétiens des innombrables prescriptions
car seul compte l'amour pour s'attacher à Dieu, une idée
qu'on trouve dans l'Enchiridion d'Erasme. En 1523, il est rejoint
par plusieurs autres prédicateurs : Wolfgang Capiton de Haguenau,
un ami d'Erasme, Caspar Hedion, Martin Bucer, un Dominicain de Selestat.
La ville organise avec eux des disputes sur des sujets brûlants
comme la messe, la nature de l'Eglise, et elle protège les
prêtres mariés des poursuites de l'officialité.
C'est dans ce cadre que Bucer développe sa théologie.
Il a découvert Luther en 1518, lors d'une dispute organisée
par la ville de Heidelberg où il faisait ses études,
a alors quitté l'ordre et s'est marié. C'est un grand
prédicateur de la Bible, comme Luther, mais en plus, il a
réfléchi au problème de la forme de l'Eglise.
Strasbourg n'adopte pas immédiatement la réforme,
seulement en 1529. Depuis 1524, Zell pourtant baptise et fait chanter
les psaumes en langue vulgaire et donne la communion sous les deux
espèces. La prudence du Magistrat vient de ce qu'il reste
quatre paroisses refusant la messe en langue vulgaire et plusieurs
couvents qui résistent à la dissolution comme les
chartreux et les dominicaines de Saint-Nicolas aux Ondes (jusqu'en
1592). En 1529, l'abolition de la messe en latin est cependant votée.
Bucer et ses amis créent une Eglise originale, dirigée
par les prédicateurs, mais où le pouvoir législatif
et administratif appartient au pouvoir civil. Son organisation est
fixée par la Confession de foi de 1533 et les Ordonnances
de 1534. Bucer et Strasbourg ne vont rejoindre la réforme
luthérienne qu'en 1536 et surtout pour des raisons politiques,
en s'alignant sur les positions luthériennes en matière
d'eucharistie et en adoptant la Confession de foi d'Augsbourg.
En fait, l'ecclésiologie de Bucer, fondée sur l'établissement
et le maintien de la paix et de la fraternité est parfaitement
adaptée à la vie urbaine où la quête
de la cohésion fait partie de l'identité commune.
Les réformateurs français et Calvin s'en inspireront
à leur tour.
Le goût de l'indépendance a coûté très
cher aux villes : en choisissant la Réformation contre Charles
Quint, elles perdent leur principal appui contre les princes. En
1537, la réforme zwinglienne est marginalisée. Aussi
à la paix d'Augsbourg, en 1555, Charles Quint et les princes
luthériens s'entendent sur le dos des villes. Ils imposent
la confession d'Augsbourg, car elle est la plus modérée
avec les catholiques, mais ce faisant, ils balaient, pour un temps
au moins l'originalité théologique urbaine qui voulait
établir un gouvernement selon Dieu qui ne dépende
que d'elle-même.
L'une des raisons de l'implication tardive des magistrats urbains
et du raidissement de Luther dans ses discussions avec les autres
réformateurs est le développement d'une Réformation
radicale dans les milieux populaires du monde rhénan, de
Suisse et de l'Allemagne du Sud. Longtemps occulté ou déformé
par les histoires officielles, cette réforme radicale est
à nouveau étudiée, sous l'impulsion des USA
qui sont les héritiers de cette aventure.
IV. Les séductions
du radicalisme
En 1524, la contestation
ouverte du pape et de l'Empereur par Luther et Zwingli apparaît
à beaucoup comme un signe de la fin des temps. Signe que
le Christ va revenir pour " chasser les superbes et exalter
les humbles. Lc 1,52 " Ce millénarisme latent est particulièrement
puissant en raison d'une conjonction de planètes en 1524.
Une partie des disciples de Luther et Zwingli mettent alors la Réformation
au service de revendications religieuses et sociales : le royaume
et la justice sont pour maintenant, le Christ rassemble ses élus
pour un nouveau baptême. George H. WILLIAMS, The Radical Reformation,
Philadelphie, 1962. Plusieurs articles de Jean SEGUY, Conflit et
utopie ou réformer l'Eglise. Parcours weberien en 12 essais,
Paris, 1999 avec des précieux commentaires historiographiques.
L'urgence des temps provoque une première vague d'iconoclasme
car la Bible condamne les images, mais aussi des soulèvements
paysans en quête de justice sociale, de la Souabe à
l'Alsace, la Guerre des paysans. En fait, il s'agit de la reprise
d'un mouvement ancien (18 soulèvements paysans en Allemagne
du Sud, de 1423 à 1517) cf Hugues NEVEUX, Les révoltes
paysannes en Europe. 14e-17e s., Paris, 1997, 327 p.. Luther, en
prêchant contre les dîmes et contre le clergé
a donc réveillé des revendications anciennes. Des
ligues paysannes sont menées par le clergé, à
l'exemple de Thomas Müntzer en Thuringe et demandent dès
maintenant l'abolition des charges et du servage, le libre accès
aux pâturages et la liberté de chasse, en même
temps que le droit d'élire son curé. Bien entendu,
les seigneurs lésés résistent et la répression
sera terrible, mais Luther a très vite condamné "
ces hordes criminelle et pillardes de paysans " en soulignant
que la liberté chrétienne est spirituelle et non pas
sociale.
Il ne peut rien pourtant contre le développement du radicalisme
qui installe des thématiques puissantes : le royaume doit
venir maintenant, la seule autorité à reconnaître
est la Bible, directement accessible à tout croyant. Ce christianisme
contestataire de tout ce qui n'est pas dans la Bible va vivre une
aventure particulière, en passant peu à peu de la
ville à la campagne et du millénarisme violent au
pacifisme intégral.
On les appelle les Taüfer, les rebaptiseurs, les anabaptistes,
car ils remettent en cause le baptême des enfants au nom de
l'importance de la conscience et de l'expérience intérieure
de la conversion. Dès 1524, leurs chefs sont persécutés
à Strasbourg : Hans Denck, Caspar Schwenckfeld, Sebastian
Franck, Melchior Hofmann. Ils sont seulement emprisonnés
à Strasbourg (1527) mais brûlés à Augsbourg.
En fait, il faut distinguer deux foyers d'origine : le groupe de
Zurich, mené par Grebel et Mantz, deux disciples de Zwingli,
qui prêchent une Eglise libre et pacifiste, fondée
sur la libre adhésion et l'exclusion communautaire. Compromis
dans la Guerre des Paysans, ils vont perdurer dans le mouvement
des " Frères suisses ".
Un groupe allemand et hollandais suit Melchior Hofmann, un pelletier
de Souabe, 1495-1543) dont les disciples, Jean Matthys et Jean de
Leyde, sont impliqués dans le royaume de Münster, gouverné
par le roi des Derniers jours (Jean de Leyde) et ils sont massacrés
dans un grand consensus en 1534. Dès 1533, Hofmann était
persuadé que le Royaume de Dieu arrivait et qu'il y aurait
une boucherie d'incroyants. Persuadé d'être le nouvel
Elie, il demande à être emprisonné à
Strasbourg où ce royaume doit se manifester, après
la destruction de la " Trinité infernale " (pape,
empereur, fauteurs d'hérésies luthériens).
Les anabaptistes de Suisse sont pourchassés et ne sont plus
qu'à la campagne après 1550. Par exemple en Alsace
dans les petites villes et villages de Landau, Colmar, Saverne puis
dans les villages des vallées vosgiennes, aux confins de
la Lorraine, de Kaysersberg à Ribeauvillé. Ils seront
au 17e siècle à Sainte-Marie aux Mines d'où
est parti le mouvement Amish ou dans la communauté de Montbeliard.
D'autres groupes suisses partent dans les vallées perdues
d'Autriche, comme les Huttérites, adeptes de la communauté
intégrale des biens, qui prendront le nom de Frères
Moraves en s'installant en Bohême.
Le groupe hollandais est réorganisé par le frison
Menno Simons (1496-1561) après le massacre de Münster,
d'où leur nom de Mennonites. Devenu prêtre en 1524,
celui-ci a été rebaptisé en 1536. Il devient
alors un missionnaire itinérant et un théoricien qui
impose une discipline stricte aux communautés qui se développent
dès lors sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique,
de l'Angleterre à la Lituanie. Au lieu de prêcher un
royaume immédiat, il accorde plus d'importance à l'Eglise
à venir, celle des élus, qui sont prêts pour
le retour du Christ. Ce sont les seuls qui soient encore présents
dans la France actuelle, étudiés par Jean SEGUY, Les
assemblées anabaptistes-mennonites de France, Paris, 1997
et Neal BLOUGH, éd. Jesus Christ aux marges de la Réforme,
Paris, 1992.
Vers 1550, tous les anabaptistes ont en commun un style d'organisation
et un genre de vie proche. Ils passent de la fraternité biblique
à un " corps ecclésiastique " organisé.
Dès avant leur réorganisation par Menno Simons, ils
reprochaient à Luther ou Zwingli de temporiser, de n'avoir
qu'une foi de façade et d'utiliser les cérémonies
antérieures, au mépris de l'Ecriture. Appuyés
sur leur parfaite connaissance des textes bibliques, qui leur permet
de tenir tête à tous les missionnaires extérieurs,
ils ont donc développé un radicalisme biblique, fondamentaliste.
Au temps d'Hofmann, les pratiques consistaient en la lecture de
la Bible et la reconstitution de la Cène de Pâques
(la seule), la bénédiction était assurée
par un membre ordinaire de l'assemblée, pris au hasard, et
la consommation du pain et du vin, faite dans des récipients
ordinaires, puisqu'il s'agit seulement de commémorer l'événement.
Chaque chrétien peut interpréter à sa guise
les textes bibliques et peut être appelé à devenir
ministre. Il n'y a pas de président du culte et pas de calendrier
liturgique.
La Bible utilisée par les anabaptistes est celle de l'imprimeur
Froschauer, en dialecte zurichois, traduite pour le Nouveau Testament
en 1524 et l'ancien Testament en 1529 (avant Luther). Au début,
elle est le seul modèle et la seule autorité, rien
ne doit être fait qui ne soit dans l'Ecriture car il s'agit
de rétablir l'Eglise apostolique, formée comme au
temps des apôtres de ceux qui sont unis par une conviction
intérieure et s'unissent volontairement en une " amitié
fraternelle " après le baptême reçu à
l'âge adulte.
A partir de 1540, apparaissent les Anciens, qui sont choisis par
élection, qui prêchent, administrent les sacrements
et s'occupent des pauvres. Après 1564, le culte comprendra
des cantiques écrits par les prisonniers et la lecture de
livrets d'édification sur les normes morales et les grands
thèmes anabaptistes : le salut par la foi et la confiance
intérieure, l'obéissance à Dieu seul, la pureté
de l'Eglise des Elus par rapport au monde extérieur, l'exaltatio
du martyre et de l'exil… On pratique le baptême par infusion
pour ceux qui le demandent après une catéchèse
et un temps de surveillance par la communauté.
La cléricalisation est donc en marche, surtout à partir
du moment où Menno Simons impose que les anciens auront le
pouvoir d'excommunier. Les communautés développent
peu à peu un genre de vie original, sans chasse, sans commerce,
sans objets précieux et sans armes, imposant le port de la
barbe aux hommes et du bonnet fermant les chevaux aux femmes. Ils
boivent du vin de la biere et de l'alcool sans excès(abolition
aux USA seulement au XXe siècle). Le plus voyant est le refus
du serment, qui les retranche de toute vie civile et l'objection
de conscience (conscription dans les services de santé).
Les communautés refusent le monde environnant dans la certitude
d'être élus et de déternir seules la vérité.
Obligés de s'institutionnaliser pour survivre, il sont cependant
assimilés aux Juifs, à peine reconnus comme chrétiens
par les protestants. Les communautés resteront isolées
et rejetées par les autres Eglises jusqu'à la rédaction
de leur première confession de foi à Dordrecht, en
1632 (à l'usage des non anabaptistes) qui met en valeur la
conversion, le baptême, le réveil et l'interdiction
des mariages mixtes. Mais ces communautés migrent sans cesse,
de Suisse vers le Palatinat et vers l'Alsace par exemple pour les
futurs Amish (Jacob Amman) qu'on retrouve dans Erckmann-Chatrian
et dans Witness (une communauté américaine d'origine
hollandaise qui vit comme au 18e siècle).
V. La seconde Réforme
(calviniste)
En France, dans les
années 1520-1530, Luther est connu mais il ne séduit
pas en dehors de quelques cercles et, curieusement, on ne trouve
pas de radicaux. On ne sait pas très bien ce qu'est un luthérien,
mais la rumeur va bon train et ils semblent être partout :
Aleander croit qu'ils sont 30000 dans Paris alors que René
Du Bellay estime en 1533 qu'il n'y en a pas du tout. Est "
luthérien dans ces années à Paris quelqu'un
quelqu'un qui prend trop d'intérêt aux questions religieuses,
qui en sait trop, qui disctue de trop, bref, un séditieux
en puissance. C'est dans ce cadre qu'apparaît Calvin.
Très différente de la Réformation allemande
est la Réformation française, ne serait-ce que parce
qu'elle naît une génération plus tard. Bossuet
parlait d'ailleurs à bon droit de " second patriarche
de la Réforme " à propos de Calvin.Celui-ci est
né en effet à Noyon, en 1509 alors que Luther a 26
ans, dans une terre d'humanistes, qui a vu naître aussi le
maître d'Erasme, le franciscain Jean Vitrier, Jacques Lefèvre
d'Etaples et ses élèves Gérard Roussel et Charles
de Bovelles. Son père était au service de l'évêque
ce qui lui permet de disposer d'un bénéfice dès
l'âge de 12 ans. Il pourra ainsi poursuivre ses études
au collège de Montaigu, parmi les élèves riches,
donc dans de meilleures conditions qu'Erasme et Ignace de Loyola,
en 1523-1527. Il poursuit ses études en droit à Orléans
et Bourges. A la mort de son père il revient cependant à
Paris, au collège de Fortet et suit les cours des lecteurs
royaux. Il devient ainsi un humaniste reconnu qui édite et
commente (avril 1532) le De clementia de Sénèque,
il est lié au recteur Nicolas Cop dont il rédige sans
doute le discours de rentrée universitaire de 1533, un sermon
considéré comme hérétique qui prône
le retour à l'Evangile contre la scolastique. Il fuit chez
un proche de Marguerite de Navarre, le chanoine d'Angoulême
et curé de Claix Louis Du Tillet. Celui-ci ne réussit
pas à le convaincre de se soumettre. Le 4 mai 1534, Calvin
résigne ses bénéfices, preuve que sa conversion
personnelle est faite. Quand, comment ? L'homme, très réservé
ne nous l'a pas dit. Après l'affaire des Placards (17-18
octobre 1534), il doit fuir à l'étranger cette fois,
à Bâle, en passant par Strasbourg et emporte dans ses
bagages le manuscrit de la Psychopanychia, sur la condition des
âmes après la mort, un ouvrage contre l'anabaptisme.
Pour aider ses amis persécutés, il rédige en
latin l'Institution de la religion chrétienne, qui est dédiée
à François Ier mais doit beaucoup aux idées
de Luther, aux Lieux communs de Melanchthon (1521) au Commentaire
de la vraie et la fausse religion de Zwingli (1525) et à
la seconde édition du Commentaire sur les quatre Évangiles
de Bucer (1530). D'emblée, Calvin présente une synthèse
des quêtes protestantes de la génération précédente,
en utilisant une tructure catéchétique ordinaire (le
dix commandements, le Credo, le Pater noster, les sacrements). L'Institution
aura un énorme succès, surtout après la première
édition en Français de 1541 à cause de la clarté
de l'exposition et de la netteté de ses idées. Il
affirme le salut par la foi et par l'Ecriture seules : " nous
ne sommes pas nôtres mais appartenons au Seigneur, vivons
et mourrons à lui " dit il en Inst III, 7, 9. Il affirme
le sacerdoce de tous les fidèles qui fait que chacun est
prêtre pour lui-même. A chaque nouvelle édition,
il renforce ce qui fera longtemps l'originalité de sa pensée
: Dieu choisit ses élus de toute éternité (prédestination),
il ne faut donc pas avoir peur des persécutions. La doctrine
de la prédestination devient chez Calvin le moyen de résister
sereinement en situation d'extrême minorité et de persécution.
A Bâle, Calvin entre en contact avec la pensée d'Oecolampade
par l'intermédiaire de son Ier pasteur, Oswald Myconius,
il entre en contact aussi avec Guillaume Farel, l'ancien du Groupe
de Meaux et le réformateur de Berne, par l'intermédiaire
de Pierre Viret, un ancien du collège de Montaigu, qui évangélise
Lausanne. Genève, en combourgeoisie avec Berne, demande des
prédicateurs. Farel retient Calvin, non sans mal (Jonas aussi
voulut fuir le Seigneur, mais l'Eternel le jeta dans la mer). Calvin
devient donc Lecteur en la Sainte Ecriture, dans une ville qui n'a
choisi la Réforme que pour des raisons politiques. Il va
faire de cette ville à convertir une ville pour convertir,
mais beaucoup plus tard. Calvin et Farel sont exilés par
les genevois qui craignent pour leur autorité politique,
en janvier 1537. Calvin est alors appelé par Bucer à
Strasbourg pour s'occuper des réfugiés français
(1538-1541) il y crée la première paroisse française
et s'inspirera plus tard de cette expérience essentielle
en matière de liturgie et de discipline. Il participe plusieurs
fois aux colloques de Charles Quint, ce qui lui permettra de bien
connaître le luthéranisme. Comme à Genève
il apparaît comme celui qui divise le moins, il est rappelé,
à la demande de Zurich et de Bâle et revient en septembre
1541, après avoir posé ses conditions.
Il arrive avec une ecclésiologie mûrie à Strasbourg
et adaptée au monde Suisse, qui s'unit par le Consensus de
Zurich en 1549 (naissance du zwinglio-calvinisme). Mais il va mener
une lutte incessante pour se faire entendre dans une ville bien
plus angoissée par son indépendance que par la religion.
L'acte le plus important est la signature des Ordonnances ecclésiastiques,
en 92 articles, le 20 novembre 1541. L'Eglise est " policée
" c'est à dire ordonnée hiérarchiquement,
dans un système proche de la Kirchenordnung de Strasbourg
en 1534). Calvin place à sa tête une sorte de "
clerc collectif " où le Ministre de la parole a voix
prépondérante mais où les autres ministères
ont leur rôle : les docteurs, choisis par le Magistrat, ont
en charge les collèges et la future Académie. Les
diacres s'occupent de la gestion des biens et des pauvres et Genève
crée d'ailleurs un hôpital général sur
le modèle de celui de Zurich. Les anciens réunis en
consistoire avec les pasteurs sur le modèle de Strasbourg
sont des laïcs, un par quartier, nommés par la Seigneurie
(2 membres du Petit conseil, 4 du Conseil des Soixante, 6 du Conseil
des 200) après avis des ministres. Le consistoire se réunit
toutes les semaines. Son rôle est " de prendre garde
à la vie d'un chacun " et d'en référer
à la compagnie des pasteurs qui fera des corrections fraternellles
(pas encore d'excommunication) et de statuer sur les causes matrimoniales.
Les pasteurs sont les détenteurs de la parole qui éveille
et fortifie la foi. Ils administrent les sacrements et assurent
la correction fraternelle au consistoire. Ils sont recrutés
après examen devant leurs pairs et doivent être de
bonne vie et mœurs. Ils sont introduits par une cérémonie
mais sans l'imposition des mains (refusée par le Magistrat
par crainte de superstition et d'un pouvoir trop fort des ministres)
qui sera appliquée par la suite. Ils subissent une formation
permanente par des congrégations hebdomadaires de la compagnie
des pasteurs. La fonction de Calvin est seulement d'être Modérateur
de la compagnie des pasteurs (il n'a jamais fait la loi ni rempli
le rôle d'un prince-évêque)
Genève est donc une Eglise urbaine dominée par le
pouvoir civil, une Eglise-Cité très différente
des Eglises luthériennes. Calvin a dû accepter ce rôle
du pouvoir civil, une marque de l'influence de Zwingli sur toute
la région. Ce système éblouit les réfugiés
européens qui affluent à la fin des années
1550 et d'ailleurs toutes les ordonnances sont fondues en une seule
en 1561, pour exprimer les liens intimes entre Eglise et Etat. Calvin
est célèbre et écouté car il n'y a pas
de penseur de sa taille à Berne, mais il est discuté.
Le mythe de Genève comme nouvelle Rome, comme Cité
sainte, se développera après sa mort : les lois somptuaires,
la moralisation rigide, l'interdiction des auberges et des théâtres
(sauf le théâtre sacré) la prédication
quotidienne, l'école de théologie puis l'Académie
qui va former tous les pasteurs d'Europe. sont l'œuvre de Théodore
de Bèze qui a donc organisé la " République
humiliée devant Dieu " à laquelle aspirait Calvin.
La séduction internationale se développe surtout dans
les pays non germaniques : France, Pays Bas, Ecosse. Vers 1530,
le " luthérien " est en France comme en Espagne
ou en Italie le dissident, un contenu assez vague avec toujours
une connotation religieuse (cf Francis HIGMAN, La diffusion de la
Réforme en France, Genève, 1992).
Le mot Huguenot est employé en France depuis le début
des années 1550 selon Etienne Pasquier, Les recherches de
la France, Ire éd. 1561. Il l'a entendu d'amis tourangeaux
et le mot viendrait d'un roman médiéval ou du théâtre,
le roi Hugues (Hugon de Tours-Hugues Capet). Il s'agit donc d'un
sobriquet donné par les tourangeaux. Mais il existe aussi
une explication traditionnelle, d'origine genevoise. Vers 1520-25
on donnait en Suisse le nom d'Eidguenossen, compagnons du serment,
aux confédérés suisses. Le mot peut aussi venir
d'Hugues à cause du parti des Aignots, parti de l'indépendance
à Genève, hostile au duc de Savoie et dirigé
par Hugues Besançon. Le mot est attesté à Genève
en 1530, employé par Jeanne de Jussie, une clarisse de Genève
pour désigner les " bons alliés ", appartenant
à ceux de Genève. En tout cas c'est un sobriquet accepté
par les intéressés vers 1560.
Depuis 1es années 1550, le calvinisme est prêché
partout en France, comme le montre la carte des réfugiés
de Genève qu'on trouve partout. Mais il ne réussit
à organiser des Eglises durables que dans certaines régions,
soit sous l'influence de hobereaux passés à la Réforme
par conviction personnelle ou avides de disposer de la nomination
du ministre, en Normandie, Poitou, Navarre. Soit dans les villes
privilégiées (consulats du Midi), dans un croissant
qui va de Vendée au Languedoc et au Dauphiné. C'est
un moyen pour les municipalités de garder la haute main sur
la gestion de la paroisse, de l'assistance et des écoles.
Cf N. Lemaitre, " Finances de consulats et finances de paroisses
dans la France du Sud-Ouest, XIVe-XVIe ", dans éd. M.
PACAUT et O. FATIO, L'hostie et le denier. Les finances ecclésiastiques
du haut Moyen Age à l'époque moderne, Genève,
1991, p. 101-118.
C'est presque toujours en corps, avec l'inertie impuissante des
notables catholiques comme à Millau en 1561 ou dans la violence
comme à Nîmes (Michelade, 1567 après que roi
ait imposé des catholiques au consulat en 1563)
Qu'est ce qui séduit les villes ? Il faut le saisir à
partir de l'organisation protestante mise en place en 1559, au premier
synode national des Eglises réformées de France à
Paris. Jusque là, des groupes pieux demandaient un pasteur
à Genève, ce qui explique l'autonomie importante et
le rôle premier des laïcs. Ce synode a adopté
une confession de foi calviniste rédigée à
Genève et une Discipline votée avant l'arrivée
des représentants de Genève et donc plus originale.
Celle-ci prévoit que le Consistoire sera le " Sénat
de l'Eglise " et que chaque Eglise est autonome avec au-dessus
des instances d'appel regroupant périodiquement des délégués
des consistoires, le colloque et le synode.
Quels hommes dans les consistoires ?
Le rôle premier revient aux anciens " qui doivent veiller
sur le troupeau avec les pasteurs… avoir soin de ce qui concerne
l'ordre, l'entretien et le gouvernement de l'Eglise ". Le consistoire
accueille le pasteur, mais celui-ci ne le préside pas et
il vient souvent d'ailleurs.
On y trouve aussi les diacres, chargés de l'assistance aux
pauvres et du catéchisme. Ils ont une tâche prioritaire
à Nîmes par exemple, mais partout ailleurs les anciens
dominent car ils possèdent le pouvoir des clés (exclure
de la communauté). Au départ, il était prévu
que les anciens éliraient les pasteurs ; au bout du compte,
ce pouvoir appartiendra aux colloques et synodes, mais ils peuvent
les déposer.
Les anciens sont cooptés selon les mêmes systèmes
d'élection que les consuls. En Languedoc, un sur six seulement
sont des ruraux ou des artisans, un sur quatre au contraire sont
greffiers, notaires ou avocat. La plupart appartiennent donc à
des catégories en devenir social et riches (car la fonction
est obligatoire et gratuite).
Il ne faut donc pas faire d'emblée du calvinisme une démocratie.
Cette forme de gouvernement est même refusée au 3e
synode, à Orléans. Le gouvernement de l'Eglise est
en effet sensé appartenir à tout le peuple à
cause du sacerdoce universel et la démocratie est alors défendue
par le pasteur Jean Morely (v1524-1594) mais celui-ci est expulsé
. Réfugié en Angleterre, il transmettra cette idée
aux puritains. Les notables prennent donc en charge les communautés
huguenotes, pour les éduquer et les discipliner. Car le consistoire
s'occupe d'administration générale (payer le pasteur
le maître d'école, aider les pauvres) mais surtout
sert de tribunal de première instance, et de tribunal des
mœurs, au moyen d'une surveillance au jour le jour et d'enquêtes
chaque fois qu'il y a scandale. Il convoque le coupable pour qu'il
reconnaisse sa faute et, en Languedoc, mais non en Poitou, il publie
la liste des pécheurs.
Les Pays Bas connaissent une évolution proche de celle de
la France, dans un milieu très ouvert où luthérianisme,
zwinglianisme, anabaptisme et calvinisme se côtoient. A partir
de 1567, ces derniers développent une organisation clandestine,
surtout à Anvers, sous l'autorité du pasteur Guy de
Bres ancien réfugié à Genève, auteur
en 1561 de la Confessio belgica qui régit encore les Eglises
néerlandaises. La Guerre des Gueux va provoquer en 1578 la
cassure des Pays Bas en pays, 5 provinces catholiques au sud et
7 provinces calvinistes au nord, où les calvinistes sont
dominants mais minoritaires (c'est la raison pour laquelle les autres
cultes sont tolérés et la liberté de conscience
développée à la fin du siècle).
En Angleterre, Henry VIII était très hostile au protestantisme
mais non le régent Somerset sous le règne d'Edouard
VI (1547-1549) qui fait appel à Bucer (professeur à
Cambridge en 1548) et qui correspond avec Calvin. A la mort d'Edouard
en 1553, la réaction catholique de Mary Tudor exile de nombreux
prédicateurs qui organisent des Eglises anglaises à
Francfort, Zurich, Genève. Elizabeth Ire a partir de 1557
tente et réussit le compromis en exilant autant les calvinistes
que les catholiques. C'est le cas du notaire John Knox (1513-1572),
revenu de Genève en 1555 et qui écrit un pamphlet
contre le gouvernement des femmes en 1558. Il retourne alors en
Ecosse, une région gouvernée par la régente
Marie de Guise et sa famille où la prédication de
son maître, George Wishart (depuis 1542) a préparé
le terrain. Knox devient pasteur d'Edimbourg en 1559 et exerce alors
une grosse influence sur la noblesse écossaise antifrançaise
et anticatholique. Ces derniers s'unissent en 1557 par un covenant
pour faitre triompher leur point de vue. Le 17 aout 1560, le parlement
d'Ecosse adopte la confession de foi écossaise rédigée
par John Knox et une discipline intransigeante assurée par
les anciens (presbytérianisme) cf Breaking the waves.
Le développement de véritables Eglises nationales
calvinistes est pour plus tard après 1572 en France, après
1578 aux Pays Bas et en Ecosse.
VI. Une réforme
inclassable mais suggestive, les vaudois
On a beaucoup dit que
la Réformation était liée à la vie urbaine,
que les " laboureurs sont papistes et les cardeurs huguenots
" (Le Roy Ladurie), pourtant les anabaptistes infirment cette
opinion un peu rapide. Surtout une partie des Réformés
français et la totalité des Italiens, les vaudois,
sont des paysans du Comtat et du Dauphiné venus d'une réforme
médiévale dont le passage à la Réformation
en rupture n'était pas fatal.
C'est d'abord l'une des multiples hérésies médiévales,
étudiées par Pierrette Paravy (Dauphiné), Marc
Venard (Comtat) et Gabriel Audisio (Provence), celle des Pauvres
de lyon, dans le sillage du marchand Vaudès qui prêche
le retour aux temps apostoliques et entre en dissidence en 1184
avant d'être dénoncé comme hérétique
au concile de Latran IV (1215). En dépit de toutes les tentatives
d'éradication par la papauté, ils ont survécu
en Haut Dauphiné. Au début du XVIe siècle,
ils forment un réseau de communautés (peut-être
25 à 30 lignages) liées par la clandestinité
de la Provence au Piémont et de la Suisse à l'Allemagne
et à la Hongrie et à la Baltique. Leur survie tient
au fait qu'ils insistent sur un fondement du christianisme, la pauvreté
comme vertu évangélique dont ils veulent être
les modèles, la fraternité, la solidarité familiale,
le refus de toute distinction entre clercs et laïcs (c'est
la base de la condamnation de Vaudès, tandis de François
d'Assise, sur la même quête, sera admis en choisissant
la prêtrise). Comme les anabaptistes plus tard, ils ont donc
appris à vivre dans la clandestinité en quittant la
ville, ce qui n'empêche pas des persécutions périodiques,
en Briançonnais par exemple où 625 personnes sont
arrêtées en 1488 et 160 exécutées. Comme
les anabaptistes futurs, ils semblent se cléricaliser au
début du XVIe siècle. Tous ne prêchent pas mais
seulement les barbes (oncles)en zone romane ou les frères
en zone germanique. Et ils ne prêchent et célèbrent
les sacrements que dans les familles vaudoises. G. Audisio a montré
à partir des actes notariés qu'ils sont très
pauvres encore mais qu'ils font plus de dons aux pauvres que les
catholiques.
Nous savons comment ils vivent par les procès d'inquisition
mais aussi par une lettre du barbe George Morel envoyée à
Oecolampade à Bâle et à Bucer à Strasbourg
à l'automne 1530. Le noyau essentiel est la communauté
familiale, qui accueille les barbes et transmet clandestinement
la doctrine, sur une base laïque active et rigoureuse du point
de vue moral. Le rôle des missionnaires est seulement de prêcher
et de confesser, de nuit. On a pu assimiler ces activités
religieuses à une forme de réveil appelant à
la conversion à partir de l'Ecriture, transmise en langue
vulgaire et assimilée par cœur par les barbes qui apprennent
à lire et à écrire. Ils insistent sur le sacrement
de la confession et ne pratiquent qu'une Cène par an, en
souvenir du Jeudi Saint, une simple commémoration. Mais à
la différence des futurs anabaptistes avec lesquels nous
savons aujourd'hui qu'ils n'ont pas eu de contacts, ils reconnaissent
les sept sacrements et le clergé ordinaire pour tout ce qui
n'est pas de la confession et de la Cène. Ils estiment indifférents
le Purgatoire, l'eau bénite, le culte de la Vierge et des
saints dont ils disent qu'ils méritent le respect sans pour
autant croire en leur pouvoir. Ils dénoncent la rapacité
des mauvais prêtres mais paient la dîme. Ils refusent
de prêter serment mais pratiquent normalement dans leur paroisse,
se marient à l'Eglise et font baptiser leurs enfants, font
dire des messes pour les morts et assistent aux sermons. Ils connaissent
parfaitement les prières usuelles mais refusent l'Ave Maria
dont ils estiment qu'il s'agit d'une salutation et non d'une prière.
On peut les considérer comme des catholiques qui affirment
qu'il suffit d'avoir une vie morale authentique pour être
juste et que la conversion intérieure compte plus que tous
les rites. Ce refuge dans la religion intérieure a beaucoup
touché leur observateur le plus célèbre, Claude
de Seyssel, devenu archevêque de Turin, qui entreprit une
tournée missionnaire dans les vallées vaudoises en
1518 avant de publier en 1520 un traité qui témoigne
de son admiration pour eux. Pour lui, leur erreur principale était
de refuser l'autorité des prêtres et de Rome. Pour
les convaincre, il tente de démontrer que l'Eglise a toujours
été peuplée de bons et de méchants mêlés,
tout en utilisant l'Ecriture (où existent par exemple les
bénédictions et les pélerinages). Cette tentative
de rassemblement ressemble à celle qui est faite au même
moment auprès des Hussites de Bohême. Mais l'irruption
de la Réformation change la donne.
Dès 1526, les Vaudois ont noué des contacts avec la
Suisse et l'Allemagne. En 1530, au synode de Mérindol, ils
décident de discuter avec les réformateurs et envoient
des barbes à Neuchatel (Farel), Berne (Haller), Bâle
(Oecolampade) et Strasbourg (Bucer, Capiton). Pour discuter en matière
de dogme. Nous connaissons les réponses de Oecolampade et
Bucer, qui réprouvent le célibat et le travail manuel
des barbes, le système des prédications itinérantes,
le culte de la fin du monde et prônent l'acceptation du pouvoir
civil.
De retour, le pasteur Morel rédige en 1531 une confession
de foi en 14 articles, les Péticions. En 1531 est tenu le
synode de Chanforan en val d'Angrogne, en présence de Farel
(de Gap, dont le père était peut être vaudois)
et d'Antoine Saunier. Ils admettent une nouvelle confession de foi
où l'Eucharistie est purement symbolique (sacramentaires)
et surtout la prédestination et décident de faire
imprimer une Bible en français préparée par
Pierre Robert, dit Olivetan et qui sortira à Neuchatel en
1535, préfacée par Calvin son cousin.
Ces activités provoquent dès 1531 l'inquiétude
du pouvoir royal et des évêques locaux, du légat
d'Avignon qui nomme un inquisiteur, le dominicain, Jean de Roma.
Celui-ci fait l'objet d'une enquête pour avoir transferé
des accusés à Cavaillon, hors du royaume, ce qui nous
donne des sources directes par exemple, l'interrogatoire du barbe
Pierre Griot, qui assimile l'hérésie vaudoise à
la sorcellerie.
On suit par ailleurs entre 1530 et 1540 le barbe Antoine Guérin,
un ancien dominicain ayant prêché à Paris, Meaux
et Rouen, devenu bonnetier à Avignon et qui prêche
contre les indulgences et contre le pouvoir pontifical. On comprend
alors l'informateur du cardinal Farnese, légat en Avignon
: " On peut craindre qu'il ne se fasse un canton de suisses
". Pour les pouvoirs, l'amalgame entre la dissidence vaudoise
et la Réformation est donc accompli et dès le 11 mai
1534, après la rencontre entre François Ier et Clément
VII à Nice, la répression est décidée
pour tous ceux qui n'auraient pas abjuré dans les deux ans.
Les vaudois appellent alors à l'aide Farel et Viret et commencent
à s'armer. Ils organisent une contre Eglise à Mérindol,
avec une nouvelle confession de foi, très calviniste, en
1541. La reprise de la guerre avec Charles Quint les a provisoirement
sauvé mais le gouverneur du roi (Comte de Grignan) monte
une opération qui permet de faire passer les troupes annoncées
en Italie par les villages vaudois. Elles ratissent systématiquement
le pays les 17 et 18 avril 1545 et les villages fortifiés
de Cabrières et de Mérindol se rendent le 20 en livrant
leur chef et leur barbe contre la vie sauve. La promesse n'est pas
tenue et tout le monde est massacré, par les soldats et par
les villageois catholiques des alentours, venus au butin (au moins
230 chefs de famille et une chasse à l'homme qui dure jusqu'à
l'hiver).
Le massacre, qui anticipe les pires moments des guerres de religion,
est considéré comme un haut fait de guerre. Il manifeste
l'arrivée d'un catholicisme de combat, qui refuse la différence
religieuse et plus encore l'iconoclasme calvinisteà venir.
Pour Pierrette Paravy, le valdéisme est d'abord un mouvement
de conversion, un mouvement de réveil qui prône la
fidélité à l'Eglise catholique mais la conversion
intérieure en plus. Leur passage à la Réformation
provoque une rupture et les met en porte à faux par rapport
à leurs traditions dans la mesure où les rites de
l'Eglise catholique ne sont plus indifférents mais une abomination.
Leur position est donc intenable, surtout face à la réforme
catholique qui valorise de plus en plus le prêtre et l'Eucharistie.
Le luthéranisme les a séduits parce qu'il insistait
sur le culte en esprit et en vérité contre la multiplication
des rites extérieurs, contre le clergé et contre Rome.
Mais d'autres aspects posent plus de problèmes : le valdéisme
est en effet un mouvement pénitentiel qui postule que l'effort
de l'homme pour faire son salut a une valeur (la confession). La
prédestination est donc contraire à l'esprit du mouvement.
Le valdéisme s'est pourtant fondu relativement rapidement
dans le calvinisme, preuve que nombre de ses intuitions comptaient
plus que les dogmes : une communauté de laïcs engagés,
encadrée par des missionnaires à la vie exemplaire,
dont le rôle principal est désormais la lecture directe
de l'Ecriture et la prédication familière et non plus
la distribution des sacrements. Ces valeurs se retrouvent dans le
calvinisme, preuve que l'organisation de l'Eglise est chose importante
dans les choix religieux.
L'exemple vaudois est le contraire d'un radicalisme évangélique
à la façon anabaptiste tant il a longtemps composé
avec l'Eglise catholique locale (nicodémisme) ; il est la
preuve qu'une paysannerie peut vivre d'une religion sans "
rituels paniques " et qu'une religion intérieure et
fondée sur la Bible seule n'est pas seulement l'apanage des
lisants-écrivants des villes.
L'échec de Seyssel à les convaincre par l'Ecriture
de la valeur des rituels rassurants bibliques, de l'importance du
culte du Saint-Sacrement et du rôle du prêtre montre
que le besoin aigü de réforme peut aussi passer par
d'autres voies que celles de la rupture. Une fois la rupture faite
entre catholiques et protestants, entre 1530 et 1540, d'autres phénomènes
liant positions théologiques et sociologiques apparaissent
: il n'est plus possible d'être entre les deux, les nicodémites,
moyenneurs et autres temporisateurs selon le vocabulaire du temps
sont méprisés. Le temps des confessions exclusives
commence. Au début des années 1560, un front confessionnel
s'est constitué, aussi bien chez les protestants que chez
les catholiques. Ces phénomènes de repliement radical
et de refus du pluralisme sont actuellement un champ passionnant
de l'étude historique des relations entre religions et sociétés.
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