Madame Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire moderne:
Année académique 2002-2003

2. Penser et explorer. Renaissance et ouverture du monde

I. L'ouverture du monde entre mythe et réalité

 

II. L'Amérique, Une révélation confuse et contestée (1492-1502)

 

III. L'ouverture est-elle facteur de dynamisme ?

RENAISSANCE ET MODERNISATION

La tradition historiographique et sociologique représente la Renaissance comme la naissance de notre modernité. Mais les contemporains exécraient le terme modernus car ils voulaient recréer l'Antiquité. Le mot est cependant tellement élastique qu'on peut lui faire dire bien des choses. La Renaissance est-elle vraiment moderne, c'est à dire proche de nous, créatrice de ce que nous sommes ? Est-elle ouverte, inventive, rationnelle, dynamique, ainsi que nous aimons nous représenter ? Nous allons l'examiner sous plusieurs angles pour faire une réponse de normand : oui et non.

2. Penser et explorer. Renaissance et ouverture du monde

Les grandes découvertes font partie de la présentation obligée de la Renaissance. Nous y reviendrons à plusieurs reprises en cours et en TD, mais je voudrais poser des problèmes simples pour déconstruire une liaison trop bien établie entre Renaissance et mondialisation, Renaissance et dynamisme économique et démographique. Le réel est en effet bien plus complexe que ces schémas rhétoriques trop bien huilés.
1492 sert assez souvent de borne pour passer du Moyen Age à l'époque moderne. Mais quelle en est la réalité ? Au soir du 31 décembre 1492, voire au soir du 31 décembre 1500 encore, personne, et moins encore Christophe Colomb ne savent qu'un nouveau continent vient d'être découvert. Il faudra plus d'une génération pour se rendre à l'évidence. Ce fait est directement lié à la manière d'aborder la connaissance à cette époque, d'une façon très ambiguë pour nous, entre tradition et innovation , entre théologie et réalisme. Les réalités matérielles, indéniables, n'expliquent pas à elles seules pourquoi on a eu le goût du risque à cette époque : l'esprit de croisade autant que le désir de faire fortune animent les découvreurs. Il faut donc aller voir de près pour éviter les anachronismes.
Aujourd'hui, les découvertes se diffusent de façon presque instantanée et les conséquences pratiques, économiques, démographiques sont très rapidement sensibles. L'observation rapide des conséquences des Grandes découvertes nous permettra de poser quelques grandes structures économiques et démographiques caractéristiques de notre période.
Cf Bartolomé et Lucile Bennassar,
Lestringant, Frank, L'atelier du cosmographe ou l'image du monde à la Renaissance, Paris, 1991 et " Le monde ouvert " dans G. Chaix (éd.), L'Europe de la Renaissance, p. 9-26.
Labrousse
Braudel
Vitorino Magalhaes Godinho, Les découvertes. Une révolution des mentalités, Autrement, 1990.


I. L'ouverture du monde entre mythe et réalité


Des découvertes inéluctables ?
Christophe Colomb est l'un des emblèmes de la Renaissance. Avec audace, il a sauté dans l'inconnu et ouvert la route des traversées transaltlantique que suit encore aujourd'hui la marine à voile (Route du rhum). Il faut se souvenir que l'extrémité de l'océan était pour le commun une zone de vide où tout disparaissait. Et pourtant, Colomb est loin de correspondre à l'image idéale qui a été construite par l'histoire car il est parti la tête pleine d'images venues de l'Antiquité et de la Bible. Le brouillon de sa lettre aux rois, insérée dans le Livre des prophéties de 1501, révèle un homme passablement vantard (il n'a jamais réalisé la circumnavigation de l'Afrique, réservée aux portugais) qui a conscience qu'il appartient à l'élite des marins et des hommes d'action. Pourtant les ressorts de son action ne sont pas totalement en lui-même :Tout jeune, j'ai commencé à naviguer sur la mer et j'ai continué à le faire jusqu'aujourd'hui. Cet art incline celui qui s'y livre au désir de connaître les secrets du monde… Toutes les routes sur lesquelles on a navigué jusqu'aujourd'hui, je les ai parcourues. J'ai eu des relations et entretiens avec des gens de science, ecclésiastiques et laïcs, latins et grecs, juifs et maures, et avec beaucoup d'autres de sectes différentes. Je trouvai Notre Seigneur favorable à mon désir et je reçus de lui pour cela l'esprit d'intelligence ; il me rendit apte à la profession de marin, me donna ce qui suffisait en astrologie, comme en géométrie et arithmétique. Au cours de ces temps, j'ai vu et étudié toutes sortes de livres : cosmographie, histoires, chroniques, philosophie et autres arts auxquels Notre Seigneur m'ouvrit l'esprit, en me rendant évidente la possibilité de naviguer d'ici aux Indes et il me donna la volonté d'exécuter ce projet ; habité par ce feu, je suis venu près de vos altesses. Tous ceux qui connurent mon projet me repoussèrent en raillant, ils se moquaient. Toutes les sciences que j'ai énumérées ne me furent d'aucun profit, ni leur autorité. Il n'y eut de foi et de constance qu'en Vos Altesses. Qui peut douter que cette lumière soit venue de l'Esprit-Saint comme de moi ? En 1501, Colomb croit encore avoir atteint les Indes grâce à l'aide de Dieu. Au nom de son expérience, il rejette largement le savoir livresque, celui qui est issu de l'Antiquité, Ptolémée, un Alexandrin du 2e siècle, dont on n'est pas sûr qu'il soit l'auteur de la Géographie qu'on lui attribue, mais bien du traité d'astronomie mathématique Almageste (La grande composition). En fait, le gênois Colomb était un vrai marin, aussi à l'aise en Méditerranée qu'en Atlantique, mais un mauvais savant. Il s'est trompé dans ses calculs avec une obstination étonnante qui nous invite à nous pencher sur ce qu'est vraiment un homme de la Renaissance. Voir Salinero.
Fils de tisserand à l'aise, assez en tout cas pour lui donner une bonne instruction classique, il avait pris la mer vers 14 ans et bourlingué comme mousse un peu partout. Arrivé à Lisbonne en 1476, il se marie en 1479 avec une jeune noble et séjourne le plus souvent à Madère. Entre la capitale de la navigation et l'ile du cœur de l'Atlantique, il a appris comme nul autre à maîtriser l'océan, de l'Islande à la Guinée et peut-être même découvert lui-même ou entendu parler d'une terre vers l'ouest à l'occasion de son séjour de plus de sept ans au milieu de l'Océan (le secret de Colomb). En tout cas, il en gardera une capacité à lire et à décrire la nature tout à fait étonnante.
Il a cependant conçu à Lisbonne l'idée d'aller aux Indes par l'ouest. L'idée était dans l'air puisque le cosmographe de Nuremberg, Martin Behaim (l'auteur du premier globe terrestre connu, en 1492) l'a proposé, envoyé à Lisbonne par Hieronimus Munzer alors qu'ils ignoraient tout du premier voyage. Sur son globe, il place Cipango (le Japon) à la place du Mexique après avoir notablement sous-estimé les distances. Comme Colomb.
Celui-ci a travaillé à son voyage en utilisant surtout la géographie de Ptolémée (imprimée en 1478) et l'Imago mundi de Pierre d'Ailly (1480), mais surtout des récits de voyages, dont celui de Pie II Piccolomini, édité en 1477. Il critique Ptolémée après son voyage en Islande et estime qu'il a imaginé la terre trop grande alors qu'Aristote la voyait plus petite. Il a connu la lettre de l'humaniste florentin Paolo del Pozzo Toscanelli au chanoine Martins de Lisbonne et en a tiré argument pour réduire la distance entre Europe et Asie. Mais ses calculs sont dès le départ faux puique'il utilise le mille romain (1477m) au lieu du mille arabe (1973m) qui s'imposait en raison de l'origine des données : le géographe arabe Alfagran. La terre mesurait dont 30000 km à l'Equateur au lieu de 40070 et Cipango à 2400 milles nautiques des Canaries, quatre fois moins que la distance véritable. Ceci explique que son projet ait beaucoup traîné (7 ans). D'autres avaient fait le calcul au Portugal, en Castille et en Angleterre. Il fallut le signe de la prise de Grenade et l'argumentation religieuse pour que les rois catholiques patronnent l'affaire et encore, avec bien peu de moyens.
C'est à Palos, avec l'aide d'autres fameux marins, les frères Pinzon, qu'il va pouvoir armer deux caravelles et une nave puis tenter l'aventure avec 90 à 100 marins., andalous avec quelques basques et quelques portugais. Un tout petit budget de 2 millions de maravedis.
Il a eu la foi en lui-même et en l'assistance de l'Esprit-Saint et franchi l'obstacle avec la logique et la logistique communes dont il pouvait disposer de son temps (la boussole surtout) après 30 jours de navigation depuis les îles Fortunées. Pendant trois mois, il va rechercher Cipango, riche en or, perles et épices. En 1502 encore, à l'issue de son troisième voyage, il envoie au pape une lettre en affirmant qu'il a trouvé les royaumes du Livre des Rois, Ophir (d'où le roi Salomon faisait venir son or) et Tarsis le richissime bout du monde pour les Hébreux. Il a vu alors les bouches de l'Orénoque et estimé qu'il s'agissait là de l'un des quatre fleuves du Paradis. Colomb n'est pas seul à cultiver les références mythiques en dépit des apparences, bref à ne pas savoir lire avec les yeux de l'expérience.

II. L'Amérique, Une révélation confuse et contestée (1492-1502)

Avec ses préjugés, qui sont encore plus grands à l'égard des indigènes nus qu'il rencontre, Colomb n'arrive pas à lire sa découverte, mais ses contemporains ne font pas mieux. Les portugais seuls, en avançant pas à pas, trouvent l'Inde et ses richesses bien connues depuis les échanges avec les arabes. Ce qui est ancien passe donc ce qui est nouveau dans ce monde de la Renaissance, pas aussi scientifique qu'on le pensait. En tout cas, Colomb ne veut pas la rupture avec cette culture ancienne.
Et les européens se désintéressent totalement de son aventure. La conquête de Grenade, les problèmes de Florence et les réactions de l'empire ottoman les émeuvent beaucoup plus. Philippe de Commines, bien informé pourtant en témoigne, qui n'a jamais un mot sur ces voyages dans ses mémoires.
Le cosmographe Hieronimus Munzer, venu dans la péninsule l'hiver 1494-1495 a vu des Indiens à Séville mais n'en a tiré aucune conséquence ; l'information est encore très floue, très protégée par le secret d'État aussi, comme il est ordinaire (voir le Portugal), mais aussi parce que Colomb n'a encore rapporté aucune épicerie et bien peu d'or, seulement des esclaves. Le désenchantement des Indes était grand à la cour espagnole vers la fin du siècle, d'autant qu'en 1499 survient la nouvelle de l'arrivée à Lisbonne de Vasco de Gama. A cette date, les humanistes espagnols n'acceptent toujours pas la géographie colombine, comme en témoigne Nuñez de la Yerba, de Salamanque, qui publie en 1498 avec la Cosmographie de Pomponio Mela, une carte sur laquelle le sud de l'Afrique se raccorde à la pointe de l'Asie, niant donc les découvertes de Colomb.
A la cour de Castille, on trouve aussi un humaniste lombard, Pierre Martyr d'Anghiera, qui a rédigé une abondante correspondance entre 1493 et 1526, qui sert de base à ses Decades de Orbe Novo, publié en 1511 (contre son avis). Dès 1494, il affirme que " les îles de la mer oceane ne sont pas les Indes mais un monde nouveau, proche cependant des Indes ". Cabot, florentin au service d'Henry VIII, aborde à Terre-Neuve en 1497 et Cabral accoste au Brésil en 1500 ; mais on ne veut rien savoir encore du continent nouveau, même si on parle déjà " d'autre monde " et si la mappemonde de Juan de la Cosa sépare enfin en 1500 l'île de Cuba d'un rivage incertain.
Pourquoi le nom d'Amérique et non de Colombie ? Car en 1504 paraît l'édition vénitienne Mundus Novus, des lettres du Florentin Amerigo Vespucci (1454-1512) à l'ambassadeur de Florence à Paris. En 1507, les Quatre navigations de celui-ci ont publiées à Saint-Dié par Martin Waldeseemuller, accompagnée d'une Cosmographiae introductio qui sera reprise dans le monde germanique, par Jean Gruniger à Strasbourg en 1509, accompagnée aussi d'une mappemonde qui tient compte des découvertes de Vespucci. Dès 1507, Waldeseemuller divise le monde en quatre et non plus trois parties. Il appelle la quatrième Amérique à cause de Vespucci. Le succès est immédiat car Vespucci établit les mythes du bon sauvage, du cannibalisme, de la sexualité indienne. C'est la qualité du texte de Vespucci, palpitant et clair, facile à traduire, qui explique la substitution. Il s'est trompé dans les distances, il a vu des serpents de mer, des empreintes de géants et des humains de plus de cent ans, mais il a su communiquer et a eu du succès. Mieux même, le texte est lu par Thomas More à Anvers en 1515 et en quelques jours celui-ci met au point son Utopie (l'île " Nulle part " en grec)en tenant compte de l'aventure américaine, l'ouvrage est publié alors que Magellan prepare son voyage dont l'Utopie est l'anticipation, avec sa puissance de séduction inentamée, raccourci des idéaux humanistes de rénovation chrétienne. Colomb est mort oublié en 1506. Les temps sont proches de l'explosion de l'Amérique avec Cortès. On ne craint plus les antipodes et les tropiques torrides et, pour les indiens, le cataclysme de la conquête espagnole est en route. De nouvelles Europes se construisent hors d'Europe à partir du milieu du XVIe siècle.La modernité est-elle dans la révolution géographique des années 1520 ?
Au Moyen Age, la cartographie du monde était centrée sur Jérusalem et ne comprenait qu'un seul continent. Le premier effet des navigations est de faire exploser cette image du monde en plusieurs îles. Cf Lestringant, le 16e siècle est donc le temps des îles(et l'Utopie " l'île de nulle part " n'est pas un hasard dans ce contexte). La terre devient un archipel sur les nouvelles cartes, de plus en plus souvent dessinées par les allemands et non plus par les italiens, catalans ou les portugais comme c'était le cas pour les portulans (navigation de port à port).
Jusque là, la culture géographique concrète et la science nautique appartenaient surtout aux Portugais, qui gardaient jalousement leurs secrets. De leur arrivée à Madère en 1420 aux exploits de Vasco de Gama à partir de 1497, les rois Henri le navigateur (†1452) puis Jean II ont su s'entourer de spécialistes, réunis à la pointe de Sagres et qui constituent une Junta dos matematicos fort efficace. Jean II fait même appel au meilleur cartographe du temps, l'allemand Martin Behaim qui apporte à Lisbonne les tables de direction et les éphémérides publiées en 1474 par Regiomontanus à Nuremberg.
En 1513, Nuñez découvre le Pacifique après avoir traversé l'isthme de Panama, mais l'immensité du continent américain va se révéler dans la recherche d'un passage plus commode et moins dangereux que le détroit de Magellan, dès les années 1520.
Pendant ce temps, les portugais, installés à Ormuz depuis 1515, ont créé les conditions d'une navigation sûre dans l'Océan indien en organisant des comptoirs. En 1522, ils sont aux Moluques, la source des épices. Les profits énormes réalisés sur le clou de girofle, la noix de muscade et le macis (écorce de la noix de muscade) sont à eux, après cinq à six mois de voyage entre Goa et Lisbonne.
Vers 1530, on connaît à peu près les dimensions de la terre, on réalise des voyages avec peu de pertes, on sait aller d'Amérique en Insulinde, bien qu'on ne sache pas encore, mais pour peu de temps, revenir vers l'Amérique. Plus de 18000 bateaux ont navigué entre Espagne et Amérique entre 1504 et 1650, ce qui représente une maîtrise aussi complète que possible des Océans. On sait aussi décrire les vieilles terres comme le montre la Calculation, description et géographie vérifiée du royaume de France par Loys Boulenger, très expert géométricien et Astronome, imprimée à Lyon en 1525. Voir Olivier Cabayé, " Un humaniste méconnu, Loys Boulenger d'Albi, mathématicien, cosmographe et géographe ", dans Revue Historique, CCCV, p. 671-693. Boulenger, qui va justement plagier (chose courante) Waldseemuller en 1517-1518.
Notre carte du globe se dessine peu à peu mais des terres légendaires continuent cependant à peupler les cartes car les mythes perdurent. Les plus célèbres géographies, la Cosmographie de Sébastien Münster (1544) et l'Atlas de Gérard Mercator (1585 et 1595) commencent par une introduction théologique. Même Mercator, ce flamand installé à Duisbourg (1512-1594)dont on a utilisé la projection (1569) jusqu'au XXe siècle (un canevas dont l'élargissement entre les parallèles augmente avec l'altitude) : l'Ile Brazil, jusqu'en 1667, comme l'île de saint Brandan ou celle d'Antlia qui donne son nom aux Caraïbes par la plume de Pierre Martyr d'Anghiera. La meilleure preuve de cette ambiguité est, tout au long du XVIe siècle la quête obstinée d'el dorado, le royaume de l'homme doré, le pays de Cocagne, entre les fleuves Magdalena et Amazone, un rêve partagé aussi bien par les espagnols que par les envoyés de financiers d'Augsbourg, les Welser, ou par les anglais.
Étrange et proche Renaissance : on attendait les progrès de la raison et ils sont là. L'ouverture du monde et elle est réelle. Mais les certitudes ne sont pas remises en cause : les voyages confirment les préjugés plus qu'ils ne les sapent.


III. L'ouverture est-elle facteur de dynamisme ?

Il est évident que le commerce devient alors le vecteur dominant des mutations. Le négoce devient une valeur qui " édifie la paix entre les hommes " affirme un intendant de la Casa da India. Pourtant, il n'est pas la valeur première de la civilisation de la Renaissance. Pourquoi ?Nouveaux horizons et richesses nouvelles ?
Les métaux et les épices sont-ils la première motivation des découvertes ? On l'a longtemps dit, en observant le manque de monnaie au XIVe siècle et sans trop compter les extractions de métaux du Harz au XVe siècle. Mais Immanuel Wallerstein a posé en 1976 des questions iconoclastes : la faim de blé n'est-elle pas aussi importante vers la fin du XVe siècle que celle de métaux dans l'Europe ? En tout cas la quête du blé explique la colonisation des Iles de l'Atlantique par le Portugal et le basculement du commerce vers la mer du nord (très peuplée) au long du XVe siècle.
Vers 1520, les premiers frémissements d'une révolution économique sont sensibles. En 1503, Vasco de Gama rapporte à Lisbonne 30 000 quintaux de poivre. On n'avait jamais vu cela. Dans le port de Lisbonne, le monopole du commerce appartient au roi qui l'afferme à des traitants (contradadores); les opérations commerciales sont dirigées par des facteurs (feitores) et surveillées par des inspecteurs (veedores). Les marchands italiens sont présents au Portugal et en Espagne comme ailleurs. Les florentins Di Jacopo, Marchionni, Ghinetti sont au Portugal, mais en Andalousie, à San Lucar, en 1492, les Berardi contribuent au premier voyage de Colomb, eux qui trafiquent déjà des esclaves noirs pour les Canaries et ils ne sont pas seuls. On trouve aussi à San Lucar les Pecori, Bernardi, Gondi… et à Séville les Botti, les Lapi. Bref, ils sont partout où l'argent circule (Melis, i mercanti italiani nell'Europa mediavale e Rinascimentale, Firenze, 1990).
Depuis 1501, les portugais livrent leurs épices à Anvers et s'y implantent : en 1545, Anvers exporte pour 6 millions de livres tandis que le reste des Pays Bas n'exporte que pour 2 millions. Il s'agit bien d'un port international. On y trouve aussi beaucoup d'italiens et d'allemands comme les Welser et les Fugger. Jusqu'en 1570, les voyages aux Moluques (cinq à six mois, aller ou retour) vont leur procurer d'immenses profits.
Pourtant l'Amérique rapporte aussi peu à peu, au prix de la multiplication des voyages : pendant quelques temps, l'orpaillage rend bien à Saint-Domingue : plus de 9 tonnes d'or entre 1511 et 1520, avant de flechir pour être remplacé par l'or péruvien puis l'argent du Potosi mexicain, dont la quantité produite est sensible dès 1531-1540 dans les courbes. Il faut attendre 1570 et l'introduction de l'amalgame pour que l'argent inonde l'Europe avec la cochenille, l'indigo et le sucre. Les nouvelles consommations arrivent donc tardivement. Les nouveaux produits américains, le tabac, la tomate, vers la fin du XVIe siècle, mais le maïs, dont la graine fut pourtant rapportée par Colomb, guère avant le 18e et la pomme de Terre au 19e siècle. Le bilan des découvertes sur les échanges doit donc être très nuancé dans le temps et l'espace. Les épiceries étaient déjà connues et les produits nouveaux ne sont pas encore arrivés à la fin de notre programme. Cette mondialisation n'en est pas vraiment une pour le commun des européens, même riche. Recherche des métaux précieux et recherche des épices sont peut être à l'origine des découvertes, mais quand ont-elles transformé le monde ?
Le développement du commerce a risques provoque la création des sociétés par action. C'est l'Angleterre qui montre le chemin quand un certain nombre de Merchants adventurers créent en 1554 la Moscovy company (240 actions de 25 livres chacune, mais pour un seul voyage à chaque fois. Pour financer des opérations complexes et longues, les bourses apparaissent à Anvers (1531) et Lyon où on négocie marchandises et valeurs tout au long de l'année (autrefois, seulement aux foires). Les bourses sont ouvertes " aux marchands de toutes nations " comme le dit l'inscription placée au fronton de celle d'Anvers. Bien entendu, les assurances maritimes, développées en Italie puis au Portugal suivent et donnent lieu à beaucoup de spéculations et de fraudes. Les emprunts suivent, pour mobiliser les capitaux, surtout pour la guerre à vrai dire, car Lyon est d'abord sur la route des Guerres d'Italie.

Transformation de la structure des échanges ?
Dès avant 1560, l'ensemble de l'Europe occidentale bénéficie cependant de la croissance induite par les découvertes, ne serait-ce qu'en raison des achats espagnols, un peu partout en Europe pour approvisionner leurs colonies en blé, vin, tissus, livres, papier, armes ou œuvres d'art. Les artisans et paysans profitent donc de l'expansion avec une montée de l'instabilité sociale des campagnes et la montée des nouveaux métiers comme celui d'imprimeur. Ailleurs en Europe, dans les pays de la Baltique, le régime agraire change rapidement dans les pays grands producteurs de céréales, embarquées à Stettin, Riga, Hambourg, Dantzig (au débouché des fleuves navigables). Les navires de la Hanse exportent d'énormes quantités de seigle et de froment fournis par la noblesse qui implante le servage pour mieux tenir les circuits. Ailleurs, en Allemagne du Sud par exemple, les nobles s'emparent des communaux et déclanchent ainsi la guerre des paysans en 1525-1526. L'amplitude nouvelle (faible à notre échelle) des échanges commerciaux provoque donc des modifications plus ou moins sensibles. Développe-t-elle les mentalités capitalistes ou modernes comme voudraient nous le faire croire les disciples de Max Weber ? La question est discutée et les braudéliens estiment en général qu'elle n'a provoqué qu'un déplacement d'activité d'accumulation et non une transformation.
La demande et l'arrivée de métaux monétaires déclenche une vive hause des prix dès la troisième décade du siècle : cette révolution des prix (Hamilton), les multiplie par trois ou quatre et elle suit les arrivages d'or et d'argent. Elle fait des heureux et des victimes : victimes sont ceux qui vivent des rentes en argent, les salariés dont le rattrapage n'est toujours pas assuré. Mais heureux sont les commerçants, les investisseurs qui entreprennent dans les défrichements ou les ateliers de textiles plus légers, les constructeurs de bateau, les éleveurs de mulet du Poitou et d'Auvergne qui profitent de l'accélération des échanges en Espagne.
Il y a bien donc des dynamismes économiques à l'œuvre, qui font passer l'axe des échanges mondiaux de la méditerranée à l'atlantique. Cette vue globale est cependant à utiliser avec précautions : la méditerranée ne dépérit pas, au contraire. Simplement son activité ne construit plus le monde nouveau, qui reste d'ailleurs largement le nôtre.

Transformations démographiques ?
En moins d'une génération, la population des Antilles disparaît sous l'effet du choc microbien. De leur côté, les marins espagnols transportent en Europe une maladie nouvelle la syphillis (l'un des frères Pinzon en est probablement mort dès le premier voyage). Pour la première fois, l'unification du monde, c'est aussi l'unification microbienne. L'effrondrement démographique de l'Amérique met l'Afrique au seuil de la tragédie de la Traite. La tragédie est enclanchée très vite en effet. Les portugais ont d'excellents rapports avec le roi du Congo (au NW de l'Angola actuel), Nzinga Mbenda (1506-1543), devenu chrétien en 1506. C'est là que les missionnaires portugais commencent à organiser le trafic, à partir des années 20. Les chasseurs d'esclaves avaient été excommuniés par les évêques des Canaries, de Tolède et de Séville sur autorisation de Pie II en 1462. En 1538, Charles Quint interdit de diffuser tout avis de la papauté sur les Indiens. Le développement des colonies ne s'embarrasse pas beaucoup de considérations humanistes. Durant les trois premiers siècles de la colonisation américaine, il est entré quatre fois plus de noirs que de blancs, environ quatre millions d'esclaves.
Mais l'essor démographique européen ne fait pas de doute non plus, même si nous manquons de sources pour le chiffrer (J.-P. Bardet et J. Dupâquier, Histoire des populations de l'Europe, t. I, Paris, 1997. En provence et en Languedoc, le nombre des feux triple entre 1470 et 1540, la croissance est du même ordre dans la Bretagne aux registres de baptême précoces. L'avance démographique des pays du Sud sur ceux du nord est également une évidence, pour le royaume d'Aragon et les villes d'Italie du Nord. Celle-ci reflète parfaitement le dynamisme de ces régions : la population de Florence, par exemple, mais c'est vrai de toutes les villes, gonfle de 59% entre 1459 et 1552 ; celle de Séville de 40% de 1489 à 1533. Et l'augmentation concerne autant les campagnes que les villes. Mais la population ne fait que rejoindre le monde plein du milieu du XIVe siècle. Il s'agit donc d'un rattrapage, non d'une révolution démographique ; la relative surpopulation de certaines zones explique d'une part la recherche de blé et de l'autre la colonisation postérieure aux découvertes.
Au surplus, les rythmes sont très différents selon les régions. La principauté de Moscou n'entre dans l'expansion qu'après 1552 (prise de Kazan puis d'Astrakhan, qui coupe la route des invasions). Par contre, vers 1530 commence dans l'Europe dense une une série de disettes rapprochées qui met fin à la " Renaissance heureuse " et confirme le monde plein, c'est à dire l'incapacité de ces sociétés à dépasser les limites de la production agricole dans les conditions techniques de ce temps. J.C. Margolin rapporte ces propos d'un habitant de Souabe qui dit en 1550 sa nostalgie des temps heureux de sa jeunesse : " Naguère, chaque jour, il y avait de la viande, de la nourriture à profusion ; aux kermesses et aux festins, les tables croulaient sous leurs charges. Aujourd'hui, tout est bien changé. Depuis des années, en vérité, quel temps calamiteux, quelle cherté ! La nourriture des paysans les plus à l'aise est presque pire que celle des journaliers et des valets d'hier ". On voit se multiplier les pauvres et avec eux, le cortège des épidémies et des peurs sociales, en même temps que la prise en charge de l'assistance par les pouvoirs, sous la houlette des théoriciens humanistes. La paupérisation de masse qui frappe l'Europe sur fond de croissance démographique entraîne une réponse des autorités urbaines, soucieuses de maintenir l'ordre. Elles organisent presque partout des Aumone générales, par exemple à Nuremberg (1522), Strasbourg (1523), Lille (1527), Lyon ou Valenciennes (1531) dont le modèle sera transposé par Charles Quint à l'ensemble des Pays Bas. Les mesures sont toujours les mêmes : on regroupe les recettes des anciennes fondations, on interdit la mendicité, on trie les pauvres pour ne soutenir que les pauvres honnestes et vertueux, habitant la ville. C'est un instrument de contrôle social sur les pauvres : l'aumône de Valenciennes est administrée par 6 superintendants qui sont des marchands des familles de l'élite. Voir Yves Junot, " l'aumône générale de Valenciennes (1531-1566) ", Revue du Nord, t. 82, 2000, p. 53-72, et les autres études qu'il cite.
Le dynamisme social n'est pas en effet au niveau du dynamisme démographique, mais par rapport à la suite de l'histoire moderne, il est quand même remarquable. Il l'est d'abord pour la noblesse des guerres d'Italie et de la conquête du Nouveau monde (Constant sur la Beauce et Salinero sur Estremadure). Les grandes villes commerçantes s'enrichissent incontestablement jusqu'aux Guerres de Religion : par exemple les marchands de Rouen (qui passe de 45000 hab v 1510 à 60 000 v 1560- 3 fois Nantes- sont partout dans les pays du Nord. Ils vendent dans le nord le pastel aquitain et la laine espagnole et vendent dans le sud les blés et tissus du nord. A Lyon (20 000 ha sous Louis XI ; 65000 sous François 1er), l'argent des échanges (les foires qui servent aux changes) est investi dans l'industrie de la soie et l'imprimerie, qui vont faire la fortune des dynasties urbaines qui entreront dans la noblesse et la magistrature, on en reparlera.
Bottin,
Gascon
Mais ce dynamisme social est tout de même limité par rapport à ce que nous connaissons au XIXe-XXe siècle. Et surtout après un temps où les entrepreneurs (nous verrons le concept) sont mis en avant (Fugger par exemple) vient le temps des rentiers. La gentry anglaise a beau développer les compagnies de commerce par actions, les forges et les mines, elle est investie culturellement dans un autre monde, celui de la noblesse. On peut faire cette remarque pour toutes les élites européennesSi les aspects économiques jouent un rôle dans cette aventure, ils ne sont donc pas les seuls. Le désir de répandre le christianisme, de reconquérir les lieux saints en prenant les musulmans par l'arrière est, par exemple, au moins aussi important. Une fois l'ouverture faite, chez les intellectuels et les élites, il faut une génération pour admettre que les Anciens se sont trompés et que la terre peut être parcourue ; l'esprit critique prôné par les humanistes ne s'impose que très lentement en dehors d'une mince élite. Il faut encore une génération pour reconnaître que la découverte de l'Amérique change le monde. Il en faut encore une autre pour que les conséquences de la nouvelle économie monde commencent à être sensibles. Mais il n'a fallu qu'une génération pour que les conséquences démographiques mauvaises et bonnes apparaissent. On peut dire, selon la magnifique formule de R. Fossier (Le Moyen Age) que " L'Amérique est fille du Moyen Age mais mère de la modernité ". R. Fossier ne quitte pas les mythes des Lumières mais il est sensible au caractère démultiplicateur comme dirait P. Chaunu de certaines techniques nouvelles. N'insistez cependant pas trop sur ces continuités abstraites : la Renaissance ne désigne pas une explosion de vie uniforme, elle est plutôt jaillissement multiforme d'ideaux et saisie inégale de potentialités. Elle est un moment vibrant d'existence et de pensée, mais porteuse aussi de terribles contradictions qui n'en font pas un âge d'or pour tous.
Parmi les aspects déterminants de ce dynamisme contrasté, il faut insister sur la multiplication des échanges et le goût pour les techniques, pour l'ingéniosité.