Madame Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire moderne:
Année académique 2002-2003

3. Communiquer à la Renaissance.

I. Un espace européen ouvert

 

II. Accelération des échanges : correspondance et sentiment de République des lettres

 

III. Développement de la diffusion par l'imprimerie : une révolution  de la communication ?

 

IV. Des lieux stratégiques : cours princières,universités, imprimeurs, couvents, sermons et théâtre urbains

 

3. Communiquer à la Renaissance.

De nouvelles conditions ? Jamais on n'a autant voyagé qu'à la fin du MA et au début du XVIe siècle, jamais on n'avait autant échangé des marchandises, des hommes et des idées. Si la mer effraie toujours, en raison des tempêtes et des pirates, les chemins d'eau et de terre font partie des espaces vitaux de ce temps, du haut en bas des sociétés, la route fait partie des lieux où se dit et se fait la Renaissance. Les échanges culturels qui animent le mouvement de la Renaissance dépendent donc des conditions de communication.
Comment communique-t-on et pourquoi ? Peut-on parler d'une révolution de la communication ? Qui a intérêt à développer la communication ?

I. Un espace européen ouvert

Le temps de voyage des marchands n'est pas celui des pélerins ou celui des courriers ; chaque catégorie de voyageur a ses rythmes, mais tous prennent à peu près les mêmes itinéraires, connus, sûrs ou à peu près, jalonnés d'auberges qui sont autant de points de rencontre entre les différentes couches sociales.
Nous connaissons bien les itinéraires des courriers romains, grâce à Jean Delumeau et ceux des marchands, grâce à Federigo Melis et Pierre Jeannin, les récits de voyages nous parlent des pèlerinages, (peu de ceux de St Jacques, contrairement à notre mythologie actuelle, mais beaucoup de ceux de Rome, Lorette, Jerusalem). Je laisse ce dernier aspect qui sera traité en TD.
L'envoi de courriers extraordinaires est depuis longtemps à la portée de tous les pouvoirs ; ce qui est intéressant pour notre propos, ce sont les services de courrier ordinaire. Rome est un lieu central des échanges, car c'est une capitale de la nouvelle et que tout le monde y a des intérêts, en raison des échanges de bénéfices. Philippe II y installera d'ailleurs son courrier majeur, avallisant ainsi la consolidation constante des courriers ordinaires au cours du siècle : en 1568, une ou deux fois par semaine, des courriers réguliers arrivent de villes principales qui les ont concentrés : Lyon pour la France et les Pays Bas, Venise, Milan, Genes, Florence, Naples et cinq maîtres de poste sont en fonction à Rome en même temps : ceux des rois d'Espagne et de France, de Gênes et de Venise, du pape enfin. Le renouveau de Rome, sensible lors des jubilés de 1575 et 1600 ne fait pourtant que commencer.
Les marchandises et le courrier voyagent en convoi sous la conduite d'un guide, le procaccio, pour éviter les bandits et prennent 4 jours pour rejoindre Florence et Rome par exemple. Le marché romain est en effet considérable. Avant le sac, sous Léon X, la comptabilité du palais montre que 37000 ducats d'or (125 kg) sont dépensés en achat de tissus.
Jusqu'à la fin du 16e siècle, les routes sont en mauvais état et les ponts coupés fréquemment, on voyage peu en voiture ou en chariot, mal suspendus encore (le Cardan est censé être inventé par Jérôme Cardan), mais à mulet, à cheval (loués) pour les plus riches et à pied pour les autres. Il faut attendre Sixte Quint en Italie ou Sully en France pour que l'Etat s'intéresse aux routes terrestres. Les fleuves et leurs coches réguliers, tel le corbillard, sont donc très utilisés. De même, en Italie, les galères gênoises et florentines assurent des liaisons régulières. On voit l'ambassadeur du roi de France, Georges d'Armagnac, profiter des galères de Ferrare ou de Venise pour passer d'une ville à l'autre en 1536-1537.
Les temps de voyage ne semblent pas avoir beaucoup changé entre XVe et XVIe siècle. L'historien toscan Federigo Melis (Datini, Prato), I trasporti e le communicazioni nel medioevo, Firenze, 1984, observe qu'entre la mer du Nord et la Méditerranée, c'est entre Bruges et Avignon ou Bruges et Venise qu'on va le plus vite : 10 jours en moyenne ; mais pour aller jusqu'à Lecce par Naples, il faut 40 jours. Alors qu'en bateau, il ne faut que 4 jours pour aller de Valence d'Espagne à Pise mais tout de même 15 jours pour aller de Venise en Pouille et 35 jours de Valence à Naples. Dans l'Atlantique, il ne faut que 8 jours entre Lisbonne et La Rochelle et 12 à 15 jours entre Lisbonne etAnvers ou Amsterdam. Tout dépend en effet de la fréquence des départs, des vents, et des dangers de la piraterie, en Méditerranée puis en Atlantique (les français au début du 16e). Si l'on prend quand même la route terrestre, également parcourue par des bandits, c'est qu'elle est rendue plus sûre par les Etats, de mieux en mieux connue par les guides et cartes et de mieux en mieux balisée par les étapes. La route est lente, mais les temps de voyages sont moins soumis aux aléas que sur mer.
On compte à Rome en 1526-1527 236 alberghi, osterie et taverne, une pour 233 habitants contre une pour 1100 à Milan en 1587 et une pour 1488 à Florence en 1561. On trouve sur les routes italiennes beaucoup de soldats menaçants, allemands, suisses, gascons…, de marchands en tout genre et de pèlerins, tel le marchand de drap de Douai, Jacques Le Saige, en 1518, qui ira jusqu'à Jérusalem mais aussi beaucoup d'intellectuels et d'artistes : Copernic en 1500, Erasme en 1509 et Luther en 1510-1511, François Rabelais et Joachim Du Bellay en 1549. Ils viennent pour leurs affaires, mais aussi en humanistes et en touristes archéologues, pour toucher la Rome antique et abreuver leur imagination de ruines antiques et de musées.
Il a fallu à Le Saige 37 jours de voyage dont une demi journée à Paris, deux à Lyon et deux à Florence. Il reste 8 jours à Rome pour visiter les 7 églises et recevoir la bénédiction pontificale avant de repartir en terre sainte par Lorette. Son récit sera édité dès 1520 à Cambrai. La plupart des roumieux (pèlerins de Rome) sont cependant allemands ou hongrois. Il faut attendre le jubilé de 1575 et l'organisation des hôpitaux et confréries d'accueil pour voir remonter la fréquentation du pèlerinage après le sac de 1527. Malgré les dangers naturels et humains, parcourir les chemins ne fait plus peur vers la fin du XVe siècle car l'information circule, tant par les récits, vite imprimés, que par la correspondance.


II. Accelération des échanges : correspondance et sentiment de République des lettres


Tout le monde alphabétisé correspond par lettres. Le prince des humanistes lui-même, Érasme, a été un théoricien et un praticien hors pair de l'art épistolaire, qu'il fixe pour deux siècles. J.C Margolin a recensé 55 réimpressions de son traité De conscribendis Epistolis entre 1522 et 1550, soit trois par an en moyenne, un succès qui ne s'épuisera que dans la seconde moitié du 18e siècle. La diffusion du traité intéresse surtout la Rhénanie, Anvers, Paris, Lyon, Venise, Alcala de Henares, Venise. Nous sommes là au cœur de l'Europe qui écrit. On ne comprend pas ce succès si on en reste aux seuls humanistes. Certes, Erasme correspond d'abord avec eux (voir la carte de ses correspondants dans Mandrou, Histoire de la pensée européenne, t. 3, Paris, 1973 : l'essentiel de ses correspondants (666 identifiés, dont 291 clercs) est entre Oxford, Vienne et Rome et de la Seine à l'Oder, mais il correspond aussi avec tous les pouvoirs qui comptent, qu'il soient ecclésiastiques ou laiques, mais ni avec Colomb, ni avec Machiavel !
Dans le cœur battant de la Renaissance où les échanges de correspondance sont en progression constante et dont on commence à connaître les cercles locaux, à la fois érudits et notables, car la correspondance n'est pas seulement bilatérale, elle provoque une véritable revue culturelle dans des cercles précis (Saint-Omer avec l'OFM Jean Vitrier et l'abbé Antoine de Berghes, l'Alsace de Wimpheling et Beatus Rhenanus, la Pologne et l'Espagne…).
Cf A. Godin, " Erasme, théorie et usage de la lettre dans l'Europe moderne ", dans Regards sur la correspondance, cahiers du GRHIS, Rouen, 1996, p. 59-69. Et Hist christianisme, t. 7, p. 637-642.
Le succès de son manuel doit beaucoup cependant au fait qu'il a trouvé d'autres praticiens, les fonctionnaires des chancelleries italiennes puis allemandes. Cette correspondance régulière crée un réseau d'amitié qui diffuse d'un bout à l'autre de l'Europe les idéaux d'une république humaniste. Mais que se passe-t-il quand les lettres sont publiées (1519) ? Le charisme d'Erasme prend alors sa source dans cette correspondance reconstruite, surtout vers la fin de sa vie, après sa publication des lettres de saint Jérôme (1526) qui lui ont permis d'établir les normes de la correspondance intellectuelle publiée : l'écriture en est maîtrisée, corrigée sans cesse (par Beatus Rhenanus alors correcteur chez Froben, qui a aussi choisi les lettres en fonction de son cercle). Le succès est très rapide, tellement que des versions non autorisées sont publiées en Allemagne et aux Pays Bas. Une question majeure de critique est alors posée : quelle est la sincérité de ces textes qui se plient dans les normes antiques, par la forme mais aussi par le contenu ? Pourtant les lettres permettent de saisir la complexité de l'homme Erasme bien plus que ses œuvres érudites : entre charisme et raison en quête de vérité. Cf Lisa Jardine, Erasmus, man of letters. The construction of Charisma in print, Princeton Un. press, 1993.
Érasme a voulu publier pour tous ses amis, avalisant ainsi le système de cercles où se regroupent ceux qui le considèrent comme leur prince. Le sentiment d'appartenance à une République des lettres était exprimé dès la première moitié du XVe siècle par l'un des premiers maîtres de l'humanisme, le florentin Poggio Bracciolini (Le Pogge). Pour Érasme, comme pour Aeneas Silvio Piccolomini (Pie II), s'il faut respecter les anciens, on doit parler de tout car tout exprime l'homme. Ce monde intellectuel aura donc des audaces intellectuelles qui valent celles des hardis marins contemporains, à leurs risques et périls quand la Réforme protestante déstabilisera leurs jeux de joyeux drilles en mal de calembours et de beaux mots en latin et en grec. Erasme a choisi son camp (catholique) dès le traité du Libre arbitre, en 1524, il veut la réforme sans violence, mais d'autres ont choisi le camp luthérien. Plus rien ne sera comme avant, nous y reviendrons.
L'échange des lettres suppose l'échange d'objets entre humanistes et particulièrement la circulation de manuscrits anciens ou modernes, à condition d'avoir un porteur. C'est ce qui se passe, par exemple entre l'évêque de Rodez et bras droit de Marguerite de Navarre, Georges d'Armagnac avec Érasme. Le 30 novembre 1532, Rabelais écrit à Érasme une magnifique lettre, dans laquelle il reconnaît la grandeur de l'humaniste : " Patrem te dixi, matrem etiam dicerem, si per indulgentiam mihi id tuam diceret( je t'appelle père, mais je devrais dire mère si tu m'y autorise) " (œuvres complètes) mais surtout il explique :
Georges d'Armagnac m'envoya jadis l'histoire judaïque sur la prise de Jerusalem (Flavius Josèphe) et me demanda à la faveur de notre vieille amitié que si jamais je trouvais un homme compétent qui allât par delà ; j'eusse soin de vous la faire remettre à la première occasion.
L'évêque, grand dénicheur de manuscrits anciens sur le marché vénitien, qui travaillera surtout pour le roi de France, favorise donc l'édition de textes retrouvés dans leur état le plus ancien, en envoyant ceux-ci aux érudits les plus compétents. Depuis l'arrivée massive de manuscrits grecs, à la suite de 1453, l'Italie est un vaste marché de redistribution vers l'ensemble de l'Europe. Une Europe sans frontière pour les savants, Erasme déteste les nationalismes qui s'éveillent et lui-même se veut citoyen du monde et n'a d'autre patrie que cette culture puisée aux sources les plus sûres et exprimées dans la langue latine la plus souple. CfJP Massaut, " Erasme. Un rénovateur sans frontières " dans Erasme et la montée de l'humanisme. Naissance d'une communauté européenne de la culture, éd. Julien Ries, Louvain la neuve, 2001, p. 11-20.
Le parchemin et le papier imprimés voyagent également très bien, comme les harengs et bien d'autres marchandises, à l'abri des intempéries, dans des tonneaux. L'avantage du livre imprimé est bien sûr que sa perte est moins grave que celle d'un manuscrit et donc qu'on peut multiplier les échange.


III. Développement de la diffusion par l'imprimerie : une révolution de la communication ?


Nous reviendrons sur les conditions techniques de la naissance de l'imprimerie, mais a-t-elle révolutionné les échanges comme l'affirmait par exemple en 1962 le canadien Herbert Marshall McLuhan(†1980), un prof de littérature qui avait réfléchi aux conséquences de l'usage des processus de communication sur la pensée et les émotions. Il voyait dans la " galaxie Gutenberg " un premier état de l'évolution vers l'unification du monde, confirmée par la " galaxie Marconi " et affirmait que les médias d'une société déterminent son comportement. C'est surtout après la thèse d'E. Eisenstein, The printing press as an agent of change (1979) dont version abrégée s'appelle la Révolution de l'imprimé, que le monde des historiens a réfléchi à la chose, essentiellement dans les cadres posés par Roger Chartier, " l'Ancien Régime typographique " dans Annales ESC, 1981, p. 191-209. On peut critiquer le simplisme de cette théorie, comme de toute perception de la mondialisation, mais tous les débats sur les médias partent de lui aujourd'hui encore. McLuhan dressait une belle réflexion théorique, mais sans preuves.
On discute encore de la nouveauté radicale du passage du manuscrit à l'imprimé car l'imprimé ne fait que suivre le manuscrit pendant au moins une génération. Mais la possibilité de reproduire sans faute en grand nombre d'exemplaires n'est pas anodin. Le retour aux sources voulu par les humanistes était-il possible sans cette nouveauté que fut l'imprimerie ? On sait que les autres Renaissances, de l'époque carolingienne au 13e siècle, ont pu retrouver la saveur des textes antiques à travers les collections de manuscrits. Pourtant, nous avons bien l'impression d'un point de non retour à notre époque, d'une Renaissance permanente sur plusieurs générations et dans plusieurs espaces. L'imprimé est-il une révolution ?Non du point de vue intellectuel du travail du texte, de sa critique, car on édite surtout les auteurs copiés au MA ; oui du point de vue des classifications, plus faciles à comparer d'un ouvrage à l'autre. Non du point de vue technique dans un premier temps, mais oui du point de vue commercial par la naissance d'une marchandise standardisée et surtout par la naissance de métiers nouveaux et d'un nouveau milieu culturel, fort différent de celui des copistes. Nous le verrons en TD
Érasme, comme ses collègues et amis, a eu conscience de l'importance de cette invention, qu'il qualifiait, dans l'édition de Tite Live (1519) de " plus bel instrument de science et de bonheur véritable ", de " presque divine ". La qualité de ses relations avec Alde Manuce à Venise puis Froben à Bâle le confirment : il ne pense pas la diffusion de ses idées sans l'imprimerie.
Mais on sait mal qui lit et surtout si le livre transforme la lecture elle-même. A partir de quelques exemples littéraires, Roger Chartier montre comment la lecture ordinaire peut être une activité collective, qui engendre une sociabilité Cf " Leisure and Sociability. Reading Aloud in Early Modern Europe ", dans Urban Life in the Renaissance, éd. Susan Zimmerman et Ronald F. E. Weissman, Newark, 1984, p. 103-120. Et Histoire de la lecture dans le monde occidental, éd. Guillelmo Cavallo et R. Chartier, 1995. C'est dans la Celestina que ces processus sont le plus visibles. La Célestine est l'œuvre littéraire majeure de la Renaissance. C'est un drame qui met en scène, de façon assez drue voire crue, une sorcière, entremetteuse et mauvaise langue. Elle fut écrite en castillan en 1499 par un jeune avocat, un marrane probablement, Fernando de Rojas. Ce monde de maquerelles, d'hidalgos et d'amoureux paumés a eu un immense succès dans toute l'Europe. Il faut attendre 1640 pour que les blasphèmes en soient expurgés sur l'ordre de l'Inquisition. Par chance, la réédition de 1500 précise à la fin " el modo que se ha de tener leyendo esta tragicomedia " qu'on doit " lire à haute voix entre les dents " a veces con gozo, esperanza y pasion, a veces airado, con gran turbacion ", en imitant la voix de tous les personnages llorando y riendo en tiempo y sazon. La Celestina fut donc écrite pour une lecture vocalisée et dramatisée et dans l'édition de 1507, on apprend qu'une dizaine de personnes pouvaient être réunies pour cette lecture. Lire Luther ou la Bible en famille procède des mêmes règles : dans un traité de Juste Menius publié en latin en 1529 et en allemand en 1554 à Ratisbonne, une vignette montre le pere de famille conduisant la lecture pour toute la maisonnée (ce n'est pas encore vrai partout chez les protestants à notre époque).
Dans les veillées, le Breton Noel Du Fail raconte qu'on chante, qu'on dit des contes, mais aussi de la littérature apprise par cœur (c'est l'une des clés de la lecture de Gargantua). Cette fois le livre n'est pas au centre, mais il suppose un intermédiaire oral qui l'a d'abord assimilée (jusqu'à la fin du XIXe siècle dans les campagnes françaises). La lecture silencieuse s'est d'abord diffusée dans les scriptoria et les cabinets d'humanistes Cf Paul Saenger, " Silent Reading : Its impact on Late Medieval Script and Society ", dans Viator. Medieval and Renaissance Studies 13 (1982), p. 367-414 et Margit Frenk, " Lectores y oidores ", la diffusion oral de la litteratura en el siglo de Oro " Actas del Septimo congreso de la Asociación International de Hispanistas, 1980, Rome, 1982, I, p. 101-123. Voir aussi Histoire de la lecture dans le monde occidental (1995) : La lecture silencieuse passe du cloître ou du cabinet d'érudit à la ville à notre époque. Elle suppose un mode d'appropriation personnelle et non plus, plus seulement… collective du livre.
Le livre imprimé reste cher à notre époque, contrairement à ce qu'on a beaucoup dit. C'est tellement vrai que les étudiants de l'Université de Paris continuent à copier leurs manuels et avec une assez grande sûreté, par le système de la pecia, mis au point dès le 14e siècle. Mieux même, ils copient des livres imprimés. Et ces pratiques resteront courantes jusqu'au 18e siècle.
L'imprimé imite beaucoup les caractères et la mise en page du manuscrit dans son premier demi-siècle d'existence. Mais une fois corrigé, il diffuse beaucoup moins d'altérations et surtout son calibrage permet des comparaisons instantanées. Une lettre de l'humaniste d'Augsbourg, Conrad Peutinger à Érasme, le 9 décembre 1521, lève un peu le voile sur les pratiques intellectuelles de la lecture au moins :
Voici ce qui m'est arrivé hier, second dimanche de l'Avent de notre Sauveur. Libéré de mes tâches professionnelles, je me distrayais avec ma collection de médailles et en lisant l'Histoire auguste de Tacite. Près de moi se tenait, mais à une autre table, mon épouse Marguerite. Elle consultait à la fois ta traduction latine du Nouveau Testament et une version allemande de ce même Nouveau Testament, assez ancienne et pas vraiment savante. Tout à coup, elle m'arrache à mon divertissement : " en lisant le chapitre 20 de Matthieu, dit-elle, je m'aperçois que notre Erasme a rajouté quelque chose ".
La normalisation du texte imprimé permet de comparer de façon beaucoup plus efficace que s'il s'agissait de manuscrits. Marguerite a vérifié dans la Vulgate de saint Jérôme, éditée par Froben en 1516. L'ajout, il s'agit du verset 23, qui n'est pas dans la Vulgate mais dans les manuscrits grecs de la Bible dont Erasme a tenu compte dans son édition du Nouveau Testament (1511, 2e éd. 1519 ici), lui saute véritablement aux yeux. Peutinger, d'une grande famille marchande et notable, conseiller, juge et ambassadeur de sa ville, est l'auteur des Tables de Peutinger, une carte des routes de la fin de l'Empire romain. Sa femme, une Welser bonne latiniste, conjugue aussi conduite d'une grande maison et humanisme.
Ce genre de couple, rare, n'est pas exceptionnel cependant, on peut au moins citer la famille de Thomas More ou celle de Robert Estienne. Les correspondants d'Erasme sont très divers mais tout de même prioritairement des clercs, et surtout, des activités scientifiques humanistes du niveau des Peutinger sont plutôt caractéristiques d'autres milieux que ceux des marchands ou des financiers, même si la plupart des lisants-écrivants réguliers (entre 3 et 6 % ont laissé des traces écrites à Augsbourg) ont, comme un autre célèbre notable d'Augsbourg, le directeur financier des Fugger, Matthaus Schwarz (1497->1560), qui nous a laissé sa fameuse autobiographie illustrée (P. Braunstein et brochure p. 141) un minimum de vernis humaniste, mais ce dernier s'interesse bien plus à ses costumes qu'à l'Antiquité. Les lieux stratégiques de la communication culturelle sont donc ailleurs que chez les seuls négociants.
Ils sont un peu partout désormais dans les villes et sur les routes, sinon on ne comprend pas la rapidité et la puissance de la diffusion du luthéranisme. Désormais, les nouvelles se répandent par des " écrits volants " ou des Avvisi, dont la qualité essentielle est que " puisque c'est écrit, c'est vrai ". Nous reviendrons sur l'utilisation de l'imprimé par Luther. Ecoutons comment Pierre l'Arétin évoque la situation internationale de 1530 dans les rues de Venise. Dans La courtisane, I, 4, il met en scène un Vénitien vendeur d'Istorie au coin des rues.
Histoires ! Histoire ! Achetez mes Histoires !/ La guerre du Turc en Hongrie/ Les prédications de frère Martin !/ les dernières nouvelles du concile !/Histoires ! /Scandale à la cour d'Angleterre, le roi veut divorcer !/ Rome mise à sac !/ Le pape rencontre le roi à Marseille !/ Couronnement impérial à Bologne !/ Histoires ! Histoires ! achetez mes histoires !
La communication rapide, nerveuse, la recherche de l'émotion sont inventées. Mais qui en profite ?

 

IV. Des lieux stratégiques : cours princières,universités, imprimeurs, couvents, sermons et théâtre urbains

 

Où échange-t-on l'information ? Pour qu'une correspondance soit efficace, il faut des centres de redistribution de l'information. Ceux-ci constituent le cœur de réseaux stables et sont généralement complétés par une bibliothèque (on dit encore librairie) et/ou par un cabinet de curiosités où on collectionne un peu de tout : des antiques et des médailles aux tableaux, aux plantes, aux animaux, aux pierres… pour le montrer aux amis (cf. diapos tableau et texte Carpaccio, Saint-Augustin/Bessarion dans son cabinet 1502-1507). La collection devient un phénomène européen à notre époque.
Les pouvoirs sont bien sûr les premiers concernés puisqu'ils ne doivent leur survie qu'à l'information. Or toutes les cours de la Renaissance sont en même temps des cours humanistes, qui donnent le ton en matière culturelle comme en matière stratégique. Le prince de la Renaissance se doit d'être un initié, celui qui connaît toutes les arcanes du monde afin de pouvoir lutter contre les ténèbres. Le prince platonicien le plus célèbre est Laurent de Médicis. Mais tous vont peu ou prou suivre ces chemins, jusqu'à Charles IX au moins en France, cf Crouzet. En ces temps où les princes se déplacent beaucoup, ils déplacent aussi leurs courtisans. La petite cour modèle d'Urbino compte 350 personnes au temps de Castiglione, celle de France, 270 seulement en 1480, mais 5-600 vers 1520, un peu moins que Mantoue. Charles Quint devait être accompagné de 762 personnes au moment de son retrait. Tous restent encore suffisamment proches de leurs terres pour y implanter les idées nouvelles. Dans ce milieu particulier et très hiérarchisé, on a le temps de discuter des dernières nouveautés à la mode en faisant antichambre, le désir de rivaliser et l'argent pour le faire. Les entrées royales dans les villes sont également le moyen de diffuser des sensibilités nouvelles à travers les décors. Nous reviendrons sur la cour et le courtisan un peu plus tard.
Cf Eugenio Garin (dir), L'homme de la Renaissance, Paris, 1988.

Contrairement à ce que prétendent de nombreux manuels anciens, les Universités sont des hauts lieux de formation et de contact de ces humanistes ordinaires. Est-ce un hasard si elles ont joué un rôle essentiel dans la diffusion des presses d'imprimerie comme c'est le cas à Paris en 1470 ?
J. Verger
Des dizaines de milliers d'étudiants ont accédé à la soixantaine d'universités européennes du début du XVIe siècle. Les plus fameuses sont les plus anciennes : Padoue, Oxford, Paris, Salamanque, Louvain. Celles-ci inscrivent tous les ans plusieurs milliers d'étudiants. Mais les contrastes sont grands : Cologne en inscrit 300 chaque année quand Greifswald n'en inscrit qu'à peine 50. Il n'empêche, l'éventail des groupes sociaux représentés y est plus grand que jamais. La tendance est d'ailleurs au rétrécissement du bassin de recrutement, de plus en plus national.
Si les facultés de théologie les plus célèbres, comme Paris et Louvain ne sont pas totalement ouvertes à l'humanisme, Louvain prend par exemple parti contre Reuchlin qui défend l'enseignement de l'hébreu et de la littérature rabbinique, tel n'est pas le cas des facultés des arts : l'humanisme de Bessarion rentre dans celle de Bologne et un collège de grec est créé à la Sapience (Rome) en 1515, confié au français Jean Lascaris, élève de Guillaume Budé. L'université d'Alcala, fondée en 1509, publiera la Bible polyglotte.
Il ne faut pas imaginer les grandes maisons impersonnelles d'aujourd'hui. Les étudiants vivent et étudient dans des collèges (58 à Paris, 11 à Toulouse, 5 à Montpellier au début du XVIe s.). Cette proximité de vie des futurs cadres, clercs et laïcs, met en place les futurs réseaux. Mal connus en France, ils n'en sont pas moins sensibles : les élèves de Lefèvre d'Etaples au collège du cardinal Lemoine à la fin du XVe se retrouvent parmi les fabristes, ces bibliens français en activité et en contact entre 1515 et 1525, qui veulent promouvoir la réforme de l'Eglise sous l'autorité royale. Autour de grands professeurs, comme Gabriel Biel à Tubingue, Rodolphe Agricola, traducteur de Démosthène, ou Whimpheling à Heidelberg, des groupes de jeunes étudiants passionnés ont fait l'histoire à certains moments.
En somme les collèges du 16e siècle ne font que nouer les réseaux du monde nouveau. L'enseignement universitaire a beaucoup été brocardé par Erasme, Rabelais et quelques autres, mais il faut bien voir qu'ils en sortent. Les professeurs du temps ont eu la passion d'éduquer et ont été persuadés que cela servait à changer le monde. Lorsque le sévère Jean Standonck réorganise en 1503 le collège de Montaigu, il sait cela et prévoit d'enseigner pauvrement des clercs pauvres pour les former à la prédication et à la charge d'âmes. Dans ce " collège de pouillerie " (Gargantua) qui deviendra vite célèbre pour sa saleté et la sévérité de sa discipline, il crée une nouvelle organisation des études en groupant les étudiants par classes de niveau et en introduisant entre la première année (grammaire) et la dernière (logique) un cycle d'humanités fondé sur les idées nouvelles : acquérir le beau latin. La réputation de ce modus parisiensis bien implanté dans les collèges parisiens attira à Montaigu Erasme et Calvin, mais aussi Ignace de Loyola, qui à Montaigu puis Sainte-Barbe (1528) put expérimenter ce qui sera bien plus tard la base du collège jésuite.
Pourtant, alors que les grands intellectuels du Moyen Age étaient des universitaires (Albert le grand, Thomas d'Aquin…)l'essentiel des grands écrivains du XVIe siècle, Erasme, Machiavel, Ronsard, Thomas More, ont fait carrière hors de l'université.
Parmi les collèges non universitaires et malgré les mythes, il faut faire une place à part à certains couvents, qui constituent également des cercles diffuseurs. Autour d'une bibliothèque quasi-publique comme celle de Saint-Victor ou de personnalités puissantes comme le français Robert Gaguin, le général des Trinitaires, ou Jean Trithème, abbé de Spanheim, comme la chartreuse de Cologne étudiée par G. Chaix. On observe comment les idéaux de réforme monastique, ceux de Sainte-Justine de Padoue (OSB) par exemple, sautent d'un couvent à l'autre (Renaudet, Le Gall ). Comme les couvents sont assez souvent des abbayes de Thélème, leurs bibliothèques sont ouvertes sur le monde.

Les meilleurs des intellectuels sont à la fois des savants et des vulgarisateurs. S'ils travaillent en solitaires en lisant en silence dans leur cabinet (Bessarion-st Augustin par Carpaccio, Érasme par Holbein…), ils diffusent leur savoir en passant par leur imprimeur et par des groupes volontaires, les académies.
L'atelier d'imprimerie est en effet un salon érudit où auteurs, correcteurs érudits, marchands avisés et techniciens du plomb et du papier se côtoient. On peut évoquer Froben à Bâle, chanté par Erasme après sa mort dans une lettre de novembre 1527, Alde Manuce à Venise crée avec ses amis érudits une académie dans sa maison à Sant'Agostino, l'académie aldine, pour promouvoir la bonne édition et l'étude du grec. La plupart des grands imprimeurs ou érudits du temps sont passés par là, comme le français Nicolas Jenson, Erasme ou le cardinal Bembo. Mieux même, les ateliers d'artistes-artisans du livre bientôt présents dans toutes les villes d'Europe suivent ce modèle ; Josse Bade ou Robert Estienne à Paris par exemple.
Le modèle de ces académies où se mèlent érudits, humanistes, techniciens et artistes est aussi celui des ateliers de peinture ou de sculpture. La bottega de Verrochio (†1488) a par exemple joué un rôle important dans la formation professionnelle mais aussi philosophique de Léonard de Vinci. Le cercle le mieux documenté est celui de Lucca Della Robbia (dont nous possédons la documentation jusqu'au milieu du XVIe siècle) ; c'est à la fois une entreprise, qui passe contrat mais en même temps un label de qualité dès que l'artiste arrive au succès. Il est impossible à un homme seul de réaliser des peintures murales, un retable ou une sculpture, le maître le réalise donc avec ses apprentis, ses élèves et ses amis. Tous ces ouvrages sont donc des œuvres collectives. Le système de la bottega permet aussi de s'adapter au marché. Par exemple, Giuliano da Sangallo, un menuisier fabriquant de coffres et de stalles fabrique aussi des modèles en bois. C'est ainsi qu'il devient architecte puis maître d'œuvre (on y reviendra). Tous les grands, Raphaël, Jules Romain, Verrochio, sont polyvalents, à la fois peintres, décorateurs, architectes ; artistes d'églises comme monteurs de spectacles et de machines. Mais quand on se réunissait le soir chez Botticelli, on parlait aussi de philosophie antique et de politique, voire de religion (Savonarole y diffusera ses idées). Le phénomène semble très répandu : chez l'un de ces menuisiers devenus architectes, Boccio d'Agnolo, Vasari note :
Il ne quittait jamais sa bottega et avec lui, on y trouvait, outre beaucoup de gens de la ville, les représentants les plus distingués de notre discipline, et il y avait surtout pendant la soirée, des exposés de qualité et des débats importants. A leur tête était Raphael d'Urbin, jeune alors, puis venaient Andrea Sansovino, Filippino, Maiano, Cronaca, Antonio et Giuliano da Sangallo, Granacci, quelques fois mais rarement Michel Ange et de nombreux jeunes de Florence ou d'ailleurs.
Les innovations artistiques sont discutées collectivement avant d'être expérimentées ; Il faut abandonner l'idée du génie individuel. Un peu plus tard, des cercles privés où on s'amuse beaucoup entre artistes, musiciens et poètes élaborent des spectacles complets et parodiques par exemple autour de Giorgione à Venise vers 1500.
Dans les villes, la Renaissance arrive d'en haut, de la cour et de ses artistes, mais aussi d'en bas, par les voyageurs, les commandes artistiques, les prédicateurs itinérants et le théâtre. Avec un temps de retard du point de vue artistique, mais assez vite par le biais des collèges d'humanités, l'essentiel de l'idéologie savante finit par y arriver, ce qui leur permet de lire immédiatement le langage mythologique du pouvoir par exemple. Dès qu'un évêque humaniste comme Georges d'Armagnac s'installe pour quelques mois dans son évêché de Rodez, ce qui arrive de temps en temps, il organise un cercle pour former le clergé et donc la bourgeoisie locale aux nouvelles modes culturelles. Il met même à leur disposition une bibliothèque quasi-publique. On ne comprend pas sans ces relais l'arrvivée en profondeur des thématiques de la Renaissance dans des provinces aussi éloignées que le Rouergue et le Forez.
C'est à partir des villes administratives (laîques ou ecclésiales) que se développent les modes nouvelles ou qu'elles sont refusées. Le théâtre des mystères et ses décors sont un bon moyen de suivre l'entrée des thématiques de la Renaissance, du moins tant que le théâtre n'est pas condamné en raison des thèmes protestants qu'il véhicule. Une partie de l'humanisme passe aussi par les prédications de Carême et d'Avent. C'est par des prédications en langue vulgaire que le groupe de Meaux, avec J. Lefèvre d'Etaples, tente de faire passer la réforme humaniste vers 1520. Nous y reviendrons. Le journal imprimé ne détrônera la chaire dans l'échange d'informations qu'au XIXe siècle. L'étude des échanges culturels est à la mode. Elle est l'un des moyens de compréhension de la construction européenne. Mais saisir ces phénomènes ne va pas de soi. Nous devons faire un effort pour comprendre un monde technique fort différent du nôtre.
Longtemps ce problème a été étudié sous l'angle de la réception, par exemple par les américains spécialistes de la période, voir en particulier les mélanges offerts à Paul Oskar Kristeller par H. A. Oberman et Th. A Brady, Itinerarium italicum. The profile of the Italian Renaissance in the mirror of its european transformations, Leiden, 1975. Mais à partir de quand et comment peut-on dire que quelque chose d'étranger est reçu et assimilé, " domestiqué " dit P. Burke ? La question, sans réponse, est remarquablement abordée dans la contribution de Sem Dresden, The profile of the Reception of the Italian Renaissance in France : La réception est imitation mais surtout émulation et transformation. Désormais, la question est surtout travaillée dans ses aspects dynamiques, c'est-à-dire dans les filiations d'idées, dans la manière dont les idées et les hommes passent et repassent d'un bout à l'autre de l'Europe dense et des centres aux périphéries. Une nouvelle façon de saisir les pouvoir d'influence des faits culturels. La construction du kremlin n'a pas du tout le même sens que celle des fortifications de Cracovie pour les peuples respectifs.
Il ne faut pas voir les échanges culturels sous le seul aspect d'une communication immédiate, qui est notre idéal actuel. L'échange à la vitesse des courriers et des hommes qui passent d'un pays à l'autre à la vitesse des pieds de l'homme ou du cheval, à la vitesse des courants ou du vent, autrement très rarement à plus de 40 km par jour induit bien des niveaux d'assimilation et tous les syncrétismes possibles. Jamais la transculturalité n'a été aussi grande qu'en ces temps où les nations ne sont pas encore assez puissantes pour être imperméables.
Si les intellectuels pensent aussi vite que nous, le temps de réponse imposé par le courrier ou le voyage permet toutes les adaptations. L'ensemble des échanges est filtré, adapté voire déformé selon les besoins du moment. On n'adopte pas un style en bloc comme on adopterait aujourd'hui la poupée Barbie. L'œil de l'architecte qui promène ses croquis rencontre la main des mâçons qui n'ont jamais fait de telles formes et il rencontre surtout les volontés des commanditaires qui ne partagent pas forcément la culture commune mais qui paient. La culture de la Renaissance est donc par essence interprétation : interprétation de l'Antiquité et des formes italiennes selon les besoins et les contraintes techniques. Mais si les hommes qui voyagent transportent leur culture, ils se meuvent aussi dans d'autres cultures et deviennent eux-mêmes passeurs et interprètes dans les deux sens. Peut-on alors parler de transculturalité, c'est à dire de créations culturelles nouvelles ? C'est en tout cas dans ce sens que travaillent plusieurs équipes de chercheurs européens. Voir par exemple le colloque d'Uppsala 1993 : éd. Gunnar Sorelius et Michael Srigley, Cultural exchange between European nations during the Renaissance, Uppsala, 1994.