Madame Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique

2002-2003

10. Renaissance et réformes. La Réforme en rupture(s)

I. Luther et sa révolte

II. Le jeu des nationalités dans la rupture

III. Le jeu des villes dans la rupture

IV. Les séductions du radicalisme

V. La seconde Réforme (calviniste)

VI. Une réforme inclassable mais suggestive, les vaudois

 

10. Renaissance et réformes. La Réforme en rupture(s)

L'urgence de la réforme de l'Église ne fait pas de doute vers 1500. Ce qui divise, ce sont les moyens pour y arriver : faut-il faire confiance au pape et à la hiérarchie, aux moines, aux princes, aux intellectuels ? Tous ont de bonnes raisons de transformer le désir de réforme en réalité, ce qui en fait un trait de civilisation aussi important que l'Humanisme et la Renaissance. Or ce qui est associé à ces deux mouvements culturels, c'est la Réforme, la Réformation protestante en rupture. C'est J. Burckhardt qui a fait de la Réformation les prémices du monde moderne et le signe du progrès de l'humanité contre l'obscurantisme. Vers 1900, le mythe est repris par les protestants libéraux, surtout calvinistes voire agnostiques. Cette position est liée avec l'environnement allemand, tellement que pendant la première guerre mondiale encore la propagande veut que Luther combatte avec l'Allemagne tandis qu'en France, Claudel déclare en 1914 que la France dédend le Christ avec la Vierge à ses côtés contre " l'apostat Luther qui est avec le diable ", et cette approche nationaliste explique aussi le silence des luthériens dans la Seconde Guerre mondiale (avec nombre d'exceptions remarquables comme Niemöller et Bonhoeffer). Il faut remarquer que depuis la fin du XVIe siècle, catholiques et protestants se sont entendus pour attribuer les origines de la réforme aux abus de l'Eglise, une Eglise vautrée dans ses vices et ses superstitions. Pour sauver les hommes (protestants) ou pour les punir (catholiques), Dieu a permis que le protestantisme se développe. Or nous savons que la deliquescence de l'Eglise est aujourd'hui remise en cause et les historiens doivent se garder d'intrerpréter un phénomène par ce qui vient ensuite (téléologie).
En fait le déclanchement des événements reste largement mystérieux, comme pour nombre d'événements dont le devenir n'est pas inscrit d'avance. Il n'y a pas de logique obligée en dehors de celle qu'on reconstruit après coup, mais parmi les possibles une ou des logiques sont privilégiées par les quêtes des acteurs principaux qui se retrouvent propulsés dans ces événements imprévisibles. C'est le cas pour la Réformation luthérienne dont le " développement sauvage " (B. Scribner) des années 1520 n'est pas toujours facile à décrypter mais qui crée bel et bien la rupture.
Un mot de vocabulaire. Depuis plusieurs années, la langue historienne française abandonne le mot Réforme pour parler du protestantisme, en raison de son ambiguïté à l'oral, parce qu'il évoque les seuls calvinistes, mais surtout parce que les réformes ont commencé avant 1517 (cf Pierre Chaunu). On parlera donc de Réformation, le vieux mot français abandonné à la fin du XIXe siècle pour qualifier le mouvement des réformes en rupture mais on peut conserver le mot Réforme avec une majuscule pour parler des calvinistes français et de leur corps doctrinal. Les autres acceptions : réformes, réforme protestante ou catholique, s'utilisent sans majuscule.

I. Luther et sa révolte

Les nationalistes de la Grande Guerre avaient quelque part raison, on ne comprend pas Luther en l'extrayant de la réalité allemande, cette nébuleuse dynamique du Saint Empire romain germanique dont la vitalité religieuse est profonde si l'on en juge par le nombre de confréries, le bon état des paroisses, la qualité des rites, l'immense prestige des pèlerinages. Bref, une piété multiforme qui correspond à une sensibilité religieuse exacerbée parfois proche de la superstition, comme ces pèlerins d'Aix la Chapelle qui fixent des miroirs à leurs chapeaux les jours de grande presse afin d'être certains de capter le reflet des châsses des saints, parfois angoissée par la crainte de la fin du monde. En 1485, l'ofm Jean Hilten prophétise en Thuringe la fin de la papauté pour 1514-1516, la destruction de Rome pour 1520 et celle du monde en 1651. Or Luther s'y est parfois référé, lui qui disait en 1520, comme beaucoup d'autres : " le dernier jour est aux portes " et en 1530, dans l'épître dédicatoire au livre de Daniel : " Tout est consommé, l'Empire romain est au bout de sa course et le Turc au sommet, la gloire de la papauté est réduite à néant et le monde craque de toute part "
A la suite de L. Febvre, on a beaucoup valorisé en France la personnalité de Luther, perçu jusque là comme un fou dangereux d'Allemand. On a ensuite revalorisé le poids des problèmes politiques de l'essor des villes et des aspirations paysannes. On a ensuite redécouvert, à la suite de J. Delumeau, ce temps d'angoisses que fut aussi la Renaissance. Luther a en effet partagé, comme Michel Ange et bien d'autres, la crainte de paraître devant le Christ du Jugement dernier.
En Martin Luther, l'angoisse d'un homme rejoint l'angoisse commune. Né en 1483 à Eisleben, fils de mineur du Harz en un temps de développement de la métallurgie des métaux précieux, il a fait de brillantes études de droit à l'Université d'Erfurt, entré, à la suite d'une conversion soudaine, en 1505 au couvent des ermites de saint Augustin, un ordre réformé et austère, à Erfurt. Il y fut un religieux zélé, un ascète, dont les premiers portraits rendent compte. Devenu docteur en théologie en 1512 à l'Université de Wittenberg, il y enseignera toute sa vie. Il commente pour ses étudiants les psaumes (1513), les épîtres aux Romains (1515), aux Galates (1516), aux Hébreux (1517-18). De cette période, il dira en 1545 : " malgré le caractère irréprochable de ma vie, je me sentais pécheur devant Dieu, ma conscience était extrêmement inquiète et je n'avais aucune certitude que Dieu fût apaisé par mes satisfactions [3e partie du sacrement de Pénitence après la confession et l'absolution]. Aussi je n'aimais point ; voire même je haïssais le Dieu juste et vengeur ".
Voilà donc un religieux qui traverse une crise intérieure, dont il émerge en travaillant l'Écriture pour ses étudiants et en y découvrant la justification par la foi, en 1512, sans doute 1513, ou 1515, ou 1518… il ne s'agit certainement pas d'une illumination ponctuelle.
Il explique sa libération de l'angoisse par cette découverte : " la justice de Dieu est révélée dans l'Evangile comme il est écrit : le juste vivra de la foi " Rm 1, 17. Luther commentera plus tard : " Je commençais à comprendre que la justice de Dieu est celle par laquelle le juste vit du don de Dieu, à savoir la foi et que sa signification était celle-ci : l'Evangile nous révèle la justice de dieu, à savoir la justice promise, par laquelle Dieu, dans sa miséricorde, nous justifie par la foi, comme il est écrit : le juste vivra de la foi. Alors je me sentis renaître et entrer par des portes largement ouvertes au Paradis même. Dès lors, l'Ecriture toute entière prit à mes yeux un aspect nouveau ".
Voilà un intellectuel (mais pas formé par l'humanisme) qui prend conscience que la foi est confiance avant d'être croyance et qu'elle transforme le monde " face à Satan qui est à l'œuvre aujourd'hui, Dieu nous délivre de toute détresse " affirme un cantique luthérien célèbre. Lui même a cru qu'il introduisait une nouvelle définition de la foi, mais le salut par la foi n'est pas hérétique. Il est par exemple promu par Thomas d'Aquin, qui fait de la foi une relation d'amour avec Dieu. D'ailleurs son principal controversiste, le Maître général des Dominicains, Cajetan était d'accord avec cette proposition et l'Evangélique vénitien et futur cardinal, Gaspard Contarini, en défendra le principe au point de signer un accord avec les luthériens au colloque de Ratisbonne en 1541. Tous ceux qui admirent saint Augustin ont d'ailleurs défendu la proposition. Mais pour un homme comme Luther, qui vient de découvrir avec émerveillement la paix comme un don absolument gratuit de Dieu et qui le communique à ses étudiants, toute assurance de l'homme sur le salut, acheté par exemple au moyen des indulgences, devient insupportable. C'est cette ferveur de converti qui provoque la rupture.
Le processus de rupture est enclanché par l'affaire des Indulgences. Le 31 octobre 1517, 95 thèses sont affichées (peut-être) sur la porte de la chapelle de l'université de Wittenberg. L'essentiel n'est pas de savoir si l'affichage s'est vraiment fait, mais d'observer que les étudiants ont diffusé extraordinairement vite ce texte.
L'ensemble tourne autour de la dénonciation des indulgences, une critique fréquente. Il s'agit de la remise par l'Eglise d'une peine imposée au pécheur pénitent quand il s'est confessé, en particulier de la remise de peines du Purgatoire : contre un sacrifice personnel ou financier, des années de Purgatoire sont donc épargnées en raison de l'accumulation des mérites par les saints, un trésor dont dispose l'Eglise et qu'elle reverse à ceux qui font ce sacrifice. Les indulgences sont données par les évêques en échange de gestes de piété mais le pape s'en réserve de plus en plus l'exclusivité. Or, en 1506, pour financer la reconstruction de Saint Pierre de Rome, Léon X propose aux fidèles de la chrétienté d'acheter des lettres d'indulgences. Celles-ci sont renouvelées dans les provinces de Magdebourg et de Mayence sous l'autorité d'Albert de Mayence qui tente ainsi de rassembler de l'argent pour payer les droits qu'il doit à la Chambre apostolique (qui détient deux archevêchés et un évêché, ce qui ne scandalise pas Luther, pas plus que l'opération financière). Luther n'est pas encore à tout prix contre les indulgences mais contre la manière dont elles sont présentées par l'émissaire de l'archevêque, le dominicain Tetzel : " dès que l'argent sonne dans le tronc, l'âme du défunt s'envole du Purgatoire ". Ce que Luther refuse, c'est la sécurité trompeuse, l'assurance du salut sans conversion intérieure.
Qu'un professeur de théologie affiche des thèses est un droit et il n'est pas le premier à critiquer les indulgences. Mais la diffusion très large et très rapide de ses thèses, accompagnée d'une campagne antiromaine sans précédent inquiète à Rome. Il est accusé d'hérésie. A cause du précédent de Jean Hus, venu en 1415 s'expliquer librement devant le concile de Constance qui l'a brûlé, le prince de Saxe obtient que le procès ait lieu en Allemagne. Le pape envoie comme légat Thomas de Vio, dit Cajetan à Augsbourg les 12-14 octobre 1518 pour discuter avec Luther. Celui-ci lui explique que l'Ecriture seule est infaillible et que le pape peut errer et affirme que " la vérité est maîtresse, même du pape ". Or Cajetan exclue toute certitude du salut immédiate et personnelle qui refuserait la médiation de l'Eglise. Il s'agit d'un dialogue de sourds. Nous sommes au cœur du débat qui va diviser désormais les intellectuels : le salut par la foi passe-t-il par l'Eglise ou par l'expérience personnelle ?
Dès le 18 décembre, Luther évoque dans une lettre la possibilité que l'Antichrist règne à la Curie ; dès 1519, les facultés de théologie de Cologne puis de Louvain comdamnent plusieurs de ses propositions. Mais en octobre 1520, Luther écrit encore à Léon X : " Tu te trouves là comme un agneau au milieu des loups… ta vie est sans tache ", preuve qu'il n'a pas encore rompu.
La bulle Exsurge Domine arrive le 4 octobre " lève toi Seigneur, car un renard ravage ta vigne " ; elle condamne ses positions sur les indulgences et le Purgatoire, sur la pénitence, sur l'absence de libre arbitre. Le 10 décembre, il brûle la bulle et les Décrétales. Il est excommunié le 3 janvier 1521 avec ses partisans. A ce moment, la révolte légitime est devenue rupture douloureuse mais porteuse de libération. La révolte luthérienne a commencé
Entre temps, Luther a fait paraître ses quatre traités les plus importants.
De la papauté de Rome sur le thème : " Mon royaume n'est pas de ce monde, le Royaume de Dieu est au-dedans de vous ". L'Eglise est perçue comme une communion de foi, d'espérance et d'amour, " l'assemblée des cœurs dans une seule foi " et déborde donc la seule Eglise romaine. Quand la prédication, le baptême et la Cène sont conformes à l'Evangile, la véritable Eglise est présente. Il reprend la distinction entre Eglise visible (corporelle, extérieure) et l'Eglise invisible (celle de l'Esprit Saint) et comme l'âme peut exister sans le corps, l'Eglise invisible peut exister sans l'Eglise visible.
Le manifeste (ou appel) à la noblesse chrétienne de la nation allemande, rédigé en allemand, propose un concile et affirme le sacerdoce universel des croyants : il n'y a pas de différence entre les chrétiens en dehors de la fonction ; les curialistes, théologiens et canonistes ne sont pas les seuls maîtres de l'Ecriture. Luther y traite le pape d'antichrist, mais encore de petit antichrist, de ceux qui précèdent le grand. Il est indulgent pour les moines et les évêques, pour les prêtres qui devraient pouvoir se marier, pour les fidèles qui doivent être enseignés.
La captivité babylonienne de l'Eglise, en latin, est une sorte de version savante du manifeste. Les seuls sacrements sont ceux qu'on trouve dans l'Ecriture : le baptême, la Cène (avec communion sous les deux espèces), la pénitence peut-être (il a hésité avant de l'éliminer comme sacrement mais non comme pratique)
De la liberté chrétienne sort en octobre 1520 à la fois en allemand et en latin. Ce ne sont pas les pratiques ou la condition extérieure qui rendent l'homme juste et libre mais la parole de l'Evangile à laquelle la foi s'attache et qui rend l'âme incandescente comme le fer chauffé au feu. L'homme dépose alors son péché sur le Christ et reçoit de lui la justice. La liberté du chrétien est donc intérieure, mais elle n'est pas anarchie : elle suppose en effet le respect des règles extérieures du gouvernement du monde (d'où sa condamnation de l'anabaptisme et de la guerre des paysans) " La foi en Christ, en effet ne nous affranchit pas des œuvres mais de l'opinion qu'on en a, de la sotte présomption de chercher la justification par leur moyen "
Luther est convoqué devant l'Empereur à la Diète de Worms, les 17-18 avril 1521. Incité à abjurer ses erreurs, il demande un délai et se présente le lendemain pour lire la fameuse déclaration qui fonde la Réformation : " A moins d'être convaincu par le témoignage de l'Ecriture et par des raisons évidentes, car je ne crois ni en l'infaillibilité des papes ni à celle des conciles, puisqu'il est établi qu'ils se sont souvent trompés et contredits, je suis lié par les textes bibliques que j'ai cités [citation du juriste Panormitain, †1445]. Tant que ma conscience est captive de la Parole de Dieu. Je ne puis ni ne veux rien rétracter, car il n'est ni sûr ni salutaire d'agir contre sa conscience [citation de Thomas d'Aquin] Que Dieu me soit en aide. Amen " En vain l'official l'incite à abandonner sa conscience et à s'en remettre aux autorités. Il est mis au ban de l'Empire le 26 mai 1521, mais reste plusieurs jours à Worms sans qu'on n'ose l'arrêter tant son discours a d'impact. Ses amis le cachent alors en Saxe, au château de la Wartburg où il va travailler à sa célèbre traduction de la Bible en allemand. Ce choix d'une traduction nouvelle pour mettre la Bible à la portée de tous est de grande conséquence. Comme le disait en effet le grand réformateur Geiler de Kaysersberg juste avant Luther, imprimer la Bible en Allemand est aussi dangereux que de mettre un couteau entre les mains d'un enfant.
Désormais, Luther ne maîtrise plus les événements. Comme l'écrit le nonce au pape " Les 9/10e de la population crient vive Luther et l'autre dizième A bas Rome ". Pourquoi ces appuis et ce succès ?
Parce qu'il critallise toutes les attentes de l'Allemagne : l'indépendance par rapport à Rome, qui n'est perçue que comme une machine à percevoir de l'argent ; la promotion d'une religion intérieure et biblique que partagent tous les humanistes et intellectuels ; l'autonomie des laïcs par rapport au clergé, qui séduit les intellectuels mais surtout les urbains cultivés. La rapidité de diffusion et le succès de ses écrits est la preuve qu'il répond aux questions de son temps. A Noël 1521, il dit pour la première fois la messe en allemand et la liturgie en allemand va profondément marquer les sensibilités. En 1525, il épousera une ancienne religieuse. Sa rupture est désormais totale avec ceux qui sont convaincus de l'importance de la papauté, comme la faculté de théologie de Louvain, mais aussi avec ceux qui sont convaincus de l'interprétation nationale de l'Eglise comme la très gallicane faculté de théologie de Paris, sur laquelle il comptait beaucoup, et qui le condamne en 1523. Comme nous le verrons, nombre d'humanistes qui étaient d'accord avec son goût pour l'Ecriture et pour la prédication répugnaient au schisme, y compris Lefèvre d'Etaples. Erasme surtout refuse ses positions sur la liberté chrétienne. L'humanisme se divise donc face au phénomène luthérien.
Luther a su pourtant trouver des fidèles parmi les humanistes allemands, comme Justus Jonas (1493-1555), son collaborateur pour la traduction de la Bible, Georg Burckhardt, dit Spalatin (1484-1545, au service de l'électeur de Saxe, Johannes Bugenhagen (1485-1558), professeur et pasteur de Wittenberg, confesseur de Luther, le réformateur de l'Allemagne du Nord, et surtout Philippe Melanchthon (1497-1560), neveu de Reuchlin, professeur de grec et d'hébreu à Wittenberg, un fidèle mais qui a aussi louvoyé, preuve que la connection entre la Réformation et l'humanisme n'est pas aussi immédiate qu'on l'a dit. Ils sont tous présents sur le célèbre tableau de Cranach.
La cassure de l'humanisme en deux camps provient de la défection d'Erasme en 1524, avec la parution du traité Du libre arbitre, auquel Luther répond par le Serf arbitre en 1525. Pour Erasme, l'homme peut librement collaborer avec Dieu pour obtenir le salut alors que pour Luther, l'homme est totalement passif dans la main de Dieu. Deux anthropologies irréconciliables sont ici à l'œuvre.
Attention, l'acte de naissance du protestantisme date de 1529 : lors de la Diète de Spire, les princes favorables à Luther protestent contre les exigences du parti catholique. La doctrine luthérienne est désormais sur le point d'être fixée, avec la traduction de la Bible, du petit et du grand catéchisme (1529) et de la confession d'Augsbourg (1530). Mais l'orthodoxie luthérienne elle-même ne sera stabilisée qu'en 1578, avec la Formule de concorde, un accord de tous les luthériens sur les points fondamentaux qui les lient.

Luther voulait réformer l'Eglise de l'intérieur et se considérait encore à la veille de sa mort comme un " indigne catéchiste ", mais la force de sa conviction intérieure le rendait souvent péremptoire et cassant et a donc limité la séduction qu'il exerçait. En condamnant l'homme, la papauté a mal estimé son rayonnement et l'impact de sa révolte car elle méprisait les expressions nationales après l'échec du gallicanisme. En refusant de réunir un concile après 1525, le pape Clément VII a permis au luthéranisme de se structurer librement et a donc provoqué l'approfondissement du schisme. A sa mort, en 1534, il est trop tard pour discuter, d'autant que Luther n'est pas seul. On oublie beaucoup trop que deux autres mouvements parallèles de réforme sont à l'œuvre dans l'Allemagne de son temps, dans les villes et dans les campagnes.

II. Le jeu des nationalités dans la rupture

On oublie aussi trop souvent le contexte national exacerbé dans lequel le luthéranisme se love : les structures politiques allemandes, la volonté des pouvoirs locaux de contrôler l'Eglise. cf cours de Claire Gantet et Bob SCRIBNER, Roy PORTER, Mikulas TEICH, éd. The Reformation in national context, Cambridge, 1994.
Ce n'est pas une nouveauté ; au début du XVe siècle, les prédications du réformateur Jean Hus avait bouleversé la Bohême et la Moravie, une mosaïque de peuples. La mort de leur chef charismatique a provoqué le renforcement des Etats en Bohême et Moravie, confortés par la confiscation des biens ecclésiastiques et animés par les chevaliers et les bourgeoisies. En 1436, un compromis (les Compactata) avait été signé entre le concile et les moins radicaux des hussites : communion sous les deux espèces et abandon de la restitution des biens sécularisés. Le roi de Bohême, Sigismond de Luxembourg entre alors à Prague. Deux Eglises cohabitent désormais, les catholiques romains et les Utraquistes, proches du pouvoir. Mais Pie II rejette les Compactata en 1462 et Mathias Corvin, roi de Hongrie est chargé d'exécuter la sentence papale d'excommunication. En 1478, la paix d'Olomouc consacre les conquêtes de Mathias mais la Bohême garde son indépendance et son Eglise utraquiste, expression de l'identité nationale, malgré les pressions romaines qui provoquent par exemple une insurrection utraquiste à Prague en septembre 1483. La paix religieuse fut signée pour 31 ans à Kutna Hora en 1485, dans laquelle le roi reconnaissait la coexistence des deux Eglises. En 1512, les accords furent prolongés à perpétuité. Entre temps, les plus radicaux des utraquistes ont créé la communauté des Frères , sous l'autorité de Lukas de Prague (v1458-1528) en contact avec les vaudois . L'Unité des Frères a introduit une troisième composante qui fait de la Bohême un pays pluraliste mais va faciliter l'introduction du luthéranisme et de l'anabaptisme.
Le jeu des nationalités complique donc les choix religieux de la Réformation. Mais alors que l'humanisme est international, la Réformation est diverse dès l'origine. Le contrepoint de l'effervescence allemande peut être trouvé dans l'exemple anglais, dans la mesure où le contexte national explique au contraire très clairement le passage à la Réformation dans d'autres pays, comme la Suède. En Suède, Gustave Vasa veut mettre la main sur les biens de l'Eglise pour défendre son indépendance et pas du tout pour des raisons religieuses.
L'Anglicanisme est une construction nationale conjoncturelle venue des choix d'Henry VIII mais sur laquelle il n'y a pas de consensus sur le processus lui-même, si l'on en juge par les controverses entre historiens anglais, synthétisées avec humour par Patrick Collinson dans le volume. Tout commence en 1527-1533 avec l'affaire du divorce avec Catherine d'Aragon qui ne lui donne pas d'enfant. Or Rome rechigne à accorder le divorce. Le roi s'adresse donc à son archevêque et oblige le clergé à prêter serment en le reconnaissant comme " chef de l'Eglise ". En 1534, un premier Acte de suprématie, précédé d'une campagne d'opinion pour défendre les pouvoirs impériaux du roi, qui affirme que le pape n'a pas plus de pouvoir en Angleterre qu'un evêque étranger. Beaucoup d'anglais et d'humanistes à commencer par Thomas More refusent le schisme au prix de leur vie et Henry VIII entre donc dans le schisme en s'obstinant mais en refusant toute transformation des rites (le catholicisme sans le latin et sans le pape). Sous le règne d'Edouard VI, nous le verrons, le calvinisme est fortement introduit. Sous le règne de Mary Tudor, entre 1554 et 1558, avec l'aide du cardinal Reginald Pole, étiqueté évangélique en Italie, et au prix d'une forte répression, le catholicisme regagne du terrain sans réussir son rétablissement.
En fin de compte, la fille d'Henry VIII, Elizabeth Ire, qui veut garder le contrôle sur l'Eglise d'Angleterre bâtit une réconciliation nationale par la négociation, en excluant les deux extrêmes du calvinisme et du catholicisme tridentin dont les fidèles sont poursuivis avec constance. Vers 1560, une voie moyenne entre catholiques et protestants est en construction : une réforme religieuse menée par le roi et le Parlement qui repose sur deux fondements : le Prayer Book en langue vulgaire, imposé en 1549 mais repris en 1552 dans un sens protestant et la Confession de foi officielle en 42 articles qui deviennent 39 articles en 1563. C'est une doctrine proche du protestantisme dans la définition des sacrements et le rapport à l'Ecriture, mais avec une liturgie et une ecclésiologie qui restent catholiques.
En Scandinavie, le problème des rois est surtout de contrôler le clergé et ses biens. Si la réforme luthérienne s'implante rapidement dans le Danemark de Christian II (dès 1522) et dans ses dépendances de Norvège et d'Islande, Gustave Vasa, soucieux de couper avec le Danemark dès 1521, mène par contre en Suède une politique réformatrice très différente qui consiste d'abord à s'emparer des biens d'Eglise pour conquérir son indépendance. Les motivations religieuses sont inexistantes chez lui, mais il utilise des théologiens et humanistes reconnus, Laurent André et Olaus Petri pour conquérir son pouvoir. Les révoltes paysannes qui se succèdent entre 1524 et 1542 empêchent cependant l'établissement rapide d'une nouvelle Eglise et ramènent le roi près du catholicisme. André et Petri voulaient une Eglise de type luthérien aussi indépendante que possible du roi et le roi voulait au contraire être le maître de l'Eglise, et le restera jusqu'à sa mort en 1560.
Le roi de Danemark, en relations suivies avec Wittenberg, utilise son jus reformandi et dote son royaume d'ordonnances luthériennes en 1537, sans changement de personnel clérical en dehors des évêques, mais la Suède l'adopte en 1571 seulement et encore. Les successeurs de Gustave Vasa vont encore louvoyer entre calvinisme et catholicisme jusqu'en 1583 et n'adopteront la Réformation qu'après que le pape ait définitivement refusé le pouvoir du roi sur le clergé, le mariage des prêtres et la communion sous les deux espèces. En Danemark et Suède, les princes font ici la Réformation, tel n'est pas le cas dans la plupart des pays d'Europe centrale. En Poméranie par contre, les réformateurs sont tous issus de l'abbaye prémontrée de Belbruck et son en contact avec les puissances politiques et religieuses ; ils entrent à leur service pour exprimer leurs quêtes politiques.
La fragmentation politique et sociale de la Pologne et de la Hongrie jouent au contraire en faveur du pluralisme. Il y a donc des pays où la Réformation est prêchée mais qui appliquent la rupture de façon fort différente. L'Angleterre et le Danemark ont mis une génération pour construire leur propre Réformation, la Suède trois, tandis que l'Italie et la France n'ont jamais pu construire la leur. Les situations locales ont donc pleinement joué leur rôle. C'est encore plus vrai au niveau inférieur.

III. Le jeu des villes dans la rupture

La révolte luthérienne n'est que la partie aérienne d'un immense iceberg, la révolte des villes dans l'Europe dense et riche, de l'Italie du Nord aux Pays Bas. 10 à 30% de la population selon les régions ont choisi la rupture et on peut mettre un réformateur derrière toutes les grandes villes de la zone. Pourquoi ce milieu urbain allemand fut-il si sensible au changement ?
Il faut d'abord invoquer un très haut sens de l'identité collective. On l'a vu, les villes sont gouvernées par des Assemblées de bourgeois (sanior pars) qui ont des privilèges de justice et finances mais aussi des obligations (service militaire, embellir la ville et financer les fêtes…) or le clergé y échappe. Les responsables urbains veulent avoir un droit de regard sur les hôpitaux, les écoles et les couvents qui sont des fondations laïques, ils ont tendance à se considérer comme propriétaires des lieux de culte qu'ils ont contribué à construire, à embellir, à entretenir. Face à un clergé de plus en plus responsable, qui compte exercer son droit de surveillance au nom de ses fonctions et de son caractère sacré, l'anticléricalisme n'a fait que se développer.
Le monde des villes c'est aussi une population plus alphabétisée, touchée par l'humanisme. Des laïcs, l'élite au moins, ont l'habitude de penser par eux-mêmes et sont capables de saisir les grands points des débats théologiques. Le développement de l'imprimerie, textes et images donne le goût du combat d'idées. La rapidité de la propagation des nouvelles donne aussi à la ville une émotivité exacerbée, d'autant que les rumeurs et une sensibilité volontiers apocalyptique facilitent l'assimilation des autres à Babylone et de soi à Jérusalem. Erfurt en 1524, Lyon en 1557 ont ainsi été submergées de la certitude la fin des temps. Dans ce climat, l'attente de changement est d'autant plus forte qu'elle a souvent été déçue. Deux exemples permettent de donner les caractéristiques de cette réforme des villes : Zurich et Strasbourg.
A Zurich et dans toute la Suisse et l'Allemagne du Sud, la Réforme vient de Zwingli et non de Luther. Ulrich Zwingli est né en 1484, un an après Luther. Il a fait ses études à Bâle et rencontré Erasme et l'imprimeur Froben. C'est donc un véritable humaniste. En 1506, il devient curé de Glaris et sera à ce titre l'aumônier des Suisses à Marignan. En 1518, il est élu chanoine-curé de la cathédrale de Zurich (7000 h) Dès ses premières prédications, il propose une lecture continue de l'Ecriture. En 1519, atteint de la peste, il se plonge dans saint Augustin. Au Carême 1522, il démontre que le jeûne est une invention humaine et que les prêtres peuvent être mariés, que la seule autorité en matière religieuse doit être la Bible.
Le Grand conseil de Zurich convoque des disputes et nul ne peut réfuter Zwingli. La ville abandonne donc en 1523 les processions et le culte des images. Zwingli fait paraître en 1524 le Berger, premier traité de pastorale protestante et en 1525 son Commentaire sur la vraie et la fausse religion, contre la messe comme sacrifice, le pape, la vénération des saints. Sa réforme est donc pilotée par les autorités urbaines dont Zwingli est le théologien de service, ce qui représente beaucoup d'originalité par rapport à Luther. Par exemple il crée l'institution de la Prophétie (ICor14, 26-33) : réunion quotidienne de préditateurs et d'étudiants, ouverte au public, avec un commentaire de l'Ecriture à partir des textes latin, grec, hébreu. Il met en place un culte très dépouillé (sans chant ni musique alors que Luther y était très favorable).
Comme théologien, il exprime parfaitement les aspirations urbaines en défendant par exemple la prédestination, le choix éternel par Dieu de ses élus dont le signe est la réussite personnelle. Il meurt dans le siège de Zurich par les catholiques suisses alliés aux Habsbourgs, le 20 oct 1531. Son œuvre est poursuivie par H. Bullinger, qui sera l'ami de Calvin.
Ici, nous assistons à la naissance de la branche " sacramentaire " de la Réforme (à cause de sa conception uniquement symbolique de l'Eucharistie), une attitude foncièrement hostile au luthéranisme.
A Strasbourg, l'aventure est différente. Cette prospère ville libre d'Empire de 22M h a connu déjà une réforme du clergé au XVe siècle, sous l'impulsion de la prédication de Jean Geiler de Kaysersberg. Mais le clergé y reste une puissance financière qui joue l'inertie. Ses privilèges sont particulièrement mal ressentis en période de malaise économique. Certains clercs sont cependant sensibles au décalage entre clergé et société, comme Mathieu Zell, curé de la cathédrale, qui prêche en 1521 sur nombre d'idées nouvelles : démystifier le clergé, dont le rôle n'est pas de " tondre les brebis mais de les paître " (les servir par la prédication de l'Evangile), un slogan qu'on trouve aussi chez Josse Clichtove ; libérer les chrétiens des innombrables prescriptions car seul compte l'amour pour s'attacher à Dieu, une idée qu'on trouve dans l'Enchiridion d'Erasme. En 1523, il est rejoint par plusieurs autres prédicateurs : Wolfgang Capiton de Haguenau, un ami d'Erasme, Caspar Hedion, Martin Bucer, un Dominicain de Selestat.
La ville organise avec eux des disputes sur des sujets brûlants comme la messe, la nature de l'Eglise, et elle protège les prêtres mariés des poursuites de l'officialité. C'est dans ce cadre que Bucer développe sa théologie. Il a découvert Luther en 1518, lors d'une dispute organisée par la ville de Heidelberg où il faisait ses études, a alors quitté l'ordre et s'est marié. C'est un grand prédicateur de la Bible, comme Luther, mais en plus, il a réfléchi au problème de la forme de l'Eglise.
Strasbourg n'adopte pas immédiatement la réforme, seulement en 1529. Depuis 1524, Zell pourtant baptise et fait chanter les psaumes en langue vulgaire et donne la communion sous les deux espèces. La prudence du Magistrat vient de ce qu'il reste quatre paroisses refusant la messe en langue vulgaire et plusieurs couvents qui résistent à la dissolution comme les chartreux et les dominicaines de Saint-Nicolas aux Ondes (jusqu'en 1592). En 1529, l'abolition de la messe en latin est cependant votée. Bucer et ses amis créent une Eglise originale, dirigée par les prédicateurs, mais où le pouvoir législatif et administratif appartient au pouvoir civil. Son organisation est fixée par la Confession de foi de 1533 et les Ordonnances de 1534. Bucer et Strasbourg ne vont rejoindre la réforme luthérienne qu'en 1536 et surtout pour des raisons politiques, en s'alignant sur les positions luthériennes en matière d'eucharistie et en adoptant la Confession de foi d'Augsbourg.
En fait, l'ecclésiologie de Bucer, fondée sur l'établissement et le maintien de la paix et de la fraternité est parfaitement adaptée à la vie urbaine où la quête de la cohésion fait partie de l'identité commune. Les réformateurs français et Calvin s'en inspireront à leur tour.
Le goût de l'indépendance a coûté très cher aux villes : en choisissant la Réformation contre Charles Quint, elles perdent leur principal appui contre les princes. En 1537, la réforme zwinglienne est marginalisée. Aussi à la paix d'Augsbourg, en 1555, Charles Quint et les princes luthériens s'entendent sur le dos des villes. Ils imposent la confession d'Augsbourg, car elle est la plus modérée avec les catholiques, mais ce faisant, ils balaient, pour un temps au moins l'originalité théologique urbaine qui voulait établir un gouvernement selon Dieu qui ne dépende que d'elle-même.
L'une des raisons de l'implication tardive des magistrats urbains et du raidissement de Luther dans ses discussions avec les autres réformateurs est le développement d'une Réformation radicale dans les milieux populaires du monde rhénan, de Suisse et de l'Allemagne du Sud. Longtemps occulté ou déformé par les histoires officielles, cette réforme radicale est à nouveau étudiée, sous l'impulsion des USA qui sont les héritiers de cette aventure.

IV. Les séductions du radicalisme

En 1524, la contestation ouverte du pape et de l'Empereur par Luther et Zwingli apparaît à beaucoup comme un signe de la fin des temps. Signe que le Christ va revenir pour " chasser les superbes et exalter les humbles. Lc 1,52 " Ce millénarisme latent est particulièrement puissant en raison d'une conjonction de planètes en 1524. Une partie des disciples de Luther et Zwingli mettent alors la Réformation au service de revendications religieuses et sociales : le royaume et la justice sont pour maintenant, le Christ rassemble ses élus pour un nouveau baptême. George H. WILLIAMS, The Radical Reformation, Philadelphie, 1962. Plusieurs articles de Jean SEGUY, Conflit et utopie ou réformer l'Eglise. Parcours weberien en 12 essais, Paris, 1999 avec des précieux commentaires historiographiques. L'urgence des temps provoque une première vague d'iconoclasme car la Bible condamne les images, mais aussi des soulèvements paysans en quête de justice sociale, de la Souabe à l'Alsace, la Guerre des paysans. En fait, il s'agit de la reprise d'un mouvement ancien (18 soulèvements paysans en Allemagne du Sud, de 1423 à 1517) cf Hugues NEVEUX, Les révoltes paysannes en Europe. 14e-17e s., Paris, 1997, 327 p.. Luther, en prêchant contre les dîmes et contre le clergé a donc réveillé des revendications anciennes. Des ligues paysannes sont menées par le clergé, à l'exemple de Thomas Müntzer en Thuringe et demandent dès maintenant l'abolition des charges et du servage, le libre accès aux pâturages et la liberté de chasse, en même temps que le droit d'élire son curé. Bien entendu, les seigneurs lésés résistent et la répression sera terrible, mais Luther a très vite condamné " ces hordes criminelle et pillardes de paysans " en soulignant que la liberté chrétienne est spirituelle et non pas sociale.
Il ne peut rien pourtant contre le développement du radicalisme qui installe des thématiques puissantes : le royaume doit venir maintenant, la seule autorité à reconnaître est la Bible, directement accessible à tout croyant. Ce christianisme contestataire de tout ce qui n'est pas dans la Bible va vivre une aventure particulière, en passant peu à peu de la ville à la campagne et du millénarisme violent au pacifisme intégral.
On les appelle les Taüfer, les rebaptiseurs, les anabaptistes, car ils remettent en cause le baptême des enfants au nom de l'importance de la conscience et de l'expérience intérieure de la conversion. Dès 1524, leurs chefs sont persécutés à Strasbourg : Hans Denck, Caspar Schwenckfeld, Sebastian Franck, Melchior Hofmann. Ils sont seulement emprisonnés à Strasbourg (1527) mais brûlés à Augsbourg.
En fait, il faut distinguer deux foyers d'origine : le groupe de Zurich, mené par Grebel et Mantz, deux disciples de Zwingli, qui prêchent une Eglise libre et pacifiste, fondée sur la libre adhésion et l'exclusion communautaire. Compromis dans la Guerre des Paysans, ils vont perdurer dans le mouvement des " Frères suisses ".
Un groupe allemand et hollandais suit Melchior Hofmann, un pelletier de Souabe, 1495-1543) dont les disciples, Jean Matthys et Jean de Leyde, sont impliqués dans le royaume de Münster, gouverné par le roi des Derniers jours (Jean de Leyde) et ils sont massacrés dans un grand consensus en 1534. Dès 1533, Hofmann était persuadé que le Royaume de Dieu arrivait et qu'il y aurait une boucherie d'incroyants. Persuadé d'être le nouvel Elie, il demande à être emprisonné à Strasbourg où ce royaume doit se manifester, après la destruction de la " Trinité infernale " (pape, empereur, fauteurs d'hérésies luthériens). Les anabaptistes de Suisse sont pourchassés et ne sont plus qu'à la campagne après 1550. Par exemple en Alsace dans les petites villes et villages de Landau, Colmar, Saverne puis dans les villages des vallées vosgiennes, aux confins de la Lorraine, de Kaysersberg à Ribeauvillé. Ils seront au 17e siècle à Sainte-Marie aux Mines d'où est parti le mouvement Amish ou dans la communauté de Montbeliard. D'autres groupes suisses partent dans les vallées perdues d'Autriche, comme les Huttérites, adeptes de la communauté intégrale des biens, qui prendront le nom de Frères Moraves en s'installant en Bohême.
Le groupe hollandais est réorganisé par le frison Menno Simons (1496-1561) après le massacre de Münster, d'où leur nom de Mennonites. Devenu prêtre en 1524, celui-ci a été rebaptisé en 1536. Il devient alors un missionnaire itinérant et un théoricien qui impose une discipline stricte aux communautés qui se développent dès lors sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique, de l'Angleterre à la Lituanie. Au lieu de prêcher un royaume immédiat, il accorde plus d'importance à l'Eglise à venir, celle des élus, qui sont prêts pour le retour du Christ. Ce sont les seuls qui soient encore présents dans la France actuelle, étudiés par Jean SEGUY, Les assemblées anabaptistes-mennonites de France, Paris, 1997 et Neal BLOUGH, éd. Jesus Christ aux marges de la Réforme, Paris, 1992.
Vers 1550, tous les anabaptistes ont en commun un style d'organisation et un genre de vie proche. Ils passent de la fraternité biblique à un " corps ecclésiastique " organisé. Dès avant leur réorganisation par Menno Simons, ils reprochaient à Luther ou Zwingli de temporiser, de n'avoir qu'une foi de façade et d'utiliser les cérémonies antérieures, au mépris de l'Ecriture. Appuyés sur leur parfaite connaissance des textes bibliques, qui leur permet de tenir tête à tous les missionnaires extérieurs, ils ont donc développé un radicalisme biblique, fondamentaliste.
Au temps d'Hofmann, les pratiques consistaient en la lecture de la Bible et la reconstitution de la Cène de Pâques (la seule), la bénédiction était assurée par un membre ordinaire de l'assemblée, pris au hasard, et la consommation du pain et du vin, faite dans des récipients ordinaires, puisqu'il s'agit seulement de commémorer l'événement. Chaque chrétien peut interpréter à sa guise les textes bibliques et peut être appelé à devenir ministre. Il n'y a pas de président du culte et pas de calendrier liturgique.
La Bible utilisée par les anabaptistes est celle de l'imprimeur Froschauer, en dialecte zurichois, traduite pour le Nouveau Testament en 1524 et l'ancien Testament en 1529 (avant Luther). Au début, elle est le seul modèle et la seule autorité, rien ne doit être fait qui ne soit dans l'Ecriture car il s'agit de rétablir l'Eglise apostolique, formée comme au temps des apôtres de ceux qui sont unis par une conviction intérieure et s'unissent volontairement en une " amitié fraternelle " après le baptême reçu à l'âge adulte.
A partir de 1540, apparaissent les Anciens, qui sont choisis par élection, qui prêchent, administrent les sacrements et s'occupent des pauvres. Après 1564, le culte comprendra des cantiques écrits par les prisonniers et la lecture de livrets d'édification sur les normes morales et les grands thèmes anabaptistes : le salut par la foi et la confiance intérieure, l'obéissance à Dieu seul, la pureté de l'Eglise des Elus par rapport au monde extérieur, l'exaltatio du martyre et de l'exil… On pratique le baptême par infusion pour ceux qui le demandent après une catéchèse et un temps de surveillance par la communauté.
La cléricalisation est donc en marche, surtout à partir du moment où Menno Simons impose que les anciens auront le pouvoir d'excommunier. Les communautés développent peu à peu un genre de vie original, sans chasse, sans commerce, sans objets précieux et sans armes, imposant le port de la barbe aux hommes et du bonnet fermant les chevaux aux femmes. Ils boivent du vin de la biere et de l'alcool sans excès(abolition aux USA seulement au XXe siècle). Le plus voyant est le refus du serment, qui les retranche de toute vie civile et l'objection de conscience (conscription dans les services de santé).
Les communautés refusent le monde environnant dans la certitude d'être élus et de déternir seules la vérité. Obligés de s'institutionnaliser pour survivre, il sont cependant assimilés aux Juifs, à peine reconnus comme chrétiens par les protestants. Les communautés resteront isolées et rejetées par les autres Eglises jusqu'à la rédaction de leur première confession de foi à Dordrecht, en 1632 (à l'usage des non anabaptistes) qui met en valeur la conversion, le baptême, le réveil et l'interdiction des mariages mixtes. Mais ces communautés migrent sans cesse, de Suisse vers le Palatinat et vers l'Alsace par exemple pour les futurs Amish (Jacob Amman) qu'on retrouve dans Erckmann-Chatrian et dans Witness (une communauté américaine d'origine hollandaise qui vit comme au 18e siècle).

V. La seconde Réforme (calviniste)

En France, dans les années 1520-1530, Luther est connu mais il ne séduit pas en dehors de quelques cercles et, curieusement, on ne trouve pas de radicaux. On ne sait pas très bien ce qu'est un luthérien, mais la rumeur va bon train et ils semblent être partout : Aleander croit qu'ils sont 30000 dans Paris alors que René Du Bellay estime en 1533 qu'il n'y en a pas du tout. Est " luthérien dans ces années à Paris quelqu'un quelqu'un qui prend trop d'intérêt aux questions religieuses, qui en sait trop, qui disctue de trop, bref, un séditieux en puissance. C'est dans ce cadre qu'apparaît Calvin.
Très différente de la Réformation allemande est la Réformation française, ne serait-ce que parce qu'elle naît une génération plus tard. Bossuet parlait d'ailleurs à bon droit de " second patriarche de la Réforme " à propos de Calvin.Celui-ci est né en effet à Noyon, en 1509 alors que Luther a 26 ans, dans une terre d'humanistes, qui a vu naître aussi le maître d'Erasme, le franciscain Jean Vitrier, Jacques Lefèvre d'Etaples et ses élèves Gérard Roussel et Charles de Bovelles. Son père était au service de l'évêque ce qui lui permet de disposer d'un bénéfice dès l'âge de 12 ans. Il pourra ainsi poursuivre ses études au collège de Montaigu, parmi les élèves riches, donc dans de meilleures conditions qu'Erasme et Ignace de Loyola, en 1523-1527. Il poursuit ses études en droit à Orléans et Bourges. A la mort de son père il revient cependant à Paris, au collège de Fortet et suit les cours des lecteurs royaux. Il devient ainsi un humaniste reconnu qui édite et commente (avril 1532) le De clementia de Sénèque, il est lié au recteur Nicolas Cop dont il rédige sans doute le discours de rentrée universitaire de 1533, un sermon considéré comme hérétique qui prône le retour à l'Evangile contre la scolastique. Il fuit chez un proche de Marguerite de Navarre, le chanoine d'Angoulême et curé de Claix Louis Du Tillet. Celui-ci ne réussit pas à le convaincre de se soumettre. Le 4 mai 1534, Calvin résigne ses bénéfices, preuve que sa conversion personnelle est faite. Quand, comment ? L'homme, très réservé ne nous l'a pas dit. Après l'affaire des Placards (17-18 octobre 1534), il doit fuir à l'étranger cette fois, à Bâle, en passant par Strasbourg et emporte dans ses bagages le manuscrit de la Psychopanychia, sur la condition des âmes après la mort, un ouvrage contre l'anabaptisme.
Pour aider ses amis persécutés, il rédige en latin l'Institution de la religion chrétienne, qui est dédiée à François Ier mais doit beaucoup aux idées de Luther, aux Lieux communs de Melanchthon (1521) au Commentaire de la vraie et la fausse religion de Zwingli (1525) et à la seconde édition du Commentaire sur les quatre Évangiles de Bucer (1530). D'emblée, Calvin présente une synthèse des quêtes protestantes de la génération précédente, en utilisant une tructure catéchétique ordinaire (le dix commandements, le Credo, le Pater noster, les sacrements). L'Institution aura un énorme succès, surtout après la première édition en Français de 1541 à cause de la clarté de l'exposition et de la netteté de ses idées. Il affirme le salut par la foi et par l'Ecriture seules : " nous ne sommes pas nôtres mais appartenons au Seigneur, vivons et mourrons à lui " dit il en Inst III, 7, 9. Il affirme le sacerdoce de tous les fidèles qui fait que chacun est prêtre pour lui-même. A chaque nouvelle édition, il renforce ce qui fera longtemps l'originalité de sa pensée : Dieu choisit ses élus de toute éternité (prédestination), il ne faut donc pas avoir peur des persécutions. La doctrine de la prédestination devient chez Calvin le moyen de résister sereinement en situation d'extrême minorité et de persécution.
A Bâle, Calvin entre en contact avec la pensée d'Oecolampade par l'intermédiaire de son Ier pasteur, Oswald Myconius, il entre en contact aussi avec Guillaume Farel, l'ancien du Groupe de Meaux et le réformateur de Berne, par l'intermédiaire de Pierre Viret, un ancien du collège de Montaigu, qui évangélise Lausanne. Genève, en combourgeoisie avec Berne, demande des prédicateurs. Farel retient Calvin, non sans mal (Jonas aussi voulut fuir le Seigneur, mais l'Eternel le jeta dans la mer). Calvin devient donc Lecteur en la Sainte Ecriture, dans une ville qui n'a choisi la Réforme que pour des raisons politiques. Il va faire de cette ville à convertir une ville pour convertir, mais beaucoup plus tard. Calvin et Farel sont exilés par les genevois qui craignent pour leur autorité politique, en janvier 1537. Calvin est alors appelé par Bucer à Strasbourg pour s'occuper des réfugiés français (1538-1541) il y crée la première paroisse française et s'inspirera plus tard de cette expérience essentielle en matière de liturgie et de discipline. Il participe plusieurs fois aux colloques de Charles Quint, ce qui lui permettra de bien connaître le luthéranisme. Comme à Genève il apparaît comme celui qui divise le moins, il est rappelé, à la demande de Zurich et de Bâle et revient en septembre 1541, après avoir posé ses conditions.
Il arrive avec une ecclésiologie mûrie à Strasbourg et adaptée au monde Suisse, qui s'unit par le Consensus de Zurich en 1549 (naissance du zwinglio-calvinisme). Mais il va mener une lutte incessante pour se faire entendre dans une ville bien plus angoissée par son indépendance que par la religion. L'acte le plus important est la signature des Ordonnances ecclésiastiques, en 92 articles, le 20 novembre 1541. L'Eglise est " policée " c'est à dire ordonnée hiérarchiquement, dans un système proche de la Kirchenordnung de Strasbourg en 1534). Calvin place à sa tête une sorte de " clerc collectif " où le Ministre de la parole a voix prépondérante mais où les autres ministères ont leur rôle : les docteurs, choisis par le Magistrat, ont en charge les collèges et la future Académie. Les diacres s'occupent de la gestion des biens et des pauvres et Genève crée d'ailleurs un hôpital général sur le modèle de celui de Zurich. Les anciens réunis en consistoire avec les pasteurs sur le modèle de Strasbourg sont des laïcs, un par quartier, nommés par la Seigneurie (2 membres du Petit conseil, 4 du Conseil des Soixante, 6 du Conseil des 200) après avis des ministres. Le consistoire se réunit toutes les semaines. Son rôle est " de prendre garde à la vie d'un chacun " et d'en référer à la compagnie des pasteurs qui fera des corrections fraternellles (pas encore d'excommunication) et de statuer sur les causes matrimoniales.
Les pasteurs sont les détenteurs de la parole qui éveille et fortifie la foi. Ils administrent les sacrements et assurent la correction fraternelle au consistoire. Ils sont recrutés après examen devant leurs pairs et doivent être de bonne vie et mœurs. Ils sont introduits par une cérémonie mais sans l'imposition des mains (refusée par le Magistrat par crainte de superstition et d'un pouvoir trop fort des ministres) qui sera appliquée par la suite. Ils subissent une formation permanente par des congrégations hebdomadaires de la compagnie des pasteurs. La fonction de Calvin est seulement d'être Modérateur de la compagnie des pasteurs (il n'a jamais fait la loi ni rempli le rôle d'un prince-évêque)
Genève est donc une Eglise urbaine dominée par le pouvoir civil, une Eglise-Cité très différente des Eglises luthériennes. Calvin a dû accepter ce rôle du pouvoir civil, une marque de l'influence de Zwingli sur toute la région. Ce système éblouit les réfugiés européens qui affluent à la fin des années 1550 et d'ailleurs toutes les ordonnances sont fondues en une seule en 1561, pour exprimer les liens intimes entre Eglise et Etat. Calvin est célèbre et écouté car il n'y a pas de penseur de sa taille à Berne, mais il est discuté. Le mythe de Genève comme nouvelle Rome, comme Cité sainte, se développera après sa mort : les lois somptuaires, la moralisation rigide, l'interdiction des auberges et des théâtres (sauf le théâtre sacré) la prédication quotidienne, l'école de théologie puis l'Académie qui va former tous les pasteurs d'Europe. sont l'œuvre de Théodore de Bèze qui a donc organisé la " République humiliée devant Dieu " à laquelle aspirait Calvin.
La séduction internationale se développe surtout dans les pays non germaniques : France, Pays Bas, Ecosse. Vers 1530, le " luthérien " est en France comme en Espagne ou en Italie le dissident, un contenu assez vague avec toujours une connotation religieuse (cf Francis HIGMAN, La diffusion de la Réforme en France, Genève, 1992).
Le mot Huguenot est employé en France depuis le début des années 1550 selon Etienne Pasquier, Les recherches de la France, Ire éd. 1561. Il l'a entendu d'amis tourangeaux et le mot viendrait d'un roman médiéval ou du théâtre, le roi Hugues (Hugon de Tours-Hugues Capet). Il s'agit donc d'un sobriquet donné par les tourangeaux. Mais il existe aussi une explication traditionnelle, d'origine genevoise. Vers 1520-25 on donnait en Suisse le nom d'Eidguenossen, compagnons du serment, aux confédérés suisses. Le mot peut aussi venir d'Hugues à cause du parti des Aignots, parti de l'indépendance à Genève, hostile au duc de Savoie et dirigé par Hugues Besançon. Le mot est attesté à Genève en 1530, employé par Jeanne de Jussie, une clarisse de Genève pour désigner les " bons alliés ", appartenant à ceux de Genève. En tout cas c'est un sobriquet accepté par les intéressés vers 1560.
Depuis 1es années 1550, le calvinisme est prêché partout en France, comme le montre la carte des réfugiés de Genève qu'on trouve partout. Mais il ne réussit à organiser des Eglises durables que dans certaines régions, soit sous l'influence de hobereaux passés à la Réforme par conviction personnelle ou avides de disposer de la nomination du ministre, en Normandie, Poitou, Navarre. Soit dans les villes privilégiées (consulats du Midi), dans un croissant qui va de Vendée au Languedoc et au Dauphiné. C'est un moyen pour les municipalités de garder la haute main sur la gestion de la paroisse, de l'assistance et des écoles. Cf N. Lemaitre, " Finances de consulats et finances de paroisses dans la France du Sud-Ouest, XIVe-XVIe ", dans éd. M. PACAUT et O. FATIO, L'hostie et le denier. Les finances ecclésiastiques du haut Moyen Age à l'époque moderne, Genève, 1991, p. 101-118.
C'est presque toujours en corps, avec l'inertie impuissante des notables catholiques comme à Millau en 1561 ou dans la violence comme à Nîmes (Michelade, 1567 après que roi ait imposé des catholiques au consulat en 1563)
Qu'est ce qui séduit les villes ? Il faut le saisir à partir de l'organisation protestante mise en place en 1559, au premier synode national des Eglises réformées de France à Paris. Jusque là, des groupes pieux demandaient un pasteur à Genève, ce qui explique l'autonomie importante et le rôle premier des laïcs. Ce synode a adopté une confession de foi calviniste rédigée à Genève et une Discipline votée avant l'arrivée des représentants de Genève et donc plus originale. Celle-ci prévoit que le Consistoire sera le " Sénat de l'Eglise " et que chaque Eglise est autonome avec au-dessus des instances d'appel regroupant périodiquement des délégués des consistoires, le colloque et le synode.
Quels hommes dans les consistoires ?
Le rôle premier revient aux anciens " qui doivent veiller sur le troupeau avec les pasteurs… avoir soin de ce qui concerne l'ordre, l'entretien et le gouvernement de l'Eglise ". Le consistoire accueille le pasteur, mais celui-ci ne le préside pas et il vient souvent d'ailleurs.
On y trouve aussi les diacres, chargés de l'assistance aux pauvres et du catéchisme. Ils ont une tâche prioritaire à Nîmes par exemple, mais partout ailleurs les anciens dominent car ils possèdent le pouvoir des clés (exclure de la communauté). Au départ, il était prévu que les anciens éliraient les pasteurs ; au bout du compte, ce pouvoir appartiendra aux colloques et synodes, mais ils peuvent les déposer.
Les anciens sont cooptés selon les mêmes systèmes d'élection que les consuls. En Languedoc, un sur six seulement sont des ruraux ou des artisans, un sur quatre au contraire sont greffiers, notaires ou avocat. La plupart appartiennent donc à des catégories en devenir social et riches (car la fonction est obligatoire et gratuite).
Il ne faut donc pas faire d'emblée du calvinisme une démocratie. Cette forme de gouvernement est même refusée au 3e synode, à Orléans. Le gouvernement de l'Eglise est en effet sensé appartenir à tout le peuple à cause du sacerdoce universel et la démocratie est alors défendue par le pasteur Jean Morely (v1524-1594) mais celui-ci est expulsé . Réfugié en Angleterre, il transmettra cette idée aux puritains. Les notables prennent donc en charge les communautés huguenotes, pour les éduquer et les discipliner. Car le consistoire s'occupe d'administration générale (payer le pasteur le maître d'école, aider les pauvres) mais surtout sert de tribunal de première instance, et de tribunal des mœurs, au moyen d'une surveillance au jour le jour et d'enquêtes chaque fois qu'il y a scandale. Il convoque le coupable pour qu'il reconnaisse sa faute et, en Languedoc, mais non en Poitou, il publie la liste des pécheurs.
Les Pays Bas connaissent une évolution proche de celle de la France, dans un milieu très ouvert où luthérianisme, zwinglianisme, anabaptisme et calvinisme se côtoient. A partir de 1567, ces derniers développent une organisation clandestine, surtout à Anvers, sous l'autorité du pasteur Guy de Bres ancien réfugié à Genève, auteur en 1561 de la Confessio belgica qui régit encore les Eglises néerlandaises. La Guerre des Gueux va provoquer en 1578 la cassure des Pays Bas en pays, 5 provinces catholiques au sud et 7 provinces calvinistes au nord, où les calvinistes sont dominants mais minoritaires (c'est la raison pour laquelle les autres cultes sont tolérés et la liberté de conscience développée à la fin du siècle).
En Angleterre, Henry VIII était très hostile au protestantisme mais non le régent Somerset sous le règne d'Edouard VI (1547-1549) qui fait appel à Bucer (professeur à Cambridge en 1548) et qui correspond avec Calvin. A la mort d'Edouard en 1553, la réaction catholique de Mary Tudor exile de nombreux prédicateurs qui organisent des Eglises anglaises à Francfort, Zurich, Genève. Elizabeth Ire a partir de 1557 tente et réussit le compromis en exilant autant les calvinistes que les catholiques. C'est le cas du notaire John Knox (1513-1572), revenu de Genève en 1555 et qui écrit un pamphlet contre le gouvernement des femmes en 1558. Il retourne alors en Ecosse, une région gouvernée par la régente Marie de Guise et sa famille où la prédication de son maître, George Wishart (depuis 1542) a préparé le terrain. Knox devient pasteur d'Edimbourg en 1559 et exerce alors une grosse influence sur la noblesse écossaise antifrançaise et anticatholique. Ces derniers s'unissent en 1557 par un covenant pour faitre triompher leur point de vue. Le 17 aout 1560, le parlement d'Ecosse adopte la confession de foi écossaise rédigée par John Knox et une discipline intransigeante assurée par les anciens (presbytérianisme) cf Breaking the waves.
Le développement de véritables Eglises nationales calvinistes est pour plus tard après 1572 en France, après 1578 aux Pays Bas et en Ecosse.

VI. Une réforme inclassable mais suggestive, les vaudois

On a beaucoup dit que la Réformation était liée à la vie urbaine, que les " laboureurs sont papistes et les cardeurs huguenots " (Le Roy Ladurie), pourtant les anabaptistes infirment cette opinion un peu rapide. Surtout une partie des Réformés français et la totalité des Italiens, les vaudois, sont des paysans du Comtat et du Dauphiné venus d'une réforme médiévale dont le passage à la Réformation en rupture n'était pas fatal.
C'est d'abord l'une des multiples hérésies médiévales, étudiées par Pierrette Paravy (Dauphiné), Marc Venard (Comtat) et Gabriel Audisio (Provence), celle des Pauvres de lyon, dans le sillage du marchand Vaudès qui prêche le retour aux temps apostoliques et entre en dissidence en 1184 avant d'être dénoncé comme hérétique au concile de Latran IV (1215). En dépit de toutes les tentatives d'éradication par la papauté, ils ont survécu en Haut Dauphiné. Au début du XVIe siècle, ils forment un réseau de communautés (peut-être 25 à 30 lignages) liées par la clandestinité de la Provence au Piémont et de la Suisse à l'Allemagne et à la Hongrie et à la Baltique. Leur survie tient au fait qu'ils insistent sur un fondement du christianisme, la pauvreté comme vertu évangélique dont ils veulent être les modèles, la fraternité, la solidarité familiale, le refus de toute distinction entre clercs et laïcs (c'est la base de la condamnation de Vaudès, tandis de François d'Assise, sur la même quête, sera admis en choisissant la prêtrise). Comme les anabaptistes plus tard, ils ont donc appris à vivre dans la clandestinité en quittant la ville, ce qui n'empêche pas des persécutions périodiques, en Briançonnais par exemple où 625 personnes sont arrêtées en 1488 et 160 exécutées. Comme les anabaptistes futurs, ils semblent se cléricaliser au début du XVIe siècle. Tous ne prêchent pas mais seulement les barbes (oncles)en zone romane ou les frères en zone germanique. Et ils ne prêchent et célèbrent les sacrements que dans les familles vaudoises. G. Audisio a montré à partir des actes notariés qu'ils sont très pauvres encore mais qu'ils font plus de dons aux pauvres que les catholiques.
Nous savons comment ils vivent par les procès d'inquisition mais aussi par une lettre du barbe George Morel envoyée à Oecolampade à Bâle et à Bucer à Strasbourg à l'automne 1530. Le noyau essentiel est la communauté familiale, qui accueille les barbes et transmet clandestinement la doctrine, sur une base laïque active et rigoureuse du point de vue moral. Le rôle des missionnaires est seulement de prêcher et de confesser, de nuit. On a pu assimiler ces activités religieuses à une forme de réveil appelant à la conversion à partir de l'Ecriture, transmise en langue vulgaire et assimilée par cœur par les barbes qui apprennent à lire et à écrire. Ils insistent sur le sacrement de la confession et ne pratiquent qu'une Cène par an, en souvenir du Jeudi Saint, une simple commémoration. Mais à la différence des futurs anabaptistes avec lesquels nous savons aujourd'hui qu'ils n'ont pas eu de contacts, ils reconnaissent les sept sacrements et le clergé ordinaire pour tout ce qui n'est pas de la confession et de la Cène. Ils estiment indifférents le Purgatoire, l'eau bénite, le culte de la Vierge et des saints dont ils disent qu'ils méritent le respect sans pour autant croire en leur pouvoir. Ils dénoncent la rapacité des mauvais prêtres mais paient la dîme. Ils refusent de prêter serment mais pratiquent normalement dans leur paroisse, se marient à l'Eglise et font baptiser leurs enfants, font dire des messes pour les morts et assistent aux sermons. Ils connaissent parfaitement les prières usuelles mais refusent l'Ave Maria dont ils estiment qu'il s'agit d'une salutation et non d'une prière. On peut les considérer comme des catholiques qui affirment qu'il suffit d'avoir une vie morale authentique pour être juste et que la conversion intérieure compte plus que tous les rites. Ce refuge dans la religion intérieure a beaucoup touché leur observateur le plus célèbre, Claude de Seyssel, devenu archevêque de Turin, qui entreprit une tournée missionnaire dans les vallées vaudoises en 1518 avant de publier en 1520 un traité qui témoigne de son admiration pour eux. Pour lui, leur erreur principale était de refuser l'autorité des prêtres et de Rome. Pour les convaincre, il tente de démontrer que l'Eglise a toujours été peuplée de bons et de méchants mêlés, tout en utilisant l'Ecriture (où existent par exemple les bénédictions et les pélerinages). Cette tentative de rassemblement ressemble à celle qui est faite au même moment auprès des Hussites de Bohême. Mais l'irruption de la Réformation change la donne.
Dès 1526, les Vaudois ont noué des contacts avec la Suisse et l'Allemagne. En 1530, au synode de Mérindol, ils décident de discuter avec les réformateurs et envoient des barbes à Neuchatel (Farel), Berne (Haller), Bâle (Oecolampade) et Strasbourg (Bucer, Capiton). Pour discuter en matière de dogme. Nous connaissons les réponses de Oecolampade et Bucer, qui réprouvent le célibat et le travail manuel des barbes, le système des prédications itinérantes, le culte de la fin du monde et prônent l'acceptation du pouvoir civil.
De retour, le pasteur Morel rédige en 1531 une confession de foi en 14 articles, les Péticions. En 1531 est tenu le synode de Chanforan en val d'Angrogne, en présence de Farel (de Gap, dont le père était peut être vaudois) et d'Antoine Saunier. Ils admettent une nouvelle confession de foi où l'Eucharistie est purement symbolique (sacramentaires) et surtout la prédestination et décident de faire imprimer une Bible en français préparée par Pierre Robert, dit Olivetan et qui sortira à Neuchatel en 1535, préfacée par Calvin son cousin.
Ces activités provoquent dès 1531 l'inquiétude du pouvoir royal et des évêques locaux, du légat d'Avignon qui nomme un inquisiteur, le dominicain, Jean de Roma. Celui-ci fait l'objet d'une enquête pour avoir transferé des accusés à Cavaillon, hors du royaume, ce qui nous donne des sources directes par exemple, l'interrogatoire du barbe Pierre Griot, qui assimile l'hérésie vaudoise à la sorcellerie.
On suit par ailleurs entre 1530 et 1540 le barbe Antoine Guérin, un ancien dominicain ayant prêché à Paris, Meaux et Rouen, devenu bonnetier à Avignon et qui prêche contre les indulgences et contre le pouvoir pontifical. On comprend alors l'informateur du cardinal Farnese, légat en Avignon : " On peut craindre qu'il ne se fasse un canton de suisses ". Pour les pouvoirs, l'amalgame entre la dissidence vaudoise et la Réformation est donc accompli et dès le 11 mai 1534, après la rencontre entre François Ier et Clément VII à Nice, la répression est décidée pour tous ceux qui n'auraient pas abjuré dans les deux ans. Les vaudois appellent alors à l'aide Farel et Viret et commencent à s'armer. Ils organisent une contre Eglise à Mérindol, avec une nouvelle confession de foi, très calviniste, en 1541. La reprise de la guerre avec Charles Quint les a provisoirement sauvé mais le gouverneur du roi (Comte de Grignan) monte une opération qui permet de faire passer les troupes annoncées en Italie par les villages vaudois. Elles ratissent systématiquement le pays les 17 et 18 avril 1545 et les villages fortifiés de Cabrières et de Mérindol se rendent le 20 en livrant leur chef et leur barbe contre la vie sauve. La promesse n'est pas tenue et tout le monde est massacré, par les soldats et par les villageois catholiques des alentours, venus au butin (au moins 230 chefs de famille et une chasse à l'homme qui dure jusqu'à l'hiver).
Le massacre, qui anticipe les pires moments des guerres de religion, est considéré comme un haut fait de guerre. Il manifeste l'arrivée d'un catholicisme de combat, qui refuse la différence religieuse et plus encore l'iconoclasme calvinisteà venir.
Pour Pierrette Paravy, le valdéisme est d'abord un mouvement de conversion, un mouvement de réveil qui prône la fidélité à l'Eglise catholique mais la conversion intérieure en plus. Leur passage à la Réformation provoque une rupture et les met en porte à faux par rapport à leurs traditions dans la mesure où les rites de l'Eglise catholique ne sont plus indifférents mais une abomination. Leur position est donc intenable, surtout face à la réforme catholique qui valorise de plus en plus le prêtre et l'Eucharistie. Le luthéranisme les a séduits parce qu'il insistait sur le culte en esprit et en vérité contre la multiplication des rites extérieurs, contre le clergé et contre Rome. Mais d'autres aspects posent plus de problèmes : le valdéisme est en effet un mouvement pénitentiel qui postule que l'effort de l'homme pour faire son salut a une valeur (la confession). La prédestination est donc contraire à l'esprit du mouvement. Le valdéisme s'est pourtant fondu relativement rapidement dans le calvinisme, preuve que nombre de ses intuitions comptaient plus que les dogmes : une communauté de laïcs engagés, encadrée par des missionnaires à la vie exemplaire, dont le rôle principal est désormais la lecture directe de l'Ecriture et la prédication familière et non plus la distribution des sacrements. Ces valeurs se retrouvent dans le calvinisme, preuve que l'organisation de l'Eglise est chose importante dans les choix religieux.
L'exemple vaudois est le contraire d'un radicalisme évangélique à la façon anabaptiste tant il a longtemps composé avec l'Eglise catholique locale (nicodémisme) ; il est la preuve qu'une paysannerie peut vivre d'une religion sans " rituels paniques " et qu'une religion intérieure et fondée sur la Bible seule n'est pas seulement l'apanage des lisants-écrivants des villes.
L'échec de Seyssel à les convaincre par l'Ecriture de la valeur des rituels rassurants bibliques, de l'importance du culte du Saint-Sacrement et du rôle du prêtre montre que le besoin aigü de réforme peut aussi passer par d'autres voies que celles de la rupture. Une fois la rupture faite entre catholiques et protestants, entre 1530 et 1540, d'autres phénomènes liant positions théologiques et sociologiques apparaissent : il n'est plus possible d'être entre les deux, les nicodémites, moyenneurs et autres temporisateurs selon le vocabulaire du temps sont méprisés. Le temps des confessions exclusives commence. Au début des années 1560, un front confessionnel s'est constitué, aussi bien chez les protestants que chez les catholiques. Ces phénomènes de repliement radical et de refus du pluralisme sont actuellement un champ passionnant de l'étude historique des relations entre religions et sociétés.