Madame Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique

2002-2003

11. La réforme en continuité, les réformistes-humanistes non schismatiques et leurs échecs

I. Profil de quelques groupes

II. Réformer par l'autorité de l'Écriture

III. Faire la réforme pastorale

 

11. La réforme en continuité, les réformistes-humanistes non schismatiques et leurs échecs

Ne jamais oublier que les réformes de la fin du XVe siècle sont porteuses à la fois de la Réformation et de la réforme catholique, qu'on appelle Contre-Réforme seulement quand elle est édifiée contre le protestantisme. Luther était persuadé que tous les fidèles sincères passeraient à la Réformation, or tel n'est pas le cas, même en Allemagne. Les humanistes sont profondément divisés en effet face à Luther. Après un premier temps de sympathie qui amène des compagnons à Luther et aux autres réformateurs, beaucoup répugnent au schisme et refusent de choisir tandis qu'une partie choisit aussi de camper sur le conservatisme. Il y a donc un mouvement jumeau de réforme (G. Alberigo) qui accompagne les Réformations et dont l'historiographie catholique n'a pris conscience que dans la seconde moitié du XXe siècle, mais aussi un niveau entre deux. Auparavant, dans les manuels, tout ce qui n'était pas conforme aux canons tridentins était assimilé à la Réformation. Le grand dictionnaire des frères Haag, La France protestante, 1846-1859 et les historiens protestants assimilaient tous ceux qui avaient critiqué à un moment ou à un autre le catholicisme romain. Marguerite de Navarre, Lefèvre d'Étaples, Érasme sont alors considérés comme des protestants. Or la question est bien plus complexe.
Les historiens estiment aujourd'hui qu'il ne faut parler de protestants qu'à partir de 1529 et de calvinistes qu'après 1560. Entre 1530 et 1550, les frontières entre réformes en continuité et Réformations sont encore floues. Les orthodoxies ne se fixent vraiment qu'entre 1550 et 1565. Alors seulement le choix religieux prend le sens d'une rupture volontaire en dehors de l'élite. Jusque vers 1550, il y eu des réformateurs avides de réforme mais refusant la rupture avec l'Église romaine.
Qui sont ces humanistes non schismatiques ? Que veulent-ils ? réformer par l'Écriture. Comment ? par une réforme pastorale.

I. Profil de quelques groupes

Reconstituer leur histoire est difficile car les critères de définition sont fuyants. Un groupe peut tenir des propos hostiles à la messe comme sacrifice, à la vie monastique, au pape, sans pour autant accepter la disparition du clergé, de la vie régulière, de la messe.
Ils faut les étudier sans projeter l'histoire future.
Le premier qualificatif qu'on leur donne (Calvin) est celui de nicodémites (Jn 3,1)
Ils semblent partager les idées réformées mais ne quittent pas le giron de l'Église et pratiquent dont la dissimulation religieuse. Calvin sort contre eux en 1544 l'Excuse à messieurs les Nicodémites pour les traiter de mauvais réformés. Les catholiques les estiment aussi mauvais chrétiens. Il s'agit d'un phénomène européen. Cf Carlo GINZBURG, Il nicodemismo. Simulazione religiosa nell'Europa del '500, Turin, 1970. Le Saint Office commence à poursuivre ceux qui sont indifférents aux rites extérieurs car ils privilégient l'expérience mystique, ceux qui sont indifférents aux querelles théologiques et estiment les controverses inutiles, ceux qui dans l'attente des Derniers jours estiment que l'Église est une institution vidée de sens.
La théorisation la plus poussée de cette attitude se développe en Italie, mais l'origine est Allemande, comme on le voit avec les humanistes Alsaciens Otto Brunfels à la chartreuse de Strasbourg et Beatus Rhenanus à Sélestat qui fondent la dissimulation religieuse sur l'Écriture en 1527.
En Angleterre, les catholiques adoptent la même attitude au temps d'Elizabeth
En Espagne, les marranes et morisques mais aussi les alumbrados.
Les historiens, pour éviter le mépris attaché au terme, les appellent plutôt Évangéliques ou Bibliens parce qu'ils ne mettent rien au dessus de l'Écriture comme autorité. Le terme n'est plus universellement admis depuis qu'on travaille surtout sur leur rapport au pouvoir (en France, il deviendra le parti des moyenneurs, qui veut l'union religieuse par l'exclusion des extrêmes (M. de l'Hospital)), mais il est commode.
Au surplus, au point de départ, on trouve une certaine unité de l'attitude religieuse. Depuis Cantimori, les travaux italiens ont été très nombreux sur ces tenants d'une relation personnelle avec le Christ, très christocentristes, très bibliens et surtout favorables à l'effusion spirituelle ; leurs adversaires les appellent " les pleurards ". Massimo FIRPO, Riforma protestante ed eresie nell'Italia del Cinquecento. Un profilo storico, Rome, 1997. Ils ont pour eux une grande proximité avec l'esprit mendiant, revivifié par Savonarole, diffusé sans cesse tout au long de la période (cf Marguerite de Navarre initiée par un exilé florentin en 1521).
Le terreau le plus fécond est après Florence, Venise, qui est aussi un grand centre de la réforme Bénédictine. C'est de là que viennent l'ermite réformateur (camaldule) Giustiniani aussi bien que le laïc et vénitien Gaspard Contarini, converti le samedi saint 1515 à justification par la foi seule, il acquiert paix et sécurité (dit-il) en découvrant dans l'expérience spirituelle la miséricorde divine qui seule peut effacer le péché. Il devient en 1520-1530 une figure de proue de l'évangélisme italien, en fédérant tous ceux qui cherchent une religion épurée.
Mais on trouve aussi un cercle padouan, très réceptif aux écrits d'Érasme et au radicalisme de la Philosophie du Christ, autour des disciples de Pietro Bembo : Vergerio, Flaminio, Pole. On trouve un autre groupe à Naples, autour de Juan de Valdès qui y séjourna entre 1534 et 1541.

Tous ont en commun un grand irénisme, la certitude que la violence ne peut résoudre les questions qui touchent à la conscience. Ils défendent aussi le retour à l'Église des premiers temps, mais ils refusent le schisme avec Rome et plus encore avec les traditions médiévales en matière d'organisation de l'Église et de rites.
Ex. Le français François Bauduin un juriste d'Arras (1520-1573), taxé par Calvin de " moyenneur " en 1561. Cf Mario TURCHETTI, Concordia o tolleranza ? François Gauduin e i " moyenneurs ", Genève, 1984.
C'est un ami du calviniste Jean Crespin, qui a assisté avec lui aux prêches, il est banni en 1545, passe à Genève et devient secrétaire de Calvin en 1547. Après une première rupture avec Calvin, il enseigne le droit à Bourges et retourne à Genève en 1555, rompt à nouveau et se retrouvent à Heidelberg où il devient l'ami de Melanchthon sans jamais adhérer au luthéranisme.
Pour lui réformer l'Église, c'est la ramener au temps de Constantin : il explique que la reformatio n'est pas la transformatio " Nous appelons maintenant transformatio quand on efface du tout une forme visible pour en introduire une autre toute nouvelle. Nous appelons reformatio quand on tâche à réparer et établir la forme première " Discours sur le fait de la réformation de l'Eglise, pub. André STEGMANN, Édits des Guerres de religion, Paris, 1979, p. 37-43. Or la voie moyenne de Bauduin est celle qui est proposée par le catholique chancelier Michel de l'Hospital au colloque de Poissy, en vain d'ailleurs, car l'heure est aux intransigeants. Mais les moyenneurs formeront le noyau des Politiques qui vont faire le succès d'Henri IV.
On peut donc parler de Tiers parti ou de troisième voie, née de façon simultanée dans plusieurs pays, ils sont souvent insaisissables car ils ne nous ont pas souvent laissé leurs états d'âme par écrit mais leur aventure présente un air de famille.

-Les érasmiens espagnols et italiens sont dans ce cas
M. BATAILLON, Erasme et l'Espagne, 1937. Parfois dépassé mais magnifiquement écrit. Raconte le formidable succès de l'Enchiridion, traduit en 1525 " un manuel du christianisme en esprit " contre les innombrables prescriptions. L'entourage de Charles V est très érasmien. Ces érasmiens sont détruits par l'Inquisition espagnole en 1557-1558 après avoir formé des cercles persécutés. On y trouve par exemple, dans le cercle d'Alcalà, Juan de Valdès, auteur du Dialogue de doctrine chrétienne, 1529. Persécuté, celui-ci s'enfuit à Naples où il entre en contact avec l'aristocratie italienne, ex le cercle de Viterbe mené par Vittoria Colonna, où on trouve Michel Ange, Reginald Pole, Giovanni Morone… Ils sont également poursuivis par le Saint Office après 1541 et surtout entre 1555 et 1560.
Des manuscrits circulent, qui reprennent l'héritage des alumbrados prônant la quête de l'illumination intérieure, sans développement dogmatique et sans rites extérieurs : la seule chose importante est la vie spirituelle, la dévotion, la justification par la foi ; l'extérieur ne doit pas être combattu, n'a pas besoin d'être combattu car seule compte la rénovation intérieure pour renouveler la vie et la société chrétienne. Inutile de polémiquer. Ces attitudes ne sont pas nicodémisme mais indifférence aux formes extérieures de la religion. Le groupe de Naples a eu une influence profonde sur Julia Gonzagua, Vittoria Colonna, Carnesecchi, Reginald Pole, Occhino. Le disciple le plus actif de Valdès fut Marc Antoine Flaminio. Une partie des disciples de Contarini se retrouvent donc dans ce groupe. Ces groupes très divers manifestent une présence diffuse de ces idées un peu partout en Italie.
Contarini est plus " luthérien " que ces derniers, mais il ne rejette ni le clergé ni les dogmes. Il développe plutôt un Augustinisme classique, qu'on retrouve chez Seripando par exemple. Au contraire, Flaminio va se radicaliser en lisant Calvin par exemple.

Dès 1535, Contarini devenu cardinal va militer pour un compromis théologique avec la Réforme de l'Europe du Nord. En mai 1541, il négocie à Ratisbonne avec Melanchthon une déclaration commune sur la double justice donnée par le Christ. Mais le texte est refusé par Rome. Par le parti intransigeant du Sacré Collège (Carafa, Cervini, Aleandre) mais aussi par Sadolet qui trouve qu'il accorde trop de place au pessimisme luthérien. Quant à Pole, il estime que les fondements scripturaires en sont douteux. Par contre, la formule de Ratisbonne est reconnue par le Maître du Sacré Palais, Tomaso Badia. Les partisans du dialogue et d'une clarification théologique nette s'affrontent jusqu'au concile, qui sort dès 1547 le décret sur la justification (mais Pole a quitté le concile pour ne pas avoir à le souscrire).
A Modène, l'évangélisme est confronté à des groupes plus radicaux. Morone tente de leur faire signer une formule rédigée par Contarini. Pour eux, la justification par la foi ne met pas en cause la hiérarchie.
L'année 1542 voit à la fois l'échec de Ratisbonne, la mort de Contarini, la création du Saint-Office, la fuite d'Occhino et Vermigli alors qu'ils sont convoqués à Rome. Plusieurs de ces érasmiens ont choisi la fuite à Genève, comme Pier Paolo Vergerio et Bernardino Occhino (général des Capucins), mais la plupart sont anticonformistes en privé et conformistes en public. Une nouvelle vie religieuse est en gestation. C'est ainsi que Giberti (Vérone) écrit à Gonzague : " puisque nos spirituali nous donnent peu de consolation, il serait bien d'abandonner leur compagnie ". C'est l'heure du choix.

Les spiritualistes se radicalisent alors, particulièrement dans le groupe valdésien de Viterbe autour de Pole et Morone qui élabore une justification proche de celle de Luther. La première version du Trattado del beneficio est imprimée en 1543, après avoir circulé sous forme manuscrite. Elle est l'œuvre d'au moins deux auteurs : l'OSB Benedetto de Mantoue, moine à San Giorgio de Venise puis à Catane. Le texte est revu par Flaminio dans un sens très augustinien. Il propose le salut par la foi seule : se croire prédestiné suffit à accéder au salut et le pardon est accordé à tout le genre humain. C'est une synthèse entre l'humanisme chrétien et le sens de l'omnipotence divine. Ce livre consolateur a reçu un énorme écho : peut-être 40000 ex du Beneficio ont été vendus à Venise dit Vergerio (excessif).
Très rapidement le livre est interdit et circule de façon clandestine. Mais Morone et Pole jouent un rôle important au concile de Trente, ils ne sont pas encore discrédités et la politique d'équilibre de Paul III leur donne la possibilité de s'exprimer. A la fin du pontificat de Paul III, Morone rate d'une voix l'élection pontificale. Il est aussitôt accusé par Carafa et le Saint-Office fait l'élection de Del Monte. De même en 1555, Cervini et Carafa seront élus par le Saint-Office sur leur volonté d'épuration. Morone est emprisonné en 1557, Pole rappelé à Rome (mais sauvé par Mary Tudor). A la mort de Paul IV, ils sont réhabilités mais ils ont perdu leur influence politique.
Pole est proche de la justification luthérienne, mais il le concilie parfaitement avec un engagement public envers la défense du Saint-Siège. Les sources inquisitoriales biaisent en effet la démarche historique, on refuse donc de plus en plus de qualifier les attitudes religieuses des spirituels. Tous partagent une quête de l'illumination qui correspond à une inquiétude personnelle.
Leur but est de promouvoir la vérité de la justification mais ils sont aussi responsables dans l'Église au plus haut niveau. Ont-ils voulu une réforme de l'intérieur en pratiquant un certain entrisme ? C'est le point de vue de Carafa. Mais Pole et Morone ont été des candidats sérieux au pontificat. Les spirituali s'opposent donc aux intransigeants à Rome. Peut-être a-t-on un peu trop fait de Paul IV un croquemitaine totalitaire.
Les spirituels collaborent à l'œuvre de réforme de l'Église catholique, au moins depuis 1537. Ils ont beaucoup de relais dans la société italienne cf A. Prosperi, autour de l'OSB G. Siculo, qui défend la valeur de la révélation prophétique et le pélagianisme est exalté au Mont-Cassin. Il sera exécuté en 1551 sans le secours de la confession. On compte beaucoup de cas similaires, l'Italie n'est donc pas seulement le réceptacle de Wittemberg et de Genève mais développe des voies propres de réforme.
On peut faire la même remarque pour la France, dans le sillage de Marguerite de Navarre et Guillaume Briçonnet.

- Les fabristes français
Les disciples de Lefèvre d'Étaples et la cour de Marguerite de Navarre à Nérac. Aussi le groupe de Meaux qui tente une vraie réforme du diocèse sous l'autorité de l'évêque Guillaume Briçonnet. Lefèvre, Gérard Roussel, Michel d'Arande, Pierre Caroli, Guillaume Farel… sont condamnés par le parlement en 1525 et passent par Strasbourg en 1527. Mais plusieurs deviennent évêques ou curés dans les années 1530, à Oloron, Saint Paul Trois châteaux, Rodez et on suit beaucoup de moyenneurs à leur suite.
Il s'agit cependant d'une étroite élite intellectuelle, qui témoigne de la montée de la conscience individuelle et de la privatisation de la religion. Mais il s'agit tout autant d'un mouvement intérieur de rénovation de l'Église romaine, au moins tant qu'ils n'ont pas été persécutés.
Leur unité, plus encore que sur la dissimulation, repose sur la volonté de réformer sur des principes simples.

II. Réformer par l'autorité de l'Écriture

Ils sont, comme les protestants, fascinés par la Bible. Luther n'est donc pas le seul converti par la lecture de saint Paul

- Le grand reproche des luthériens et calvinistes est que l'Église romaine ne met pas la Bible au premier rang de la vie chrétienne. Pour Érasme, Lefèvre, Clichtove et Guillaume Briçonnet, l'autorité de la Bible est première. Mais elle doit être lue en Église comme l'affirme Thomas More face aux premiers protestants anglais, et non pas interprétée de façon individuelle.
Cf. Bernard COTTRET, dans Annales ESC
Guy BEDOUELLE et Bernard ROUSSEL, Le temps des Réformes et la Bible, Paris, 1989.
Prêcher la Parole de Dieu, rencontrer le Christ à travers le dialogue de la parole (lecture à haute voix) est essentiel pour tous et pas seulement pour les protestants. Pour les grands mystiques comme Ignace de Loyola, Thérèse d'Avila, Jean de La Croix…, l'intelligence de l'Écriture est liée au progrès spirituel, mais la Bible seule authentifie l'expérience mystique (ex. Élie, Cantique…) Il s'agit d'une pratique de la Bible difficile à saisir comme objet d'histoire car elle n'a pas la radicalité protestante, mais elle inaugure des temps nouveaux dans le catholicisme aussi. Le concile de Trente sera très prudent sur la Bible, c'est seulement à partir de 1564, en soumettant toute traduction à l'évêque du lieu que la traduction est gênée. Mais il n'y aura jamais d'interdiction de lire la Bible chez les laïcs, du moment qu'ils la lisent en latin… ce qui crée une pratique particulièrement élitiste, qui fait toute la différence avec les protestants.

-La justification par la foi et la liberté chrétienne
Les premières générations, avant la naissance du protestantisme, ont lu et relu Rm 1,17 et nombre de théologiens comme Cajetan, Roussel, Contarini, pensent que seule la foi du Christ rend le chrétien juste, une foi gratuite qui vient de Dieu seul et non des efforts de l'homme. Jusqu'au concile de Trente, ce n'est pas une marque d'hérésie. Encore ce dernier définit il très tôt la justification catholique dans son décret de 1547 et sur un fondement Érasmien, l'Érasme qui défendait la liberté de l'homme face à Luther : Dieu donne gratuitement la foi mais l'homme n'est pas inactif, il peut choisir le bien. A plusieurs reprises, des colloques ont marqué l'accord avec les protestants sur ce point, par exemple à Ratisbonne en 1541, un colloque mené par les érasmiens de l'entourage de Charles V et Gaspard Contarini comme nonce. Ces discussions sont la preuve que jusqu'à cette date, le débat théologique n'empêche pas l'unité.

-Le primat de la vie intérieure sur les observances
Érasmisme, fabrisme, luthéranisme, valdéisme, calvinisme… sont des mouvements de rénovation spirituelle, fondée sur la culture intellectuelle et la piété. C'est une attitude première de l'humanisme. Face à cette réalité, les sacrements et les œuvres sont dévalorisés. La prière privée (oraison), dont les techniques ont été mises au point dans les couvents de la devotio moderna au siècle précédent, est soutenue. Elle devient méditation méthodique avec les Exercices de Ignace de Loyola mais aussi avec le Rosaire. Le dominicain espagnol Louis de Grenade l'expliquera dans sa Guide des pécheurs en espagnol (1554-1556) dans ce qui deviendra un best seller du XVIIe siècle. Les risques de telles pratiques sont de tomber dans le subjectivisme, c'est pourquoi les Jésuites prônent la soumission à un directeur de conscience et les protestants luttent contre l'illuminisme (le libre exemen est pour plus tard).

III. Faire la réforme pastorale

Ces réformateurs exaltent le sacerdoce et l'autorité hiérarchique. Le prêtre, homme de la messe, est supérieur aux anges dit François d'Estaing avec Clichtove. Il doit donc être bien formé pour bien travailler et mener une vie digne de sa vocation (on voit les interstices augmenter pour toute une frange d'ordinands). C'est sur ce thème que les fabristes se séparent en deux groupes, dès 1518-1519. Réformer par le prêtre est une forme de la reformatio qui arrive à maturité. L'Italie suit les mêmes thématiques.
Les compagnies de prêtres apparaissent en Italie pour défendre un nouveau style de vie sacerdotale. Les Théatins, en 1524, ou ClerCs réguliers de la Divine providence par Jean Pierre Caraffa, évêque de Chieti (Theane) et futur Paul IV, les Barnabites ou Clercs réguliers de Saint-Paul en 1530 par Antoine-Marie Zacharia , les Jésuites (1539). En France, il faudra attendre la fin des Guerres de Religion pour voir un tel mouvement se poursuivre (Sulpiciens, Lazaristes…). Tous ont en commun la volonté de promouvoir un prêtre digne dans sa vie, son apparence et ses propos, un prêtre séparé du commun, responsable du salut des fidèles sur son propre salut.
Les Barnabites n'hésitent pas à évangéliser dans les rues, à utiliser des chants entraînants, à créer des contre fêtes comme la prière des 40h pendant les désordres Carnaval. Mais en même temps ils prônent l'obéissance à la hiérarchie.
Ces réformateurs accompagnent aussi des formes nouvelles de dévotion, à la mode à la fin du XVe siècle et remises en cause par les Réformations. Le culte eucharistique, culte de la présence réelle, étudié par Miri Rubin, Corpus Christi. The Eucharist in Late Medieval Culture, Cambridge, 1991, qui montre comment la fête du Corpus se développe rapidement en Occident à partir de Liège, de Rome et d'Avignon et comment elle entre dans les cultures locales. L'Eucharistie est un symbole unifiant, un principe organisateur et unanimiste qui séduit les villes. Elle permet en effet de rendre visible le corps collectif, dans un monde où " faire corps est de l'ordre du sacré ".
Le Rosaire, une dévotion dominicaine née à la fin du siècle dans l'entourage d'Alain de La Roche , qui fait partie des OP de l'observance de la congrégation de Hollande, crée à Évreux en 1470 une confrérie dont la tâche est la récitation du Rosaire et méditation des épisodes (Mystères) de la vie de Jésus et Marie. En 1475, au couvent des OP de Cologne, il organise la maison mère de la Confrérie où on participe à la dévotion sur inscription (très rapide développement en Europe). La dévotion est donc très contrôlée par le clergé ; elle ne deviendra méditation des 15 mystères qu'à la fin du XVIe siècle, au moment où le pape donne le monopole de l'érection de confréries au général des dominicains (chapelet=5 dizaines séparés par NP, Rosaire=3 chapelets et 15 mystères=150 AM).
Ils défendent enfin, comme François d'Estaing à Rodez ou Jean Michel à Angers, le culte de la Vierge et des Anges gardiens contre les critiques humanistes et bibliques. A la fin du XVe siècle, la solennisation des fêtes de la Vierge est aussi très importante et surtout le succès des pèlerinages mariaux commence (Le Puy, Liesse, Lorette…) au détriment des cultes traditionnels des saints.
Tous les indicateurs (testaments…) montrent le recentrage général de la piété sur la vie du Christ et la personne du Christ (accessoirement de la Vierge) qui sont magnifiés dans les mystères (J. M. Matz a calculé que dans sa vie, un angevin voyait 10 mystères et entendait 800 sermons)

Les grandes vedettes de la réforme catholique ne datent donc pas du concile mais s'enracinent loin dans les pratiques du Moyen Age flamboyant cf Histoire de la France religieuse, t. II. Elles sont respectées par les réformateurs non schismatiques mais seront investies de façon systématiques par le catholicisme tridentin comme marques profonde d'identité catholique hostile au protestantisme.
On a trop eu tendance à définir les humanistes aspirant à la réforme par rapport à une Église catholique officielle qu'on suppose uniforme et gardienne sourcilleuse de la doctrine. On a trop fait de ces réformistes des progressistes laminés par les méchants catholiques intégristes. En fait il n'y a pas avant la publication des 36 articles de la foi de la Faculté de théologie, en 1543, voire avant le début du concile d'unité qu'on puisse appeler catholiques.
Tous les intellectuels critiques à l'égard de l'Église ne veulent pas une transformatio. Au nom de l'Écriture, ils placent le Christ au centre du salut et y rapportent toutes les bonnes coutumes de la piété chrétienne. Ils pensent qu'il faut obéir à l'Église car " la vérité de Dieu est en l'église des sainctz " dit Gérard Roussel, ancien du Groupe de Meaux devenu évêque d'Oloron, l'un des modèles du nicodémisme.
Il n'y a pas de catholiques et de protestants tant que les positions du catholicisme ne sont pas définies, ce qui est le rôle du concile.


Pourquoi leur échec ? A cause de la répression ? Parce que le mouvement a refusé de se constituer en confession ? En tout cas on observe les capacités réelles de conviction de cette Renaissance qui refuse l'intransigeance, même si Morone défend parfois des réformes soutenues en même temps par Carafa et si Guillaume Briçonnet et son entourage le moins radical rentrent dans le rang en silence.
On a un peu oublié que la plupart se rallient au concile et à Rome, faute d'avoir réussi la conciliation : Contarini, Morone, les Jésuites vont se mettre au service du concile aussi bien que les plus intransigeants. La dérive de tous les schismatiques vers des positions de plus en plus radicale condamnait sur le moment ceux qui affectaient de ne pas choisir. Or les Guerres de Religion vont leur donner raison. On ne peut pas travailler sur la paix sans tenir compte de la présence de ces entre-deux dans le corps social. Qu'est-ce qui fait que les plus radicaux ont la parole, d'un côté comme de l'autre ? Qu'est-ce qui stérilise l'action des moyenneurs ?
Ceci demande une interprétation générale bien difficile à tenir pour cette époque. Je ferai, à titre de conclusion provisoire de cet examen des phénomènes entre Renaissance et Réforme(s).
Il faut tenir compte toujours des mouvements sociaux, des aspirations politiques, de la logique des événements qui entraînent ceux qui entrent dans l'action plus loin que prévu.
Mais à l'époque de la Renaissance, il semble que l'aspiration à la radicalité est enracinée à la fois dans la croyance courante en la fin des temps, dans les angoisses existentielles des fidèles et dans le désir de réforme.
La remise au premier plan de l'idéologie de l'Écriture, de l'Église des premiers temps, de l'Antiquité chrétienne est la face humaniste du religieux. Or l'institution Église médiévale, si elle est parfois prête à se remettre en cause en parole, ne l'est pas vraiment dans ses fonctionnements. La rigidité de l'institution face aux changements culturels n'est pourtant jamais une fatalité comme le montre la qualité des débats du concile. Les catholiques ont choisi, eux aussi la rupture ; ils ne font pas que défendre le passé.
Les transformations culturelles de la fin du Moyen Age affectent donc l'ensemble des secteurs pour pousser au changement, soit pour rénover, soit pour faire table rase, mais toujours pour bouger. Vouloir changer, aller de l'avant est la grande caractéristique de cette époque.