Madame Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique

2002-2003


5. La Renaissance, une esthétique nouvelle ?

 

I. L'exaltation de l'architecte

 

II. Des foyers italiens classiques vers toute l'Europe

 

5. La Renaissance, une esthétique nouvelle ?

Spontanément, nous associons en français la R à une période de l'histoire de l'art, à des chefs d'œuvres mais aussi à des formes architecturales qui s'imposent encore aujourd'hui dans le paysage, des châteaux de la Loire au Kremlin de Moscou. Pourtant, il ne faut pas imaginer que le décor vital des hommes de ce temps change brutalement et du tout au tout. Le domaine des formes et des couleurs est typique de ces adaptations infinies dont nous avons déjà parlé. Adaptations locales sur une basse continue pourtant, qui donne un air de famille, immédiatement lisible, aux bâtiments et aux décors de ce temps.
Mieux encore, si nous sommes tellement sensibles à cette architecture, c'est que la Renaissance instaure un discours théorique sur le monde bâti et la ville. Françoise Choay, La règle et le modèle. Sur la théorie de l'architecture et de l'urbanisme, Paris, 1996 (2e éd. reprise) a montré que toutes les théories d'urbanisme actuelles proviennent de deux livres " inauguraux ", le De re aedificatoria d'Alberti (1452) et l'Utopie de Thomas More (1516) pour lequel l'espace bâti ne vaut que contrôlé par les pouvoirs et, plus encore, contrôlant les groupes sociaux. Là est en partie notre lien secret avec la Renaissance. Cette volonté de régler l'espace tranche en effet avec la ville médiévale, nous y reviendrons, mais aussi avec la ville islamique. Vouloir bâtir avec logique cache aussi la volonté d'imposer, par les mathématiques, une société idéale, un modèle. Bref la prétendue rationalité occidentale est toute entière ici, même si aucune ville utopique n'a été réellement édifiée à cette époque.
Derrière les théories architecturales, il y a des hommes. C'est alors que naît le mot d'architecte, dont l'origine grecque renvoie à l'humanisme. Nous leur devons l'exaltation du bâtir comme processus créateur. La reconnaissance officielle de l'architecture est une caractéristique de la Renaissance. C'est alors que l'œuvre architecturale est perçue comme la plus durable et la plus spectaculaire ; elle est la création absolue. Elle naît en Italie sur les principes de retour à l'antiquité que nous connaissons bien, or les témoins antiques sont encore nombreux et l'architecte est celui qui peut le faire renaître. L'architecture théorique ou pratique a su donc imprimer une marque, un style, à ces temps. Nous tenterons de comprendre pourquoi à travers l'aventure des architectes. La grammaire de ce style s'est élaborée en Italie, mais elle a été imitée et transformée dans toute l'Europe. Nous tenterons de comprendre les raisons italiennes et les adaptations européennes.
Cf Jestaz
JM Perouse de Montclos
A. CHASTEL, " L'artiste ", dans E. Garin, L'homme de la R.


I. L'exaltation de l'architecte

La connaissance de l'antique est une spécialité humaniste et l'architecture une science d'ingénieur. Chacun peut regarder et prendre ce qu'il voit des " poudreuses ruines " (Du Bellay), mais chacun peut aussi puiser dans les traités. Celui de Vitruve fut longtemps le modèle absolu, une Bible, éditée dès 1486 puis illustré en 1511 par Fra Giocondo, commenté en italien par Cesariano en 1521, en espagnol par Sagredo en 1526, en français par Jean Martin, sre du cardinal Lenoncourt en 1547… C'est Vitruve qui le premier avait évoqué, au temps d'Auguste les ouvrages des barbares germaniques qu'il fallait repousser. Mais son latin est parfois obscur et ses théories incomplètes et les Annotations en latin (1552) de Guillaume Philandrier, le secrétaire de Georges d'Armagnac, n'y changent rien (éditées et étudiées par Frédérique Lemerle, 2000). Vitruve n'est qu'un compilateur et les vestiges visibles les plus anciens de l'architecture romaine (arc de Titus…) ont été édifiés 70 ans plus tard. La critique de Vitruve ne commence qu'avec Sebastiano Serlio (†v1555), qui trouve que ses théories sont parfois contredites par la pratique et que ce qu'on observe à Rome est en ruines et mal proportionné.
Le premier humaniste à avoir voulu traiter de toute l'architecture est donc Alberti ( De re aedificatoria), 1452, très lu par les lettrés mais peu par les architectes, imprimé en 1486 et traduit en italien en 1550. Déjà Alberti a fait un Vitruve moderne à destination des humanistes et non des maçons, bien plus que suivi Vitruve pour restituer l'Antiquité. Ensuite, nombre d'architectes écrivent mais sans être vraiment lus. C'est Serlio, plus théoricien et utopiste que praticien qui eut le plus de succès. Il inspirera le Livre d'architecture de Jacques Androuet Du Cerceau puis Palladio dans la 2de moitié du 16e.
Les manuels des ordres sont plus destinés aux praticiens que les spéculations précédentes : le premier de ce type est publié par Diego de Sagredo en 1526 en Espagne, puis Serlio (4e livre ou Règles générales d'architecture en 1537), puis le plus pratique, qui détrône les autres, Vignole, la Règle des 5 ordres en 1562. Diapo Serlio (toscan, dorique, ionique, composite avec leurs proportions). L'abondance de cette littérature théorique aurait pu bloquer les processus créatifs, mais il n'en est rien. En dehors des ordres, les traités n'inspirent jamais directement les œuvres, ils donnent seulement l'air du temps et créent une sorte de consensus commun, édifié par le livre imprimé, fondé d'abord sur Vitruve et sur ses commentaires puis sur Alberti et enfin sur Vignole.
L'architecture est donc internationale, mais c'était déjà le cas avec le gothique et ce sera vrai pour le baroque. Il n'y a donc là rien d'original. Ce qui l'est plus, c'est la manière dont on pense les formes. Pour la première fois, le style des constructions ne dépend pas de contraintes techniques (l'architecture gothique était définie par l'arc brisé, plus résistant que le plein cintre) mais il procède d'une pensée mathématique, qui définit d'abord une abstraction. D'un temps à l'autre (ils se superposent à notre époque, car on a continué à construire gothique jusqu'au milieu du 16e siècle), le primat culturel passe du maître mâçon, habile détenteur des secrets qui font passer du plan au sol à l'élévation, à l'architecte calculateur, qui dessine et met en perspective sur sa feuille de papier. Le modèle est encore Léonard, qui couvrait ses cahiers d'architectures imaginaires.
L'architecture est devenue pour le prince un art majeur. Le pouvoir de la pierre qui impose l'autorité revient désormais en force. Le préambule de l'engagement de Luciano Laurana par Frédéric de Montefeltro en 1468 est déjà sans équivoque :
Nous estimons qu'il convient de couvrir d'honneur et de louanges les hommes dotés de talent et de qualités, surtout celles qui ont toujours été appréciées par les anciens et les modernes, comme la capacité de construire en se fondant sur l'arithmétique et la géométrie ; ce sont là des parties essentielles des sept arts libéraux, en raison de leur certitude immédiate, activité exigeant grand savoir et grand talent, pour laquelle nous avons la plus flatteuse estime.
La raison d'être de l'architecture, sa virtù, est la fondation mathématique, sa référence est l'antiquité. Le monopole du savoir n'appartient plus au quadrivium universitaire mais à ceux qui ont l'ingegno et la virtù nécessaire pour faire du nouveau. Désormais tous les pouvoirs définissent leur image publique par des entreprises d'architecture.
Comment est né l'architecte ? Dans ce métier, on vient de tous les autres car les autres métiers artistiques y convergent, les premiers sont des orfèvres : Brunelleschi et Michelozzo. Beaucoup de peintres maîtrisant le dessin comme Leonard sont venus ensuite : Raphael et son disciple Jules Romain (Té Mantoue), Vasari, Serlio et, en Espagne, Machuco (Palais CV à Grenade). Nombre de sculpteurs aussi : Donatello à Florence, Michel Ange à Florence puis Rome, Sansovino à Venise, Philibert de L'Orme en France. Mais des maîtres mâçons comme Alberti ou Lescot ont aussi réussi et surtout, des menuisiers réalisateurs de modèles comme Antonio Ciaccheri qui construisit les modèles de Brunelleschi, Giuliano Da Sangallo et Dominique de Cortone, qui donna le premier modèle de Chambord.
L'architecte se sépare peu à peu de l'entrepreneur maître mâçon, mais aussi, et plus difficilement, de l'ingénieur (qui reste en usage en Lombardie, cf G. Agnelli/Fiat). Il commence à signer ses œuvres mais il reste au service du prince et constitue donc une strate nouvelle de la domesticité aulique. Philibert De Lorme était aumônier du roi Henri II, par exemple.
Selon J.-M. Pérouse de Montclos, Histoire de l'architecture française, 1989, l'invention de l'architecture à la française ne vient, brutalement, que vers 1540-1559 et correspond à l'invention de la défense de la langue française. Le roi est donc totalement impliqué dans les évolutions de la pierre et de la langue et l'architecte n'est rien sans la volonté du pouvoir, De Lorme sera d'ailleurs disgrâcié après la mort de son roi.. Mais nous y reviendrons.

Un nouveau langage des formes
On condamne désormais la construction sans règle, on demande un savoir élevé, mathématique, l'art veut devenir une science rigoureuse. Quels sont les principes de ce nouveau langage plastique, sensible dans les bâtiments nouveaux mais surtout dans les décors éphémères ou les arrière-plans de la peinture ?
Le plan régulier, tracé à la règle, à l'équerre et au compas. Alors que le Moyen Age s'adaptait au terrain. Dès son traité rédigé entre 1461 et 1464, Filarete propose des plans géométriques. Cf son plan de l'Ospedale maggiore de Milan, daté de 1456. La Renaissance, c'est donc des façades rectilignes et des raccords à angle droit. (pas une révolution en Italie, mais bien en France où les bâtiments droits sont juxtaposés à des bâtiments irréguliers (Amboise, Blois, Fontainebleau…) ou en Allemagne où l'irrégularité des cours est la règle, à Heidelberg, Munich ou Dresde par exemple. Les créations sont orthogonales ou parfois rondes (cercle inscrit dans carré) comme la cour circulaire du palais de Charles V à Grenade (Pedro Machuco)
Second principe, l'égalité des travées de pilastres. Au palais Rucellai de Florence, Alberti en a donné en 1455 le premier exemple, mais aussi la façade de l'hôpital des Innocents de Brunelleschi et la façade du palais des Medicis de Michelozzo. Le principe ne sera vraiment appliqué en France et en Allemagne qu'à partir du milieu du XVIe, en raison du goût pour les escalliers à vis (Fontainebleau, Ecouen) et pour les demi-croisées.
Troisième principe, l'allignement des baies, que l'escalier à vis perturbe également. On construit ensuite des escaliers à l'italienne (droits) mais en façade, ce qui ne résoud pas le problème. Léonard le résoud à Chambord par l'escalier tournant, qui permet d'éclairer au même niveau que l'étage d'habitation.
Quatrième principe, la symétrie, qui fait passer les églises de la croix latine à la croix grecque et qui favorise le plan carré ou rectangulaire, dont Serlio fera un principe directeur de tous les modèles d'architecture civile.
Cinquième principe, l'entrée d'axe, au milieu d'une travée qui va favoriser le développement du corps de façade en pavillon distinct avec un décor particulier, comme Anet (De Lorme), le palais de la chancellerie de Grenade ou l'Alcazar de Tolède.
Sixième et dernier principe, le respect des proportions recherchées par le calcul selon les proportions harmoniques élaborées par Pythagore et qui sont sensées, en architecture comme en musique, en dessin comme en typographie, reproduire l'harmonie du monde : le passage de l'unité au double et au triple selon Platon. Palladio architecte de Vicence mais aussi humaniste vénitien établit entre les dimensions un rapport soit arithmétique (6/9/12) soit Géométrique (4/6/9) soit harmonique (6/8/12)- 6 est séparé de 8 par son tiers, comme 12 de 8).
L'élément le plus caractéristique du décor est la colonne (et le pilastre, colonne aplatie, plaquée sur le mur) dont le fût est galbé (correcteur par rapport à l'œil). Elle repose sur un piédestal et est surmontée par un chapiteau portant un entablement horizontal composé de trois éléments : l'architrave, une frise et une corniche saillante. Pour le MA les colonnes ne servaient qu'à porter les arcs et l'entablement avait disparu. Le premier modèle est la façade de l'hôpital des Innocents (1421) où Brunelleschi crée un portique de colonnes encadré de pilastres cannelés auxquels il fait porter un entablement continu.
Les proportions des colonnes varient en fonction de leurs ornements (bases, chapiteaux et entablement) et reçoivent le nom d'ordre. Les ordres sont superposés sur les façades pour éviter l'impression visuelle de tassement. Aux trois ordres issus de l'imitation de l'antiquité : dorique, ionique, corinthien, les romains ajoutent le toscan et le composite.
L'ordre dorique, le plus robuste, se caractérise par un chapiteau sans ornement et par un entablement composé d'une architrave simple et de panneaux étroits à triple cannelure (triglyphes alternant avec les métopes) et une corniche portée par de simples consoles cubiques. Le toscan en est une variante, plus trapue et plus sobre, sans triglyphes ni métopes. L'ordre ionique comprend un chapiteau à deux volutes et un entablement comportant une frise sculptée continue au dessus de l'architrave. L'ordre corinthien comprend un chapiteau représentant une corbeille couverte de feuilles d'acanthe. Le composite combine la corbeille du corinthien et les volutes de l'ionique.
Mais il faut attendre Vignole en 1562 pour que la règle des cinq ordres devienne un dogme avec des proportions fixées à partir d'un module commun : le toscan en fait 7, le dorique 8, l'ionique 9, le corinthien et le composite 10. Le toscan est réservé à des emplois frustres, le dorique au rez de chaussée, l'ionique au premier étage et le corinthien ou composite au second. Le premier à avoir appliqué ces normes de façon systématique est Bramante au Vatican, aile de la cour St Damase où Raphael ajoute une loggia de colonnes puis on le trouve au palais Farnèse (diapo), au cloître du couvent de la Carità de Venise (Palladio) et enfin au Louvre de Pierre Lescot (diapo). Mais rien n'interdit d'utiliser du corinthien au rez de chaussée et de le surmonter d'un autre corinthien ou de toscan, comme a fait Primatice à Fontainebleau. Bramante donne aussi l'exemple de façade où l'étage noble seul est pourvu d'un ordre, généralement corinthien, le plus élégant, surmontant une maçonnerie en bossage. On peut aussi donner une hauteur égale à deux étages de l'édifice, l'ordre colossal, pour les façades magestueuses comme le palais des conservateurs au Capitole à Rome (Michel Ange), le palais du Té à Mantoue (Jules Romain). Le portique de colonnes colossales surmontées d'un fronton (temples) est largement utilisé, en particulier par Palladio à Venise. Mais bien des grands palais se passent de tout ordre (Médicis, Pitti et Strozzi à Florence), les façades extérieures du Louvre de Lescot, la Lonja de Saragosse, le château d'Aschaffenburg.
La Renaissance réintroduit aussi la voûte lisse en pendentifs et surtout la coupole sur pendentifs puis sur tambour, pour éclairer, et la surmonte d'une lanterne pour faire pénétrer également la lumière. Modèle est Brunelleschi à Florence.
L'ornementation antique, souvent des motifs géométriques ou naturalistes, des moulurations en relief, est rétablie, mais la plus spectaculaire est l'usage du bossage, qui devient très courant dans les rez de chaussée des palais florentins avec des variantes de moellons rugueux ou spongieux, en pointe de diamant (Ferrare par Biaggo Rossetti) ou verniculé comme à la grande galerie du Louvre.
Tous ces bâtiments civils et religieux ont un air de famille dans l'allure, tout en gardant beaucoup de différences dans le détail, preuve d'une adaptation infinie sur une basse continue.


II. Des foyers italiens classiques vers toute l'Europe

On sait que c'est autour de Milan que les français ont découvert l'architecture nouvelle. Mais la saga de la Renaissance architecturale commence par la construction du dome de Florence et de sa coupole, dont on disait que les badauds venaient régulièrement la voir s'effrondrer. D'ailleurs les italiens étaient peu familiers du gothique et cherchaient plutôt d'autres solutions ce qui explique leur audace. Mais les plans datent du milieu du XIVe siècle, Brunelleschi (†1446) n'a été qu'un bon ingénieur. Florence n'a pas de vestiges antiques, mais l'orfèvre Brunelleschi est allé à Rome en compagnie de Donatello pour dessiner les ruines. A son retour (1421), il bâtit la façade de l'Hôpital degli Innocenti, mais est-ce imitation de l'antique ou du roman, si présent en terre italienne ? Son élan est repris par Michelozzo, orfèvre lui aussi, puis par Battista Alberti qui introduit les ordres et encadre pour la première fois ses frontons triangulaires de volutes qui amortissent le rétrécissement optique provoqué par la hauteur à Santa Maria Novella, l'église des OP, achevée en 1470. Mais Alberti travaille aussi pour d'autres villes : Mantoue, Venise, Ferrare, Rimini et surtout Rome où il meurt en 1472. Jusque là, le gothique international continue à fleurir à Venise mais deux architectes, Piero Lombardo (S. Maria dei Miracoli) et Moro Codussi (S. Zaccaria à partir de 1483) commencent à la transformer.
A partir de 1490 ; Florence et Venise resteront des laboratoires de formes, mais le primat inconstestable de l'influence va à Rome où Bramante débarque après la chute du More en 1499. Il y dessine les ruines antiques et conçoit en 1502 le tempietto de S. Pietro in Montorio, sur le modèle du Panthéon, avant de s'investir au Vatican. L'Antiquité est relancée.
C'est à Rome qu'on lit le mieux l'Antiquité et c'est là aussi qu'on a le mieux recyclé les monuments antiques. Raphäel (†1520) sera à la fois architecte et le premier conservateur des antiquités. Le Panthéon d'Hadrien devient alors l'exemple parfait du plan centré (la rotonde couverte d'une coupole) et d'un pronaos antique (portique de colonnes supportant un fronton triangulaire). Le Colisée, le Septizonium à trois étages et le théâtre de Marcellus sont des modèles en place de superposition des ordres. Mais tous les vestiges, quelle que soit leur ancienneté, sont désormais étudiés et protégés : les thermes de Dioclétien, de Caracalla, la basilique de Maxence sont dégagés et étudiés de près. Il faut bien voir pourtant que le Panthéon et San Lorenzo de Milan ou les basiliques chrétiennes sont les seuls monuments entiers. Ailleurs, on extrapole à partir des vestiges qu'on sait plus ou moins lire. Paradoxalement, les richesses d'Italie du Sud sont peu étudiées en dehors de Naples, relevée par Francesco di Giorgio (Capoue et la Sicile sont pour le XVIIIe), mais on connaît aussi San Lorenzo de Milan (un modèle de plan centré et quadrilobé, précédé d'un atrium colossal), Vérone ou Posa en Istrie. Les monuments antiques de Gaule (maison carrée et arênes de Nîmes, arcs et théâtres d'Arles et Orange sont étudiés en premier par des italiens (Giuliano Sangallo puis Palladio) il n'en demeure pas moins que c'est Rome qui domine. Et comme toute l'Europe vient à Rome par les chemins de pèlerinage, c'est surtout maintenant par Rome que l'Europe imite l'Italie.
La mort de Raphael met en place ses disciples : Antonio da Sangallo, détesté par Michel Ange, qui érige le palais Farnese, à la façade florentine austère mais au cortile superposant les trois ordres et Jules Romain qui part à Mantoue. Le sac de Rome disperse les ateliers et l'on voit Serlio († v1555) et Jacopo Sansovino débarquer à Florence. Mais Michel Ange quitte Florence pour Rome en 1534 et conçoit, en 1536 probablement, le premier projet d'urbanisme avec l'aménagement du Capitole : une place ovale dans un triangle pour mettre en valeur la plus belle statue equestre antique Marc Aurèle. Mais la place ne sera achevée qu'au XVIIe siècle. En 1546, il succède à Sangallo à Saint Pierre et le façonne de façon définitive car son successeur, Vignole, respectera ses dessins.
En Italie, le tournant se produit avec la disparition simultanée de plusieurs grands : Michel Ange en 1564, Sansovino en 1570, Vignole en 1573, Vasari en 1574. Ensuite, la Renaissance n'invente plus de formes, mais l'Europe est déjà totalement convertie.
Le premier pays touché semble être la Hongrie où Mathias Corvin, élu en 1458 et sa femme imposent le gôut italien jusqu'à sa mort en 1490. Presque tout a disparu dans le désastre de Mohacs (1526). Ivan III †1503 appelle aussi des italiens à Moscou pour construire la troisième Rome et l'ingénieur bolonais Aristotele Fioravanti construit la cathédrale de la Dormition et des Milanais reconstruisent l'enceinte du Kremlin et élèvent le palais des diamants. Cette floraison ne fut qu'un feu de paille, nullement imité ailleurs en Moscovie. Tel n'était pas le cas en Europe centrale. A la cour de Pologne, Sigismond avait passé trois ans à la cour du successeur de Mathias Corvin, son frère. Désigné roi de Pologne en 1506, il fait reconstruire le palais de Cracovie (Wavel) par Francesco Fiorentino et fait introduire le plan centré en Pologne avec sa chapelle funéraire, construite par un autre florentin, Bartolomeo Berecci. Dans les deux cas, les formes seront imitées partout en Pologne et Lithuanie. Pendant ce temps, l'Allemagne reste Gothique.
L'Espagne entretenait des liens privilégiés avec l'Italie mais la tradition gothique y était forte. C'est par l'art funéraire et les décors en arc de triomphe que le goût de l'antique est introduit, à partir de 1504 avec le monument du cardinal Mendoza dans la cathédrale de Tolède. Et les artistes italiens se déplacent en Espagne, comme le florentin Andrea Sansovino, mort à Saragosse en 1519 alors qu'il devait exécuter le tombeau de Philippe le beau et et Jeanne la folle ; l'œuvre sera menée par Bartolomé Ordoñez de Burgos, un espagnol passé par l'Italie. Mais sous Charles V comme sous François Ier encore, l'architecture n'est qu'imitation de l'Italie.
Les Français ont découvert l'Italie les armes à la main, avec Charles VIII. Le roi ramène des orfèvres, un facteur d'orgue, deux menuisiers dont Dominique de Cortone, spécialisé dans la fabrication de modèles d'architecture, le sculpteur Mazzoni et l'architecte Fra Giocondo et un jardinier… Mais il faut attendre l'occupation de Milan par Louis XII pour que les échanges soient systématiques et les séjours de l'aristocratie assez nombreux pour qu'ils commandent des formes nouvelles à leur retour. Le jeune François Ier encore ne réussit qu'à faire venir le vieux Leonard et seules quelques initiatives individuelles introduisent des formes Renaissance avant 1525. Comme en Espagne, c'est par les tombeaux que tout arrive, ainsi le tombeau de François II de Bretagne à Nantes, en 1499 par Girolamo da Fiesole. Les sarcophages donnent l'exemple de l'ordonnance classique et de la symétrie. Le tombeau de Louis XII et Anne de Bretagne, commandé en 1515 et achevé en 1531 par les florentins Antonio et Giovanni Giusti est probablement inspiré de celui de Gian Galeas Visconti à la chartreuse de Pavie, mais avec une animation particulière. Le cardinal d'Amboise à Gaillon, les chanceliers Florimond Robertet à Bury ou Thomas Bohier à Chenonceaux construisent en style français avec les principes italiens de régularité et de symétrie. C'est surtout avec la construction de Chambord, lancée en 1526 par le roi et sous l'influence de Leonard, mais surtout après la captivité de François Ier, que l'Italie s'installe en France et encore. C'est bien plus vrai en architecture qu'en peinture par exemple.
Prenons la diffusion des ordres. Leur emploi est empirique sous le règne de François. Les premiers exemples furent donnés à l'entrée (disparue) d'Ecouen vers 1545 par Jean Goujon et par De Lorme à Anet. Jean Bullant, en 1564, dans sa Reigle générale d'architecture en publie le premier manuel pratique, éclipsé par Vignole. En Espagne, le collège des Irlandais de Salamanque (1530), puis l'hôpital du Saint-Sang de Séville et enfin l'Escorial, témoignent de l'introduction. Mais il faut attendre le milieu du siècle et surtout la fin du siècle pour qu'un peu partout triomphe la Renaissance classique et maniériste.
En quelques années, François Ier attire à la cour Girolamo Della Robbia (1527), Gian Francesco Rustici, le Rosso (1530), le Primatice (1532), Serlio (1540) qui finiront leurs jours en France. Cellini et Vignole sont venus à leur tour à la fin du règne et Vasari n'hésitera pas à dire que Fontainebleau est " une nouvelle Rome "… et surtout une dépendance de Mantoue pour ses décors profanes de stucs et de fresques. L'École de Fontainebleau introduit le maniérisme en France. Même si elle reste longtemps un domaine réservé des italiens, (Rosso a peint la galerie de Fontainebleau entre 1530 et 1540) son évolution est capitale dans l'évolution de l'art français. Dans un premier temps, les aspects novateurs et les aspects traditionnels se côtoyent, mais à partir de la construction d'Ecouen, le mouvement est lancé. Des architectes français commencent à émerger, comme Pierre Lescot, qui crée au Louvre un style classique français (avant corps à colonnes superposées). Le rayonnement des œuvres de Vitruve et Serlio permet à ce style de se développer en province, par exemple au château de Bournazel ou à l'h^tel d'Assezat à Toulouse.
Philibert De Lorme, fils d'un maître mâçon de Lyon est l'architecte d'Henri II. Il s'est révélé en bâtissant une villa inspirée du palais du Té à Saint Maur pour le cardinal Du Bellay et le château d'Anet pour Diane de Poitiers, le tombeau de François Ier à Saint Denis et le château neuf à St Germain. Après une disgrâce en 1559, Catherine de Medicis (qui préférait Primatice) lui confie le projet grandiose des Tuileries. La disparition de Philibert De Lorme et du Primatice en 1570 marque la fin de cette période classique. De même, Jean Goujon disparaît en 1562 pour cause de protestantisme et la sculpture est alors dominée par Germain Pilon.
La fascination de l'Antique, cultivée dans les collèges rénovés, trouve désormais un public large. Elle développe un goût nouveau qui favorise un œil nouveau dans des couches sociales de plus en plus larges et qui se diffuse par une sorte de capilarité culturelle. La réception, la " domestication " de la Renaissance est directement lisible dans ces formes. L'architecture fut le terrain par excellence de l'opposition à l'art gothique. La nouvelle architecture n'est pas cependant une table rase (la chartreuse de Pavie ou l'église St Eustache de Paris sont gothiques sous leur vêtement Renaissance), mais ce qui fait la différence, c'est le système des proportions adoptées. Là où le Moyen Age en restait aux proportions arithmétiques, l'architecture de la Renaissance introduit les proportions harmoniques du platonisme, particulièrement dans l'élévation. Il n'y a pas de beauté sans harmonie et sans symétrie à cette époque. Il ne s'agit plus de faire plus haut, plus grand, mais de faire plus beau par l'ordre, la clarté et l'harmonie. Il s'agit de construire ordonné car l'architecture est le reflet d'un ordre qu'on croit universel, d'un ordre parfait qu'on veut imposer. Il n'y a pas de beauté sans ordre hiérarchique pour notre époque. Nos définitions occidentale du beau vont être fixées sur ces bases jusqu'au XXe siècle.