4.
Inventer et progresser. Le primat des ingénieurs
L'historiographie traditionnelle a beaucoup dit que la Renaissance
est une période favorable aux inventions, à
la différence du Moyen Age. Ce qui est complètement
faux pour le Moyen Age. La Renaissance il est vrai est le
temps de l'audace, l'âge des entrepreneurs comme dirait
Hélène Vérin, même si le mot, très
utilisé par Weber, n'a été inventé
qu'au 18e siècle pour signifier la séparation
des détenteurs du pouvoir de ceux du capital. Furetière
définit l'entreprise comme " résolution
hardie de faire quelque chose " et l'applique à
deux domaines qui symbolisent justement notre période
: l'architecte, le maître maçon qui ont construit
Saint Pierre de Rome, ce qui suppose la maîtrise de
métiers complexes, et l'homme de guerre car c'est un
stratège. Or ces hommes nouveaux utilisent-ils des
inventions nouvelles ?
Longtemps on en est resté au grand livre d'Alexandre
Koyré, qui a installé l'idée d'une rupture
de cette période, d'une révolution scientifique
qui passe du " monde clos à l'univers infini "
avec Copernic (1543). En fait, la question s'avère
fort complexe et surtout sa chronologie n'est pas celle de
l'histoire de l'art et malgré Eugenio Garin, qui refusait
d'opposer culture scientifique et culture humaniste, l'histoire
des sciences est bien mal servie encore. Que dire de la technique
et de la science à notre époque ?
Cf Pour le mouvement scientifique, le Companion to the History
of Modern Science, ed Olby, Cantor, Christie et Hodge, Londres,
1990, très éclaté et largement hors programme
Histoire générale des techniques,
Paolo Rossi, Les philosophes et les machines. 1400-1700, Paris,
1996 (1962)
Bertrand Gille, Les ingenieurs de la Renaissance, Paris, 1978.
Hélène Vérin, Entrepreneurs, entreprise.
Histoire d'une idée, Paris, 1982 et La gloire des ingénieurs.
L'intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle,
Paris, 1993. La thèse de Paul Benoît, Les mutations
techniques et scientifiques de la fin du Moyen Age et de la
Renaissance, th, Mfiche Lille III, 1994 et la table ronde
du centre Alexandre Koyré " Renaissance des savoirs
scientifiques et techniques ? " publié par la
Nouvelle revue du XVIe siècle, 2002.
Pour comprendre ces problèmes, il faut comprendre ce qu'on
entend par science et technique ou art comme on dit alors, quelle
place on leur fait dans la connaissance. Or cette classification
est exposée dans un opuscule à succès d'Ange
Politien († 1492), le Panepistemon(l'omniscient). Un cours sur
l'Ethique à Nicomaque d'Aristote, donné en 1490
à Florence. C'est une synthèse des traditions précédentes,
une volonté d'encyclopédisme qui part du postulat
que le savoir est clos, il n'est que la redécouverte de
savoirs anciens oubliés, ce qui n'empêche pas un
éloge des facultés humaine et de l'ingéniosité.
L'idée d'un progrès continu est donc absent de cette
approche, qui n'est conçue que comme un retour à
l'origine et la mise à jour de savoirs déjà
là. Un éternel retour mais qui n'empêche ni
la quête, ni l'accumulation des savoirs et donc un certain
progrès. Or on assiste bien à un mouvement d'expansion
du savoir, conditionné par le livre et ses illustrations,
surtout à la fin du siècle. En témoignera
par exemple l'arborescence nouvelle des savoirs de Ramus (1515-1572).
Or si en effet les sciences mathématiques et les sciences
de la nature progressent très vite, leurs chercheurs ne
sont pas ceux qui tiennent le haut du pavé. Les chercheurs
connus de la Renaissance sont dans d'autres domaines : l'artillerie,
l'architecture
I.
La fascination pour la technique
La
grande révolution en matière d'armement n'est
pas l'usage du canon mais dans substitution du canon fondu
au canon forgé. Or le canon est un art de géomètre
car il faut savoir calculer exactement la taille des boulets
et utiliser l'élévation pour atteindre la cible,
donner des cotes précises au fondeur et au cannonier.
La maîtrise ne sera acquise qu'après la parution
de la Nuova scientia de Niccolo Tartuglia de Brescia en 1570
(cf Pascal Brioist dans la table ronde). Mais tout au long
du siècle, mathématiciens et praticiens se sont
affrontés pour comprendre et maîtriser l'effet
des tirs de boulets. Les héros de cette période
ne sont pas des savants mais des ingénieurs qui tentent
de concevoir comment les arts mécaniques peuvent se
régler selon les mathématiques.
L'engignour est en effet un concept médiéval,
qui désigne celui qui est doué d'engin (d'esprit,
d'intelligence) et met en œuvre son engin (son invention)
parce qu'il produit des engins (machines, instruments)Le mot
d'ingénieur apparaîtra en 1556 en français.
Mais l'idée est déjà là avec trois
niveaux de sens : des capacités qui le distinguent,
une activité qu'il déploie et ce qu'il réalise.
Au Moyen Age le mot ne s'applique qu'au constructeur d'engins
de guerre. A Urbino puis à Sienne déjà,
Francesco Di Giorgio (1438-1501) développe des engins
de guerre autant que des mécaniques industrielles,
architecturales ou festives. Cf Paolo Galluzzi, Prima di Leonardo.
La cultura delle macchine a Siena nel Rinascimento, expo Sienne,
1991 (BU SC 4=65.
Les Italiens vont le développer, ainsi pour Léonard
celui qui est architecte, fondeur, sculpteur, appelé
à Milan en 1482 par Ludovic Sforza qui vient de s'emparer
de Milan, non pas d'abord comme peintre mais comme ingénieur.
C'est là qu'il dessine sur ses carnets ses fameuses
machines et refléchit au mouvement de l'eau. Ce toscan
éduqué à toutes les techniques dans l'academie
de Verocchio à Florence, ne conçoit pas de réflexion
sans mathématiques. Il a touché à tout
le savoir mais il a surtout aimé construire des machines
et porté une attention particulière aux instruments
de mesure. Il recopie avec soin les modèles existants
pour les étudier et les perfectionner, par exemple
les grues et palans de Brunelleschi. Leonard a considéré
la technologie comme un accomplissement majeur de l'homme.
Il a mis au point une machine à tricoter la soie qui
n'a pas eu d'avenir mais qui accompagne le développement
de la bonnetterie (tissus tricotés et non tissés)
à partir des années 1500. Ceci suppose que l'idée
d'automatisme est dans l'air mais il n'est pas allé
jusqu'à organiser une entreprise.
Les progrès les plus spectaculaires sont ceux de la
mesure du temps. Le temps des marchands, précis à
intervalles réguliers quelle que soit la saison, déconnecté
du soleil, remplace le temps de l'Eglise fondé sur
l'alternance du jour et de la nuit et mesuré à
l'aide de clepsydres dans les monastères médiévaux.
Les premières horloges mécaniques datent du
XIVe siècle grâce à l'invention de l'échappement.
L'invention du ressort vers 1460 les rend portatives : Louis
XI, comme Ludovic le More, disposaient d'une horloge de table.
Vers 1500 ; l'horloger de Nuremberg, Peter Henlen, commence
à fabriquer des montres de poche les " œufs de
Nuremberg ". Pour améliorer la constance de la
marche on invente enfin le régulateur au milieu du
16e siècle. Au XVIe siècle, les horloges qui
ne comptent qu'une aiguille, ne sont encore précises
qu'à la demi heure près, mais l'important est
la maîtrise de la mécanique de précision
qu'elles supposent. Les orfèvres en tous métaux
sont à l'origine de ces progrès, comme pour
l'imprimerie, ce qui suppose une avancée de la métallurgie.
La quête des métaux non ferreux rendit ingenieux
également. En Europe, les mines, jusque là mal
exploitées en raison des inondations de galeries bénéficient
de pompes et on inventa le bocard, une machine à pilonner
le minerais d'argent dans un courant d'eau, observé
pour la première fois à la mine de Samson à
Ste Croix aux mines (Haut-Rhin) et qu'on retrouve dans le
livre d'Agricola (De re metallica) cf conclusions du colloque
de Paul Benoit, Mines et métallurgie, Paris, 1994.
Dès 1527, à Chemnitz, on sait creuser les galeries
à la poudre. L'extraction de l'argent, mélangé
au plomb ou au cuivre fait des progrès fulgurants grâce
à l'alchimie. On savait que le plomb fondait en premier
et se mettait à la surface, par exemple. Mais le grand
événement est l'amalgame, introduit par les
allemands en Espagne et transporté au Nouveau monde
en 1557. Le minerais, broyé au marteau ou pilon hydraulique,
mélangé à du sel, du vitriol et du mercure,
passe à travers un tamis de toile de cuivre qui sépare
l'argent, mêlé au mercure, des impuretés.
Le mercure est ensuite récupéré. Ceci
suppose l'organisation de véritables usines intégrées,
là où un groupe de mineurs se contentait de
travailler de façon individuelle. Le succès
du De Re metallica doit beaucoup à l'imprimerie, mais
les mines ont été dessinées bien avant
pour faciliter cette culture de l'intégration industrielle
: les dessins de Heinrich Groff de la mine de plomb argentifère
de St Nicolas de La Croix aux Mines en val St-Dié (Lorraine)
est tout aussi explicite. Ces dessins, offerts au duc Antoine
de Lorraine, le propriétaire, vers 1530 sont de même
nature. Cf Mss Ecole des Beaux Arts Paris, 25 f. utilisés
dans BT. Bibliothèque de Travail (Freinet), 1996. Ed.
E. Brugerolles et al., La mine mode d'emploi. La rouge myne
de Sainct nicolas de la croix dessinée par Heinrich
Groff, Découvertes Gallimard Albums, Paris, 1992. Cf
diapo
Toutefois, ce sont les besoins de l'armement en fer et bronze
qui provoquent le passage de la métallurgie à
des techniques quasi industrielles même si les hauts
fourneaux, nés quelque part entre Liège et le
Rhin au XIVe siècle sont encore rares. L'art de la
guerre, c'est l'art de forger des canons mais aussi de fabriquer
des fortifications qui y résistent et surtout de prévoir
et d'organiser, la logistique en somme. Pour toute la période,
l'ingénieur militaire est d'abord un officier, un mathématicien
capable de conduire un projet sur place, par la réflexion
et par l'action, bref, de " veoir et adviser " en
bon manager (entrepreneur). Or mathématiser la nature
anticipe totalement la modernité des siècles
à venir.
Dürer est dans la même veine quand il mathématise
les proportions du corps humain dans son Instruction pour
la mensuration avec la règle et le compas en 1525 (cf.
Introduction sur la manière de mesurer, tr. et intro.
J. Bardy et M. Van Peene, paris, 1995).
II. Retour à l'antique ou critique de l'antiquité
?
Stephen
Pumfrey, " The history of science and the Renaissance
science of history ", in Science, culture and popular
belief in Renaissance Europe, Manchester, 1991, p. 48-70.
Les jeunes loups de la Renaissance affirmaient au début
du 15e siècle que l'astronomie ptolémaique,
la rhétorique cicéronienne et le droit justinien
étaient de meilleure qualité que ce qui avait
été réalisé ensuite. Ceci supposait
une pensée du déclin permanent, au mieux, une
pensée cyclique de l'éternel recommencement.
Ils voulaient restaurer la sagesse ancienne et non inventer
du nouveau. Lorsque paraissent en 1543 le Des révolutions
des spères celestes de Copernic et De la structure
du corps humain de Vésale, qui marquent le début
de la révolution scientifique, il y a autant de volonté
de conserver que d'inventer. Copernic critique en partie Ptolemée
en prétendant utiliser d'autres mathématiciens
classiques. De même, Galien est contesté par
les découvertes anatomiques, mais c'est parce que ses
textes sont sensés avoir été corrompus
par les copistes au fil du temps. Mais plus les humanistes
restituent l'Antiquité et plus ils se rendent compte
qu'ils restituent des ruines. Platonisme et aristotélisme
s'opposent alors comme ils le font dans les fresques de Raphael
au Vatican, avec, dans un premier temps un primat évident
donné à Platon et surtout au platonisme, plus
assimilable par le christianisme. Copernic lui-même
renvoie à la sagesse d'Hermès. Là-dessus
vont jouer au XVIe siècle les radicalismes religieux
et nationaux.
En fait, l'évolution scientifique s'est faite en deux
temps par exemple en matière minière. Un temps
de restauration humaniste des anciens avec l'édition
d'Euclide, indispensable à la théorisation du
monde, et un temps d'expérimentation surtout après
1550 cf figure centrale de Georg Agricola, éditeur
de Galien puis du De re metallica. Le livre, avec l'amélioration
des gravures, sur bois puis sur cuivre, joue un rôle
fondamental dans ces deux périodes.
On parle de Révolution copernicienne pour exprimer
la modernisation de l'astronomie. Le chanoine de Cracovie
Nicholas Corpernic (1473-1543), a montré le premier,
à l'aide des mathématiques, que la terre n'est
pas stable au centre du cosmos mais qu'elle tourne autour
du soleil. Mais il faudra les observations de Kepler, Galilée
et Newton au XVIIe siècle pour que la chose soit admise.
Pourquoi cette lenteur ? Pas à cause du procès
de Galilée et de l'attitude du pouvoir religieux, pas
seulement. Mais parce que ces déductions mathématiques
contredisent à la fois Ptolemée et Aristote.
En portant plus loin les principes mathématiques de
Ptolémée, Corpernic déstabilisait l'espace
de l'Antiquité. Tout ce que pensaient les grecs ou
les hébreux du ciel est remis en cause, or les grecs
sont pour un homme de la Renaissance ceux qui possèdent
la plus ancienne culture, donc la plus vénérable
; pour les humanistes aussi bien que pour les théologiens
(y compris luthériens, comme Osiander). Il n'est pas
très étonnant que Copernic n'ait pas été
reçu. Publié à la veille de sa mort,
il ne revient à la mode que lors des reflexions sur
l'année qui vont mener à la réforme du
calendrier Julien en 1585. La révolution scientifique
est donc pour plus tard.
III. L'ingénieur et l'alchimiste
Un
homme comme Léonard manifeste qu'il n'y a pas d'opposition
entre humanistes et artisans. Mais pour autant, ce ne sont
pas nos hommes de science modernes. Lorsque Agricola sort
son De re metallica en 1556, il ne sait pas qu'il deviendra
tardivement la " Bible de Potosi ", mais il affirme
que sa technique n'a rien à voir avec l'alchimie. Son
précurseur, Baringuccio, qui avait publié à
Venise en 1540 une Pirotechnia, le premier livre imprimé
de métallurgie séparait lui aussi magie et technique
et refusait l'alchimie. Il y a donc eu débat. Si on
appelle souvent l'alchimie " Grand œuvre " au XVIe
siècle, c'est bien qu'elle est considérée
comme un art. La séparation entre technique et alchimie
n'a rien d'évident chez la plupart des humanistes,
malgré les cas remarquables dont on vient de parler
et qui anticipent une conception moderne, plus mathématique
et plus critique de la science.
L'alchimie occidentale était en effet dès l'origine,
vers le 10e siècle, sous l'influence arabe, une science
de forgeron capable de transmuter les métaux en fusion,
avant d'être une quête philosophique et mystique
" la pierre philosophale ", elle même à
l'origine de pouvoirs magiques sur le monde. Mais le médecin
suisse Paracelse, par exemple (v.1493-1541), y recherche les
vertus cachées des produits de la nature pour en faire
des remèdes et donc il applique la chimie pour guérir
(magie blanche) et non plus pour mettre la main sur les forces
naturelles. La médecine de Paracelse, la plus "
hermétique " de tous, avait pour fondements la
correspondance entre le monde extérieur (macrocosme)
et les différentes parties du corps humain (microcosme).
La Renaissance ne remet pas en cause les pratiques magiques
médiévales. Au contraire. Dans les milieux intellectuels,
l'hermétisme favorise la démarche magique. Je
rappelle ce qu'on entend par magie : un ensemble de techniques
(gestes et paroles) rigoureuses pour contrôler l'homme
et la nature, fondées sur l'idée fort ancienne
que tout correspond entre l'homme et le cosmos, entre le ciel
et la terre, entre la nature et la culture. Donc tout agit
sur tout. Par exemple on estime que Dieu a créé
des signes qui permettent de relier toute chose. La couleur,
la forme d'une plante ou d'une pierre ont la propriété
de guérir un organe malade quand elles lui ressemblent
: la pulmonaire est bonne pour le poumon et la consoude resoude
les os. Le tournesol a un pouvoir sur le soleil. C'est la
théorie des signatures que l'édition de planches
botaniques permet de développer, par exemple les œuvres
du napolitain Jean Baptiste Della Porta. En général,
la magie est fondée sur le corpus hermétique,
un ensemble de textes néo-platoniciens attribués
à Hermes Trismégiste et qui transportent tous
les savoirs du monde depuis l'Egypte, ou bien sur le corpus
chaldéen de Zoroastre ; elle est un art au sens contemporain
du terme. Pour nombre d'humanistes, Hermès, Zoroastre
et Moïse tiennent leur pouvoir directement de Dieu. Cf
F. Yates
Si plusieurs aspects de la magie semblent ne jouer aucun rôle
dans le développement scientifique (magie démoniaque,
cabbale, chiromancie…) d'autres semblent importants car ils
développent une forme particulière de rationalité
(Copernic, Kepler… ont cru en l'effet des astres sur les hommes)
ou parce qu'ils poussent à l'expérimentation.
Pour un humaniste comme Jérôme Cardan 1501-1576,
qui publie en 1545 son Ars magna, les chiffres sont magiques
et donc les mathématiques permettent de contrôler
le monde en trouvant ses harmonies, et nous savons qu'elles
l'expliquent en effet à partir de Galilée et
de Newton.
Science, technique et magie ne sont déjà séparés
que pour quelques marginaux, même si ce sont eux qui
édifient l'avenir. Il n'en demeure pas moins que les
spéculations astrologiques servent, par exemple, les
revendications françaises sur l'Italie ou les discours
de Luther ; les prophéties sont rédigées
par les universitaires les plus savants et deviennent un média
comme un autre des propagandes politiques ou religieuses (c'est
la même chose). La naissance en Saxe de monstres sert
par exemple de base à des pamphlets luthériens
en 1522 : l'âne pape et le veau moine (broch. p. 192)
La Renaissance est un temps de création technique certes,
mais est-elle un temps d'innovation ? Cette question qui est
posée pour une autre période, le XIXe siècle,
par Michel Lagrée dans sa conclusion La bénédiction
de Prométhée. Religion et technologie, doit
être examinée de près pour notre époque.
Qu'est ce qui fait courir les inventeurs en dehors de la guerre
et de l'argent ? La création gratuite, pour le plaisir
d'inventer, n'existe pas, sauf peut être chez Leonard,
et encore : ses machines servent pour les fêtes et non
pour augmenter le pouvoir humain sur le monde.
La création technique fait-elle reculer la magie ?
Ici, contre Marguerite Yourcenar, l'œuvre au noir, il faut
affirmer que non et renvoyer aux positions d'Ambroise Paré
sur les monstres et de Jean Bodin sur les sorcières.
Les plus rationnels des hommes sont souvent les plus imprégnés
de magie, elle-même ayant d'ailleurs sa rationalité.
Il faut attendre la bulle de Sixte V, Coeli et terrae en 1586
pour que la divination soit totalement bannie du christianisme
et que l'astrologie soit séparée de la théologie.
Notre distinction entre rationnel et irrationnel est inadéquate
pour comprendre l'approche du monde et de la nature par les
hommes de ce temps. Comme nous, il mathématisent volontiers,
mais les chiffres ont un rôle magique bien plus que
logique, ils permettent (avec la musique) d'accéder
à l'harmonie universelle et non de maîtriser
le cosmos.
Ne jamais oublier qu'en contexte platonicien, l'innovation
a mauvaise presse. Mais pas l'ingéniosité. L'expression
du génie humain est donc admise, du moment qu'elle
ne fait pas rupture avec l'ordre social ou professionnel,
ce qui limite singulièrement l'impact de l'inventivité
de la Renaissance, plus proche du Moyen Age que du XIXe siècle
malgré ce que pensait Michelet.
Restent les artistes humanistes. Mais le mot artista n'existe
pas encore et Vasari dédie son recueil aux artefici
del disegno " aux praticiens des arts visuels "
à ces techniciens qui savent transformer en dessin
les artes mechanicae, mais aussi à l'artifex, l'artifex
polytechnes, celui qui crée à partir de rien
en utilisant les techniques de plusieurs domaines. Est-ce
là, du côté de l'artiste, que se trouve
l'invention de la Renaissance ?