Madame Nicole
LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation
d'histoire moderne:
Année académique
2002-2003
3. Communiquer à
la Renaissance.
I.
Un espace européen ouvert
II.
Accelération des échanges : correspondance et sentiment
de République des lettres
III.
Développement de la diffusion par l'imprimerie : une révolution
de la communication ?
IV.
Des lieux stratégiques : cours princières,universités,
imprimeurs, couvents, sermons et théâtre urbains
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3. Communiquer
à la Renaissance.
De nouvelles conditions
? Jamais on n'a autant voyagé qu'à la fin du MA et
au début du XVIe siècle, jamais on n'avait autant
échangé des marchandises, des hommes et des idées.
Si la mer effraie toujours, en raison des tempêtes et des
pirates, les chemins d'eau et de terre font partie des espaces vitaux
de ce temps, du haut en bas des sociétés, la route
fait partie des lieux où se dit et se fait la Renaissance.
Les échanges culturels qui animent le mouvement de la Renaissance
dépendent donc des conditions de communication.
Comment communique-t-on et pourquoi ? Peut-on parler d'une révolution
de la communication ? Qui a intérêt à développer
la communication ?
I.
Un espace européen ouvert
Le
temps de voyage des marchands n'est pas celui des pélerins
ou celui des courriers ; chaque catégorie de voyageur a ses
rythmes, mais tous prennent à peu près les mêmes
itinéraires, connus, sûrs ou à peu près,
jalonnés d'auberges qui sont autant de points de rencontre
entre les différentes couches sociales.
Nous connaissons bien les itinéraires des courriers romains,
grâce à Jean Delumeau et ceux des marchands, grâce
à Federigo Melis et Pierre Jeannin, les récits de
voyages nous parlent des pèlerinages, (peu de ceux de St
Jacques, contrairement à notre mythologie actuelle, mais
beaucoup de ceux de Rome, Lorette, Jerusalem). Je laisse ce dernier
aspect qui sera traité en TD.
L'envoi de courriers extraordinaires est depuis longtemps à
la portée de tous les pouvoirs ; ce qui est intéressant
pour notre propos, ce sont les services de courrier ordinaire. Rome
est un lieu central des échanges, car c'est une capitale
de la nouvelle et que tout le monde y a des intérêts,
en raison des échanges de bénéfices. Philippe
II y installera d'ailleurs son courrier majeur, avallisant ainsi
la consolidation constante des courriers ordinaires au cours du
siècle : en 1568, une ou deux fois par semaine, des courriers
réguliers arrivent de villes principales qui les ont concentrés
: Lyon pour la France et les Pays Bas, Venise, Milan, Genes, Florence,
Naples et cinq maîtres de poste sont en fonction à
Rome en même temps : ceux des rois d'Espagne et de France,
de Gênes et de Venise, du pape enfin. Le renouveau de Rome,
sensible lors des jubilés de 1575 et 1600 ne fait pourtant
que commencer.
Les marchandises et le courrier voyagent en convoi sous la conduite
d'un guide, le procaccio, pour éviter les bandits et prennent
4 jours pour rejoindre Florence et Rome par exemple. Le marché
romain est en effet considérable. Avant le sac, sous Léon
X, la comptabilité du palais montre que 37000 ducats d'or
(125 kg) sont dépensés en achat de tissus.
Jusqu'à la fin du 16e siècle, les routes sont en mauvais
état et les ponts coupés fréquemment, on voyage
peu en voiture ou en chariot, mal suspendus encore (le Cardan est
censé être inventé par Jérôme Cardan),
mais à mulet, à cheval (loués) pour les plus
riches et à pied pour les autres. Il faut attendre Sixte
Quint en Italie ou Sully en France pour que l'Etat s'intéresse
aux routes terrestres. Les fleuves et leurs coches réguliers,
tel le corbillard, sont donc très utilisés. De même,
en Italie, les galères gênoises et florentines assurent
des liaisons régulières. On voit l'ambassadeur du
roi de France, Georges d'Armagnac, profiter des galères de
Ferrare ou de Venise pour passer d'une ville à l'autre en
1536-1537.
Les temps de voyage ne semblent pas avoir beaucoup changé
entre XVe et XVIe siècle. L'historien toscan Federigo Melis
(Datini, Prato), I trasporti e le communicazioni nel medioevo, Firenze,
1984, observe qu'entre la mer du Nord et la Méditerranée,
c'est entre Bruges et Avignon ou Bruges et Venise qu'on va le plus
vite : 10 jours en moyenne ; mais pour aller jusqu'à Lecce
par Naples, il faut 40 jours. Alors qu'en bateau, il ne faut que
4 jours pour aller de Valence d'Espagne à Pise mais tout
de même 15 jours pour aller de Venise en Pouille et 35 jours
de Valence à Naples. Dans l'Atlantique, il ne faut que 8
jours entre Lisbonne et La Rochelle et 12 à 15 jours entre
Lisbonne etAnvers ou Amsterdam. Tout dépend en effet de la
fréquence des départs, des vents, et des dangers de
la piraterie, en Méditerranée puis en Atlantique (les
français au début du 16e). Si l'on prend quand même
la route terrestre, également parcourue par des bandits,
c'est qu'elle est rendue plus sûre par les Etats, de mieux
en mieux connue par les guides et cartes et de mieux en mieux balisée
par les étapes. La route est lente, mais les temps de voyages
sont moins soumis aux aléas que sur mer.
On compte à Rome en 1526-1527 236 alberghi, osterie et taverne,
une pour 233 habitants contre une pour 1100 à Milan en 1587
et une pour 1488 à Florence en 1561. On trouve sur les routes
italiennes beaucoup de soldats menaçants, allemands, suisses,
gascons…, de marchands en tout genre et de pèlerins, tel
le marchand de drap de Douai, Jacques Le Saige, en 1518, qui ira
jusqu'à Jérusalem mais aussi beaucoup d'intellectuels
et d'artistes : Copernic en 1500, Erasme en 1509 et Luther en 1510-1511,
François Rabelais et Joachim Du Bellay en 1549. Ils viennent
pour leurs affaires, mais aussi en humanistes et en touristes archéologues,
pour toucher la Rome antique et abreuver leur imagination de ruines
antiques et de musées.
Il a fallu à Le Saige 37 jours de voyage dont une demi journée
à Paris, deux à Lyon et deux à Florence. Il
reste 8 jours à Rome pour visiter les 7 églises et
recevoir la bénédiction pontificale avant de repartir
en terre sainte par Lorette. Son récit sera édité
dès 1520 à Cambrai. La plupart des roumieux (pèlerins
de Rome) sont cependant allemands ou hongrois. Il faut attendre
le jubilé de 1575 et l'organisation des hôpitaux et
confréries d'accueil pour voir remonter la fréquentation
du pèlerinage après le sac de 1527. Malgré
les dangers naturels et humains, parcourir les chemins ne fait plus
peur vers la fin du XVe siècle car l'information circule,
tant par les récits, vite imprimés, que par la correspondance.
II. Accelération des échanges : correspondance et
sentiment de République des lettres
Tout le monde alphabétisé correspond par lettres.
Le prince des humanistes lui-même, Érasme, a été
un théoricien et un praticien hors pair de l'art épistolaire,
qu'il fixe pour deux siècles. J.C Margolin a recensé
55 réimpressions de son traité De conscribendis Epistolis
entre 1522 et 1550, soit trois par an en moyenne, un succès
qui ne s'épuisera que dans la seconde moitié du 18e
siècle. La diffusion du traité intéresse surtout
la Rhénanie, Anvers, Paris, Lyon, Venise, Alcala de Henares,
Venise. Nous sommes là au cœur de l'Europe qui écrit.
On ne comprend pas ce succès si on en reste aux seuls humanistes.
Certes, Erasme correspond d'abord avec eux (voir la carte de ses
correspondants dans Mandrou, Histoire de la pensée européenne,
t. 3, Paris, 1973 : l'essentiel de ses correspondants (666 identifiés,
dont 291 clercs) est entre Oxford, Vienne et Rome et de la Seine
à l'Oder, mais il correspond aussi avec tous les pouvoirs
qui comptent, qu'il soient ecclésiastiques ou laiques, mais
ni avec Colomb, ni avec Machiavel !
Dans le cœur battant de la Renaissance où les échanges
de correspondance sont en progression constante et dont on commence
à connaître les cercles locaux, à la fois érudits
et notables, car la correspondance n'est pas seulement bilatérale,
elle provoque une véritable revue culturelle dans des cercles
précis (Saint-Omer avec l'OFM Jean Vitrier et l'abbé
Antoine de Berghes, l'Alsace de Wimpheling et Beatus Rhenanus, la
Pologne et l'Espagne…).
Cf A. Godin, " Erasme, théorie et usage de la lettre
dans l'Europe moderne ", dans Regards sur la correspondance,
cahiers du GRHIS, Rouen, 1996, p. 59-69. Et Hist christianisme,
t. 7, p. 637-642.
Le succès de son manuel doit beaucoup cependant au fait qu'il
a trouvé d'autres praticiens, les fonctionnaires des chancelleries
italiennes puis allemandes. Cette correspondance régulière
crée un réseau d'amitié qui diffuse d'un bout
à l'autre de l'Europe les idéaux d'une république
humaniste. Mais que se passe-t-il quand les lettres sont publiées
(1519) ? Le charisme d'Erasme prend alors sa source dans cette correspondance
reconstruite, surtout vers la fin de sa vie, après sa publication
des lettres de saint Jérôme (1526) qui lui ont permis
d'établir les normes de la correspondance intellectuelle
publiée : l'écriture en est maîtrisée,
corrigée sans cesse (par Beatus Rhenanus alors correcteur
chez Froben, qui a aussi choisi les lettres en fonction de son cercle).
Le succès est très rapide, tellement que des versions
non autorisées sont publiées en Allemagne et aux Pays
Bas. Une question majeure de critique est alors posée : quelle
est la sincérité de ces textes qui se plient dans
les normes antiques, par la forme mais aussi par le contenu ? Pourtant
les lettres permettent de saisir la complexité de l'homme
Erasme bien plus que ses œuvres érudites : entre charisme
et raison en quête de vérité. Cf Lisa Jardine,
Erasmus, man of letters. The construction of Charisma in print,
Princeton Un. press, 1993.
Érasme a voulu publier pour tous ses amis, avalisant ainsi
le système de cercles où se regroupent ceux qui le
considèrent comme leur prince. Le sentiment d'appartenance
à une République des lettres était exprimé
dès la première moitié du XVe siècle
par l'un des premiers maîtres de l'humanisme, le florentin
Poggio Bracciolini (Le Pogge). Pour Érasme, comme pour Aeneas
Silvio Piccolomini (Pie II), s'il faut respecter les anciens, on
doit parler de tout car tout exprime l'homme. Ce monde intellectuel
aura donc des audaces intellectuelles qui valent celles des hardis
marins contemporains, à leurs risques et périls quand
la Réforme protestante déstabilisera leurs jeux de
joyeux drilles en mal de calembours et de beaux mots en latin et
en grec. Erasme a choisi son camp (catholique) dès le traité
du Libre arbitre, en 1524, il veut la réforme sans violence,
mais d'autres ont choisi le camp luthérien. Plus rien ne
sera comme avant, nous y reviendrons.
L'échange des lettres suppose l'échange d'objets entre
humanistes et particulièrement la circulation de manuscrits
anciens ou modernes, à condition d'avoir un porteur. C'est
ce qui se passe, par exemple entre l'évêque de Rodez
et bras droit de Marguerite de Navarre, Georges d'Armagnac avec
Érasme. Le 30 novembre 1532, Rabelais écrit à
Érasme une magnifique lettre, dans laquelle il reconnaît
la grandeur de l'humaniste : " Patrem te dixi, matrem etiam
dicerem, si per indulgentiam mihi id tuam diceret( je t'appelle
père, mais je devrais dire mère si tu m'y autorise)
" (œuvres complètes) mais surtout il explique :
Georges d'Armagnac m'envoya jadis l'histoire judaïque sur la
prise de Jerusalem (Flavius Josèphe) et me demanda à
la faveur de notre vieille amitié que si jamais je trouvais
un homme compétent qui allât par delà ; j'eusse
soin de vous la faire remettre à la première occasion.
L'évêque, grand dénicheur de manuscrits anciens
sur le marché vénitien, qui travaillera surtout pour
le roi de France, favorise donc l'édition de textes retrouvés
dans leur état le plus ancien, en envoyant ceux-ci aux érudits
les plus compétents. Depuis l'arrivée massive de manuscrits
grecs, à la suite de 1453, l'Italie est un vaste marché
de redistribution vers l'ensemble de l'Europe. Une Europe sans frontière
pour les savants, Erasme déteste les nationalismes qui s'éveillent
et lui-même se veut citoyen du monde et n'a d'autre patrie
que cette culture puisée aux sources les plus sûres
et exprimées dans la langue latine la plus souple. CfJP Massaut,
" Erasme. Un rénovateur sans frontières "
dans Erasme et la montée de l'humanisme. Naissance d'une
communauté européenne de la culture, éd. Julien
Ries, Louvain la neuve, 2001, p. 11-20.
Le parchemin et le papier imprimés voyagent également
très bien, comme les harengs et bien d'autres marchandises,
à l'abri des intempéries, dans des tonneaux. L'avantage
du livre imprimé est bien sûr que sa perte est moins
grave que celle d'un manuscrit et donc qu'on peut multiplier les
échange.
III.
Développement de la diffusion par l'imprimerie : une révolution
de la communication ?
Nous
reviendrons sur les conditions techniques de la naissance de l'imprimerie,
mais a-t-elle révolutionné les échanges comme
l'affirmait par exemple en 1962 le canadien Herbert Marshall McLuhan(†1980),
un prof de littérature qui avait réfléchi aux
conséquences de l'usage des processus de communication sur
la pensée et les émotions. Il voyait dans la "
galaxie Gutenberg " un premier état de l'évolution
vers l'unification du monde, confirmée par la " galaxie
Marconi " et affirmait que les médias d'une société
déterminent son comportement. C'est surtout après
la thèse d'E. Eisenstein, The printing press as an agent
of change (1979) dont version abrégée s'appelle la
Révolution de l'imprimé, que le monde des historiens
a réfléchi à la chose, essentiellement dans
les cadres posés par Roger Chartier, " l'Ancien Régime
typographique " dans Annales ESC, 1981, p. 191-209. On peut
critiquer le simplisme de cette théorie, comme de toute perception
de la mondialisation, mais tous les débats sur les médias
partent de lui aujourd'hui encore. McLuhan dressait une belle réflexion
théorique, mais sans preuves.
On discute encore de la nouveauté radicale du passage du
manuscrit à l'imprimé car l'imprimé ne fait
que suivre le manuscrit pendant au moins une génération.
Mais la possibilité de reproduire sans faute en grand nombre
d'exemplaires n'est pas anodin. Le retour aux sources voulu par
les humanistes était-il possible sans cette nouveauté
que fut l'imprimerie ? On sait que les autres Renaissances, de l'époque
carolingienne au 13e siècle, ont pu retrouver la saveur des
textes antiques à travers les collections de manuscrits.
Pourtant, nous avons bien l'impression d'un point de non retour
à notre époque, d'une Renaissance permanente sur plusieurs
générations et dans plusieurs espaces. L'imprimé
est-il une révolution ?Non du point de vue intellectuel du
travail du texte, de sa critique, car on édite surtout les
auteurs copiés au MA ; oui du point de vue des classifications,
plus faciles à comparer d'un ouvrage à l'autre. Non
du point de vue technique dans un premier temps, mais oui du point
de vue commercial par la naissance d'une marchandise standardisée
et surtout par la naissance de métiers nouveaux et d'un nouveau
milieu culturel, fort différent de celui des copistes. Nous
le verrons en TD
Érasme, comme ses collègues et amis, a eu conscience
de l'importance de cette invention, qu'il qualifiait, dans l'édition
de Tite Live (1519) de " plus bel instrument de science et
de bonheur véritable ", de " presque divine ".
La qualité de ses relations avec Alde Manuce à Venise
puis Froben à Bâle le confirment : il ne pense pas
la diffusion de ses idées sans l'imprimerie.
Mais on sait mal qui lit et surtout si le livre transforme la lecture
elle-même. A partir de quelques exemples littéraires,
Roger Chartier montre comment la lecture ordinaire peut être
une activité collective, qui engendre une sociabilité
Cf " Leisure and Sociability. Reading Aloud in Early Modern
Europe ", dans Urban Life in the Renaissance, éd. Susan
Zimmerman et Ronald F. E. Weissman, Newark, 1984, p. 103-120. Et
Histoire de la lecture dans le monde occidental, éd. Guillelmo
Cavallo et R. Chartier, 1995. C'est dans la Celestina que ces processus
sont le plus visibles. La Célestine est l'œuvre littéraire
majeure de la Renaissance. C'est un drame qui met en scène,
de façon assez drue voire crue, une sorcière, entremetteuse
et mauvaise langue. Elle fut écrite en castillan en 1499
par un jeune avocat, un marrane probablement, Fernando de Rojas.
Ce monde de maquerelles, d'hidalgos et d'amoureux paumés
a eu un immense succès dans toute l'Europe. Il faut attendre
1640 pour que les blasphèmes en soient expurgés sur
l'ordre de l'Inquisition. Par chance, la réédition
de 1500 précise à la fin " el modo que se ha
de tener leyendo esta tragicomedia " qu'on doit " lire
à haute voix entre les dents " a veces con gozo, esperanza
y pasion, a veces airado, con gran turbacion ", en imitant
la voix de tous les personnages llorando y riendo en tiempo y sazon.
La Celestina fut donc écrite pour une lecture vocalisée
et dramatisée et dans l'édition de 1507, on apprend
qu'une dizaine de personnes pouvaient être réunies
pour cette lecture. Lire Luther ou la Bible en famille procède
des mêmes règles : dans un traité de Juste Menius
publié en latin en 1529 et en allemand en 1554 à Ratisbonne,
une vignette montre le pere de famille conduisant la lecture pour
toute la maisonnée (ce n'est pas encore vrai partout chez
les protestants à notre époque).
Dans les veillées, le Breton Noel Du Fail raconte qu'on chante,
qu'on dit des contes, mais aussi de la littérature apprise
par cœur (c'est l'une des clés de la lecture de Gargantua).
Cette fois le livre n'est pas au centre, mais il suppose un intermédiaire
oral qui l'a d'abord assimilée (jusqu'à la fin du
XIXe siècle dans les campagnes françaises). La lecture
silencieuse s'est d'abord diffusée dans les scriptoria et
les cabinets d'humanistes Cf Paul Saenger, " Silent Reading
: Its impact on Late Medieval Script and Society ", dans Viator.
Medieval and Renaissance Studies 13 (1982), p. 367-414 et Margit
Frenk, " Lectores y oidores ", la diffusion oral de la
litteratura en el siglo de Oro " Actas del Septimo congreso
de la Asociación International de Hispanistas, 1980, Rome,
1982, I, p. 101-123. Voir aussi Histoire de la lecture dans le monde
occidental (1995) : La lecture silencieuse passe du cloître
ou du cabinet d'érudit à la ville à notre époque.
Elle suppose un mode d'appropriation personnelle et non plus, plus
seulement… collective du livre.
Le livre imprimé reste cher à notre époque,
contrairement à ce qu'on a beaucoup dit. C'est tellement
vrai que les étudiants de l'Université de Paris continuent
à copier leurs manuels et avec une assez grande sûreté,
par le système de la pecia, mis au point dès le 14e
siècle. Mieux même, ils copient des livres imprimés.
Et ces pratiques resteront courantes jusqu'au 18e siècle.
L'imprimé imite beaucoup les caractères et la mise
en page du manuscrit dans son premier demi-siècle d'existence.
Mais une fois corrigé, il diffuse beaucoup moins d'altérations
et surtout son calibrage permet des comparaisons instantanées.
Une lettre de l'humaniste d'Augsbourg, Conrad Peutinger à
Érasme, le 9 décembre 1521, lève un peu le
voile sur les pratiques intellectuelles de la lecture au moins :
Voici ce qui m'est arrivé hier, second dimanche de l'Avent
de notre Sauveur. Libéré de mes tâches professionnelles,
je me distrayais avec ma collection de médailles et en lisant
l'Histoire auguste de Tacite. Près de moi se tenait, mais
à une autre table, mon épouse Marguerite. Elle consultait
à la fois ta traduction latine du Nouveau Testament et une
version allemande de ce même Nouveau Testament, assez ancienne
et pas vraiment savante. Tout à coup, elle m'arrache à
mon divertissement : " en lisant le chapitre 20 de Matthieu,
dit-elle, je m'aperçois que notre Erasme a rajouté
quelque chose ".
La normalisation du texte imprimé permet de comparer de façon
beaucoup plus efficace que s'il s'agissait de manuscrits. Marguerite
a vérifié dans la Vulgate de saint Jérôme,
éditée par Froben en 1516. L'ajout, il s'agit du verset
23, qui n'est pas dans la Vulgate mais dans les manuscrits grecs
de la Bible dont Erasme a tenu compte dans son édition du
Nouveau Testament (1511, 2e éd. 1519 ici), lui saute véritablement
aux yeux. Peutinger, d'une grande famille marchande et notable,
conseiller, juge et ambassadeur de sa ville, est l'auteur des Tables
de Peutinger, une carte des routes de la fin de l'Empire romain.
Sa femme, une Welser bonne latiniste, conjugue aussi conduite d'une
grande maison et humanisme.
Ce genre de couple, rare, n'est pas exceptionnel cependant, on peut
au moins citer la famille de Thomas More ou celle de Robert Estienne.
Les correspondants d'Erasme sont très divers mais tout de
même prioritairement des clercs, et surtout, des activités
scientifiques humanistes du niveau des Peutinger sont plutôt
caractéristiques d'autres milieux que ceux des marchands
ou des financiers, même si la plupart des lisants-écrivants
réguliers (entre 3 et 6 % ont laissé des traces écrites
à Augsbourg) ont, comme un autre célèbre notable
d'Augsbourg, le directeur financier des Fugger, Matthaus Schwarz
(1497->1560), qui nous a laissé sa fameuse autobiographie
illustrée (P. Braunstein et brochure p. 141) un minimum de
vernis humaniste, mais ce dernier s'interesse bien plus à
ses costumes qu'à l'Antiquité. Les lieux stratégiques
de la communication culturelle sont donc ailleurs que chez les seuls
négociants.
Ils sont un peu partout désormais dans les villes et sur
les routes, sinon on ne comprend pas la rapidité et la puissance
de la diffusion du luthéranisme. Désormais, les nouvelles
se répandent par des " écrits volants "
ou des Avvisi, dont la qualité essentielle est que "
puisque c'est écrit, c'est vrai ". Nous reviendrons
sur l'utilisation de l'imprimé par Luther. Ecoutons comment
Pierre l'Arétin évoque la situation internationale
de 1530 dans les rues de Venise. Dans La courtisane, I, 4, il met
en scène un Vénitien vendeur d'Istorie au coin des
rues.
Histoires ! Histoire ! Achetez mes Histoires !/ La guerre du Turc
en Hongrie/ Les prédications de frère Martin !/ les
dernières nouvelles du concile !/Histoires ! /Scandale à
la cour d'Angleterre, le roi veut divorcer !/ Rome mise à
sac !/ Le pape rencontre le roi à Marseille !/ Couronnement
impérial à Bologne !/ Histoires ! Histoires ! achetez
mes histoires !
La communication rapide, nerveuse, la recherche de l'émotion
sont inventées. Mais qui en profite ?
IV.
Des lieux stratégiques : cours princières,universités,
imprimeurs, couvents, sermons et théâtre urbains
Où
échange-t-on l'information ? Pour qu'une correspondance soit
efficace, il faut des centres de redistribution de l'information.
Ceux-ci constituent le cœur de réseaux stables et sont généralement
complétés par une bibliothèque (on dit encore
librairie) et/ou par un cabinet de curiosités où on
collectionne un peu de tout : des antiques et des médailles
aux tableaux, aux plantes, aux animaux, aux pierres… pour le montrer
aux amis (cf. diapos tableau et texte Carpaccio, Saint-Augustin/Bessarion
dans son cabinet 1502-1507). La collection devient un phénomène
européen à notre époque.
Les pouvoirs sont bien sûr les premiers concernés puisqu'ils
ne doivent leur survie qu'à l'information. Or toutes les
cours de la Renaissance sont en même temps des cours humanistes,
qui donnent le ton en matière culturelle comme en matière
stratégique. Le prince de la Renaissance se doit d'être
un initié, celui qui connaît toutes les arcanes du
monde afin de pouvoir lutter contre les ténèbres.
Le prince platonicien le plus célèbre est Laurent
de Médicis. Mais tous vont peu ou prou suivre ces chemins,
jusqu'à Charles IX au moins en France, cf Crouzet. En ces
temps où les princes se déplacent beaucoup, ils déplacent
aussi leurs courtisans. La petite cour modèle d'Urbino compte
350 personnes au temps de Castiglione, celle de France, 270 seulement
en 1480, mais 5-600 vers 1520, un peu moins que Mantoue. Charles
Quint devait être accompagné de 762 personnes au moment
de son retrait. Tous restent encore suffisamment proches de leurs
terres pour y implanter les idées nouvelles. Dans ce milieu
particulier et très hiérarchisé, on a le temps
de discuter des dernières nouveautés à la mode
en faisant antichambre, le désir de rivaliser et l'argent
pour le faire. Les entrées royales dans les villes sont également
le moyen de diffuser des sensibilités nouvelles à
travers les décors. Nous reviendrons sur la cour et le courtisan
un peu plus tard.
Cf Eugenio Garin (dir), L'homme de la Renaissance, Paris, 1988.
Contrairement à ce que prétendent de nombreux manuels
anciens, les Universités sont des hauts lieux de formation
et de contact de ces humanistes ordinaires. Est-ce un hasard si
elles ont joué un rôle essentiel dans la diffusion
des presses d'imprimerie comme c'est le cas à Paris en 1470
?
J. Verger
Des dizaines de milliers d'étudiants ont accédé
à la soixantaine d'universités européennes
du début du XVIe siècle. Les plus fameuses sont les
plus anciennes : Padoue, Oxford, Paris, Salamanque, Louvain. Celles-ci
inscrivent tous les ans plusieurs milliers d'étudiants. Mais
les contrastes sont grands : Cologne en inscrit 300 chaque année
quand Greifswald n'en inscrit qu'à peine 50. Il n'empêche,
l'éventail des groupes sociaux représentés
y est plus grand que jamais. La tendance est d'ailleurs au rétrécissement
du bassin de recrutement, de plus en plus national.
Si les facultés de théologie les plus célèbres,
comme Paris et Louvain ne sont pas totalement ouvertes à
l'humanisme, Louvain prend par exemple parti contre Reuchlin qui
défend l'enseignement de l'hébreu et de la littérature
rabbinique, tel n'est pas le cas des facultés des arts :
l'humanisme de Bessarion rentre dans celle de Bologne et un collège
de grec est créé à la Sapience (Rome) en 1515,
confié au français Jean Lascaris, élève
de Guillaume Budé. L'université d'Alcala, fondée
en 1509, publiera la Bible polyglotte.
Il ne faut pas imaginer les grandes maisons impersonnelles d'aujourd'hui.
Les étudiants vivent et étudient dans des collèges
(58 à Paris, 11 à Toulouse, 5 à Montpellier
au début du XVIe s.). Cette proximité de vie des futurs
cadres, clercs et laïcs, met en place les futurs réseaux.
Mal connus en France, ils n'en sont pas moins sensibles : les élèves
de Lefèvre d'Etaples au collège du cardinal Lemoine
à la fin du XVe se retrouvent parmi les fabristes, ces bibliens
français en activité et en contact entre 1515 et 1525,
qui veulent promouvoir la réforme de l'Eglise sous l'autorité
royale. Autour de grands professeurs, comme Gabriel Biel à
Tubingue, Rodolphe Agricola, traducteur de Démosthène,
ou Whimpheling à Heidelberg, des groupes de jeunes étudiants
passionnés ont fait l'histoire à certains moments.
En somme les collèges du 16e siècle ne font que nouer
les réseaux du monde nouveau. L'enseignement universitaire
a beaucoup été brocardé par Erasme, Rabelais
et quelques autres, mais il faut bien voir qu'ils en sortent. Les
professeurs du temps ont eu la passion d'éduquer et ont été
persuadés que cela servait à changer le monde. Lorsque
le sévère Jean Standonck réorganise en 1503
le collège de Montaigu, il sait cela et prévoit d'enseigner
pauvrement des clercs pauvres pour les former à la prédication
et à la charge d'âmes. Dans ce " collège
de pouillerie " (Gargantua) qui deviendra vite célèbre
pour sa saleté et la sévérité de sa
discipline, il crée une nouvelle organisation des études
en groupant les étudiants par classes de niveau et en introduisant
entre la première année (grammaire) et la dernière
(logique) un cycle d'humanités fondé sur les idées
nouvelles : acquérir le beau latin. La réputation
de ce modus parisiensis bien implanté dans les collèges
parisiens attira à Montaigu Erasme et Calvin, mais aussi
Ignace de Loyola, qui à Montaigu puis Sainte-Barbe (1528)
put expérimenter ce qui sera bien plus tard la base du collège
jésuite.
Pourtant, alors que les grands intellectuels du Moyen Age étaient
des universitaires (Albert le grand, Thomas d'Aquin…)l'essentiel
des grands écrivains du XVIe siècle, Erasme, Machiavel,
Ronsard, Thomas More, ont fait carrière hors de l'université.
Parmi les collèges non universitaires et malgré les
mythes, il faut faire une place à part à certains
couvents, qui constituent également des cercles diffuseurs.
Autour d'une bibliothèque quasi-publique comme celle de Saint-Victor
ou de personnalités puissantes comme le français Robert
Gaguin, le général des Trinitaires, ou Jean Trithème,
abbé de Spanheim, comme la chartreuse de Cologne étudiée
par G. Chaix. On observe comment les idéaux de réforme
monastique, ceux de Sainte-Justine de Padoue (OSB) par exemple,
sautent d'un couvent à l'autre (Renaudet, Le Gall ). Comme
les couvents sont assez souvent des abbayes de Thélème,
leurs bibliothèques sont ouvertes sur le monde.
Les meilleurs des intellectuels sont à la fois des savants
et des vulgarisateurs. S'ils travaillent en solitaires en lisant
en silence dans leur cabinet (Bessarion-st Augustin par Carpaccio,
Érasme par Holbein…), ils diffusent leur savoir en passant
par leur imprimeur et par des groupes volontaires, les académies.
L'atelier d'imprimerie est en effet un salon érudit où
auteurs, correcteurs érudits, marchands avisés et
techniciens du plomb et du papier se côtoient. On peut évoquer
Froben à Bâle, chanté par Erasme après
sa mort dans une lettre de novembre 1527, Alde Manuce à Venise
crée avec ses amis érudits une académie dans
sa maison à Sant'Agostino, l'académie aldine, pour
promouvoir la bonne édition et l'étude du grec. La
plupart des grands imprimeurs ou érudits du temps sont passés
par là, comme le français Nicolas Jenson, Erasme ou
le cardinal Bembo. Mieux même, les ateliers d'artistes-artisans
du livre bientôt présents dans toutes les villes d'Europe
suivent ce modèle ; Josse Bade ou Robert Estienne à
Paris par exemple.
Le modèle de ces académies où se mèlent
érudits, humanistes, techniciens et artistes est aussi celui
des ateliers de peinture ou de sculpture. La bottega de Verrochio
(†1488) a par exemple joué un rôle important dans la
formation professionnelle mais aussi philosophique de Léonard
de Vinci. Le cercle le mieux documenté est celui de Lucca
Della Robbia (dont nous possédons la documentation jusqu'au
milieu du XVIe siècle) ; c'est à la fois une entreprise,
qui passe contrat mais en même temps un label de qualité
dès que l'artiste arrive au succès. Il est impossible
à un homme seul de réaliser des peintures murales,
un retable ou une sculpture, le maître le réalise donc
avec ses apprentis, ses élèves et ses amis. Tous ces
ouvrages sont donc des œuvres collectives. Le système de
la bottega permet aussi de s'adapter au marché. Par exemple,
Giuliano da Sangallo, un menuisier fabriquant de coffres et de stalles
fabrique aussi des modèles en bois. C'est ainsi qu'il devient
architecte puis maître d'œuvre (on y reviendra). Tous les
grands, Raphaël, Jules Romain, Verrochio, sont polyvalents,
à la fois peintres, décorateurs, architectes ; artistes
d'églises comme monteurs de spectacles et de machines. Mais
quand on se réunissait le soir chez Botticelli, on parlait
aussi de philosophie antique et de politique, voire de religion
(Savonarole y diffusera ses idées). Le phénomène
semble très répandu : chez l'un de ces menuisiers
devenus architectes, Boccio d'Agnolo, Vasari note :
Il ne quittait jamais sa bottega et avec lui, on y trouvait, outre
beaucoup de gens de la ville, les représentants les plus
distingués de notre discipline, et il y avait surtout pendant
la soirée, des exposés de qualité et des débats
importants. A leur tête était Raphael d'Urbin, jeune
alors, puis venaient Andrea Sansovino, Filippino, Maiano, Cronaca,
Antonio et Giuliano da Sangallo, Granacci, quelques fois mais rarement
Michel Ange et de nombreux jeunes de Florence ou d'ailleurs.
Les innovations artistiques sont discutées collectivement
avant d'être expérimentées ; Il faut abandonner
l'idée du génie individuel. Un peu plus tard, des
cercles privés où on s'amuse beaucoup entre artistes,
musiciens et poètes élaborent des spectacles complets
et parodiques par exemple autour de Giorgione à Venise vers
1500.
Dans les villes, la Renaissance arrive d'en haut, de la cour et
de ses artistes, mais aussi d'en bas, par les voyageurs, les commandes
artistiques, les prédicateurs itinérants et le théâtre.
Avec un temps de retard du point de vue artistique, mais assez vite
par le biais des collèges d'humanités, l'essentiel
de l'idéologie savante finit par y arriver, ce qui leur permet
de lire immédiatement le langage mythologique du pouvoir
par exemple. Dès qu'un évêque humaniste comme
Georges d'Armagnac s'installe pour quelques mois dans son évêché
de Rodez, ce qui arrive de temps en temps, il organise un cercle
pour former le clergé et donc la bourgeoisie locale aux nouvelles
modes culturelles. Il met même à leur disposition une
bibliothèque quasi-publique. On ne comprend pas sans ces
relais l'arrvivée en profondeur des thématiques de
la Renaissance dans des provinces aussi éloignées
que le Rouergue et le Forez.
C'est à partir des villes administratives (laîques
ou ecclésiales) que se développent les modes nouvelles
ou qu'elles sont refusées. Le théâtre des mystères
et ses décors sont un bon moyen de suivre l'entrée
des thématiques de la Renaissance, du moins tant que le théâtre
n'est pas condamné en raison des thèmes protestants
qu'il véhicule. Une partie de l'humanisme passe aussi par
les prédications de Carême et d'Avent. C'est par des
prédications en langue vulgaire que le groupe de Meaux, avec
J. Lefèvre d'Etaples, tente de faire passer la réforme
humaniste vers 1520. Nous y reviendrons. Le journal imprimé
ne détrônera la chaire dans l'échange d'informations
qu'au XIXe siècle. L'étude des échanges culturels
est à la mode. Elle est l'un des moyens de compréhension
de la construction européenne. Mais saisir ces phénomènes
ne va pas de soi. Nous devons faire un effort pour comprendre un
monde technique fort différent du nôtre.
Longtemps ce problème a été étudié
sous l'angle de la réception, par exemple par les américains
spécialistes de la période, voir en particulier les
mélanges offerts à Paul Oskar Kristeller par H. A.
Oberman et Th. A Brady, Itinerarium italicum. The profile of the
Italian Renaissance in the mirror of its european transformations,
Leiden, 1975. Mais à partir de quand et comment peut-on dire
que quelque chose d'étranger est reçu et assimilé,
" domestiqué " dit P. Burke ? La question, sans
réponse, est remarquablement abordée dans la contribution
de Sem Dresden, The profile of the Reception of the Italian Renaissance
in France : La réception est imitation mais surtout émulation
et transformation. Désormais, la question est surtout travaillée
dans ses aspects dynamiques, c'est-à-dire dans les filiations
d'idées, dans la manière dont les idées et
les hommes passent et repassent d'un bout à l'autre de l'Europe
dense et des centres aux périphéries. Une nouvelle
façon de saisir les pouvoir d'influence des faits culturels.
La construction du kremlin n'a pas du tout le même sens que
celle des fortifications de Cracovie pour les peuples respectifs.
Il ne faut pas voir les échanges culturels sous le seul aspect
d'une communication immédiate, qui est notre idéal
actuel. L'échange à la vitesse des courriers et des
hommes qui passent d'un pays à l'autre à la vitesse
des pieds de l'homme ou du cheval, à la vitesse des courants
ou du vent, autrement très rarement à plus de 40 km
par jour induit bien des niveaux d'assimilation et tous les syncrétismes
possibles. Jamais la transculturalité n'a été
aussi grande qu'en ces temps où les nations ne sont pas encore
assez puissantes pour être imperméables.
Si les intellectuels pensent aussi vite que nous, le temps de réponse
imposé par le courrier ou le voyage permet toutes les adaptations.
L'ensemble des échanges est filtré, adapté
voire déformé selon les besoins du moment. On n'adopte
pas un style en bloc comme on adopterait aujourd'hui la poupée
Barbie. L'œil de l'architecte qui promène ses croquis rencontre
la main des mâçons qui n'ont jamais fait de telles
formes et il rencontre surtout les volontés des commanditaires
qui ne partagent pas forcément la culture commune mais qui
paient. La culture de la Renaissance est donc par essence interprétation
: interprétation de l'Antiquité et des formes italiennes
selon les besoins et les contraintes techniques. Mais si les hommes
qui voyagent transportent leur culture, ils se meuvent aussi dans
d'autres cultures et deviennent eux-mêmes passeurs et interprètes
dans les deux sens. Peut-on alors parler de transculturalité,
c'est à dire de créations culturelles nouvelles ?
C'est en tout cas dans ce sens que travaillent plusieurs équipes
de chercheurs européens. Voir par exemple le colloque d'Uppsala
1993 : éd. Gunnar Sorelius et Michael Srigley, Cultural exchange
between European nations during the Renaissance, Uppsala, 1994.
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