Madame Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique

2002-2003

6. La Renaissance est fille de la ville

 

6. La Renaissance est fille de la ville

Les paysages urbains sont légion dans la peinture de la Renaissance. Mais s'agit-il de villes utopiques ou de villes réelles ? L'une et l'autre semblent inspirer les peintres et nous peinons à séparer les représentations réelles et imaginaires. A quoi ressemble une ville quand elle diffuse cette culture nouvelle ? A son rêve ou aux réalités sordides ? Quel est son rapport à la nature et à la campagne ? Même si le paysage renaît à la Renaissance, que dit-on des campagnes ? Poser la question ainsi, c'est marquer une coupure entre la ville et la campagne. Celle-ci est une réalité physique. Il n'y a pas de ville sans murs. Mais pour autant, la ville n'est pas totalement coupée du plat pays puisqu'en temps de paix au moins, elle vit en symbiose avec les campagnes dont elle se nourrit. Il faut toujours se souvenir que la population urbaine est très largement minoritaire partout (15% en France).
Les villes semblent bien vivre un âge d'or du point de vue économique, démographique et culturel, bien repéré par les historiens romantiques, même s'ils pensent d'abord à leur temps cf François Guizot, : " La royauté est la tête de l'état, les communes sont le corps de la nation " autrement dit les villes sont à l'origine de la démocratie, tout simplement : ce mythe sert à construire la démocratie au XIXe siècle.
Qu'est ce que la ville à notre époque ? Nous commençons à pouvoir évaluer les chiffres et à observer les groupes sociaux et leurs élites. Toute ville est aussi un mythe : comment les urbains se voient-ils et comment les autres les voient-ils ?

Hist France urbaine
B. Chevalier
Simoncini, Giorgio, Città e società nel Rinascimento, Torino, 1976, très complet et déborde largement l'Italie ; dans le second volume, des commentaires simples d'un grand nombre de plans et de représentations urbaines.
A. Croix
La ville au XVIe siècle, Colloque du Puy en Velay, Le Puy, 1996.
Towns in Societies. Essays in Economic History and Historical sociology, éd. Philip Abrams & E. A. Wrigley.
N. Bulst et J.-P. Genet (éd.), La ville, la bourgeoisie et la genèse de l'Etat moderne, Paris, 1988.
Susan Zimmerman & Ronald F . E. Weissman, Urban life in the Renaissance, 1989
Les autonomies urbaines et leurs avatars
Qu'est-ce qu'une ville vers 1500 ? On peut répondre par des critères politiques ou juridiques (autonomie, administration propre, indépendance par rapport à d'autres pouvoirs…) par des critères démographiques (un seuil de population), ou économiques (foires, artisans spécialisés…), architecturaux (hauteur des maisons)… les critères sont multiples et pas toujours cohérents selon la région sur laquelle on travaille et selon ce qu'on demande à la ville.
La vie urbaine est concentrée en des points qui sont toujours les mêmes et qu'on retrouve dans toute la littérature, dans Gargantua par exemple. Gargantua et son maître et précepteur Ponocrates (" endurant au travail " en grec), s'empressent d'aller voir les artisans ingénieux les jours de pluie Ch 22
Comment on tirait les métaux ou comme on fondait l'artillerie ; ou allaient voir les lapidaires, orfèvres & tailleurs de pierreries, ou les Alchimistes & monnayeurs ou les haultelissiers, les tissotiers, les velotiers, les horologiers, miralliers, imprimeurs, organistes, tinturiers & autres telles sortes d'ouvriers, & par tous donnant le vin, apprenaient & considéraient l'industrie et invention des métiers.
Sur la place publique,
Allait voir les bateleurs, trajectaires & thériacleurs, & considérait leurs gestes, leurs ruses, leurs soubressauts et beau parler, singulièrement ceux de Chauny en Picardie, car ils sont de nature grands jaseurs & beaux bailleurs de balivernes… Allaient ouîr les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des gentils avocats, les concions des prêcheurs évangéliques.
Les activités urbaines sont donc très typées. Les villes murées sont d'abord des lieux privilégiés. Nous sommes en France, entre 1480 et 1550 à l'époque des " bonnes villes " chères à Bernard Chevalier, dont " l'accord est parfait " encore avec la monarchie (cf Bulst et Genet, p. 71-85). Les villes bretonnes, privilégiées par le fait d'appartenir à une province et non par elles-mêmes sont nombreuses mais peu peuplées. En dehors de Nantes et de Rennes, autour de 40000 habitants, aucune ne dépasse 15000 habitants, ni Morlaix, ni Vannes, ni Vitré, ni Fougères. En Limousin, à la faveur de leur position frontière par rapport au domaine capétien, 26 villes sont des villes de consulat, disposant du pouvoir de lever les impôts et d'élire leurs consuls à défaut de pouvoirs de justice aussi imposants que ceux d'Amiens dans la même position. Ce sont pourtant des villes minuscules dont certaines n'atteignent pas 2000 habitants (la limite fixée par les géographes pour parler de ville), comme Ussel, Égletons ou Aixe-sur-Vienne. Elles ont pourtant droit de bourgeoisie.
En Rouergue, dans l'enquête sur les commodités de 1552, on compte 101 villes closes. Bref, plus on va vers le Midi et plus les consulats sont nombreux. Mais peut-on encore parler de villes face aux grandes villes de plus de 10000 h de la dorsale européenne ?
Et les villes d'Empire, placées directement sous l'autorité de l'Empereur, jouissent, plus encore, d'une indépendance étonnante, qui les rend proches de la poussière des villes italiennes indépendantes. Prenons Metz, 20000 habitants peut être, bien racontée par l'écrivain, chroniqueur et marchand Philippe de Vigneulles. C'est une petite république administrée par quelques familles où est recruté le Conseil des Treize, une république aristocratique donc, mais qui doit sans cesse lutter contre son puissant voisin le duc de Lorraine. Ce genre de situation est caractéristique de toute l'Europe Germanique et Italienne, mais aussi en Bohême et Pologne. Les villes y ont des pouvoirs judiciaires et économiques considérables. En Italie, par exemple et en France pendant les guerres de religion, elles recrutent les soldats pour leur défence. Elles passent un acte écrit (condotta) avec le chef d'une bande armée (condottiere) qui fixe le nombre, la solde, la durée de l'engagement, les opérations militaires, le partage du butin…
C'est en Italie et aux Pays Bas, dans la grande dorsale européenne, qu'on trouve le plus grand nombre de villes et les plus peuplées ; Jan de Vries a montré que vers 1500, il n'y a que trois réseaux urbains majeurs : Naples, l'Italie du Nord et la zone de Bruges à Anvers ; tous participent à l'économie monde chère à Braudel mais aucune n'est en même temps une capitale. Paris, avec ses plus de 200000 habitants, un monstre à cette époque, fait exception par sa taille sous le règne de François Ier. La plus grande partie des villes murées compte moins de 10000 habitants, gérés par une élite de plus en plus mince de quelques dizaines de familles apparentées. Les organes dirigeants sont un peu partout les mêmes : des magistrats (maire et échevins, consuls, jurats, capitouls… ) et des conseils plus ou moins larges et plus ou moins sollicités. Sous le règne de Louis XI, le corps de ville français du Nord compte un maire, 24 échevins et 75 conseillers. Les maires et échevins portent un costume qui est la marque de leur pouvoir, une longue robe et un chaperon qui sont écarlate tanné à Paris, cramoisi à Bourges, pourpre chez les jurats de Bordeaux, noir pour les alcaldes en Espagne… Ils ont place d'honneur à l'Église et des pouvoirs de justice et de finances importants, qui dépendent des statuts de la commune. Le roi de France les protège encore des féodaux, pour peu de temps, en échange de leur soutien militaire et financier en temps opportun. On le voit, il ne s'agit pas de démocratie, loin de là. Les entrées royales manifestent d'ailleurs ce lien entre la ville et son prince dans des rituels et des décors allégoriques qui manifestent une véritable culture symbolique du pouvoir dans la ville : une ville qui représente le roi et se représente en même temps.
L'autorité légale y est alors affichée et les hiérarchies fixées cf David Harris Sacks, " Celebrating Authority in Bristol, 1475-1640 ", dans Urban Life in the Renaissance, ed. Susan Zimmerman & Ronald F. E. Weissman, Newark, London, Toronto, 1984, p.187-223. A Bristol, 42 conseillers cooptés élisent le maire et le sheriff. Le maire reçoit ses pouvoirs de l'ancien le jour de la saint Nicolas dans une cérémonie symboliquement très riche qui le montre en juge, représentant le roi. Le banquet public qui suit rassemble tous les conseillers pour signifier qu'il s'agit bien d'un seul corps, mais la musique, les jeux et les danses appartiennent à tout le monde. Au milieu du siècle, cet équilibre est cependant mis en cause par les drapiers et les merchant venturers, groupes montants, bientôt de plus en plus puritains du point de vue religieux, qui ne se reconnaissent pas parmi les élites et créent leurs groupes de pression et c'est la monarchie qui en profitera dans un premier temps pour jouer les arbitres.
Les transformations sociales peuvent en effet affecter de façon durable les équilibres politiques urbains. C'est le cas avec le développement du commerce et de la banque, qui met en cause les autorités aristocratiques anciennes de la ville (on emploie de moins en moins le mot de patriciat). Ces bourgeois particuliers, qu'on peut classer dans la catégorie des entrepreneurs, de plus en plus à l'aise dans leur culture, sont des acteurs essentiels de la Renaissance. Ils apportent une perception nouvelle du temps, le goût du risque mais aussi la prévision et la rationalité. La maîtrise progressive du temps, de l'espace et du risque sont nés dans ces milieux. Ils franchissent aisément les frontières, à l'image du vénitien Aghinolfo Tebaldo qui afferme les salines de Cracovie et une partie des rentes de la couronne polonaise tout en s'installant à Cracovie où il meurt en 1495. A Marseille, Jean de Villages, actif entre 1462 et 1477 était magistrat de la ville en même temps qu'armateur et corsaire. Il avait commandé la flotte de Jacques Cœur et devint très gros propriétaire, comme Jacques et Jean Forbin à la fin du siècle. On voit même une femme, l'audacieuse Madeleine Lartissat (v. 1480-1545 marchande d'esclaves et armateur, directrice commerciale de l'amiral-corsaire Bertrand d'Ornezan, baron de Saint-Blancard. Tous un jour se sont fixés au siège de leur entreprise après s'être beaucoup déplacés, ce qui leur donne une culture de l'espace qui tranche dans l'enfermement urbain. Mais leur rêve est tout de même de passer à la noblesse, en France et en Angleterre surtout. Ainsi Richard Gresham (v 1485-1550) qui après avoir fait fortune dans le commerce devient armateur et prêteur d'Henry VIII. Il fut anobli en 1537 puis gouverneur de la compagnie des Merchant venturers en 1538.
De même Bartolomeo Welser, spécialisé dans le commerce avec les Amériques et fermier des mines d'Haiti fut annobli en 1531, au moment où il détenait le monopole du commerce des esclaves. Ainsi les marchands sont porteurs de valeurs professionnelles propres mais empruntent surtout au milieu aristocratique. Ils passent souvent du service de la ville à celui du souverain mais n'oublient jamais très loin de leur ville d'origine. Le plus célèbre est Jacob Fugger (1460-1525) d'Augsbourg et qui dispose pratiquement du monopole de la circulation du métal entre Allemagne et Italie, l'homme le plus riche de son temps ; il prête de l'argent à Charles Quint en 1519 et fonde ensuite pour les pauvres un quartier entier (la Fuggerei) composé de 106 maisons dont les locataires versent un loyer symbolique mais doivent réciter tous les jours un Pater, un Ave et un Credo pour les âmes des fondateurs et leur famille. D'une manière ou d'une autre, ces lignées marchandes acquièrent le pouvoir en quelques générations, mais ce pouvoir est autant culturel que politique. Les capitaux qui sont à l'origine des ateliers d'imprimerie montrent aussi que ces marchands banquiers ont su innover. C'est avec les capitaux des bouchers de Paris que démarre la première grosse imprimerie de Paris, celle de Jean Petit, c'est avec les capitaux de l'art de la laine que le Florentin Filippo Giunta (1450-1517) crée son imprimerie en 1497. En donnant le ton à la culture urbaine, ces grands négociants internationaux participent donc aux ouvertures de la Renaissance.
Villes et dynamisme culturel
Cette culture est exprimée dans des supports écrits et picturaux, pour les grands centres au moins. La ville est mise en scène, mais qu'est-ce qui compte ? Prenons le cas de Lisbonne, ville ouverte sur le vaste monde s'il en est, représentée dans un certain nombre de polyptyques du début du siècle cf Colloque du Puy. On remarquera qu'il n'y a pas de représentaiton en dehors des scènes religieuses ;. Ce sont d'abord les martyrs de Lisbonne, Vérissime, Maxima et Julia (Garcia Fernandes c. 1521-1530). Lisbonne est représentée par des bâtiments circulaires dominant un fleuve : elle est la reine du Tage. Les deux bâtiments sont la tour de Belem (ouvrage défensif construit de 1515 à 1521) et l'autre est peut-être la Casa do conto, la Bourse, mais peut être aussi le temple de Jérusalem, bâtiment polygonal coiffé d'une coupole indiquant la ville sanctifiée par ses saints martyres. Un autre polyptique, comme le martyre de saint Sébastien (antipesteux) représente à nouveau l'ambigue Casa do Conto et cette fois le palais royal (1536-38). La ville est donc port et capitale et ses bâtiments disent son identité. Mais la ville est à la fois actuelle, quotidienne et Jérusalem céleste ; elle porte en elle à la fois le présent et le passé. Toutes les villes se pensent ainsi.
Il ne faut pas rechercher de représentation réaliste, pas encore, mais un " portrait de ville ", une allure, qui diffuse une identité, que l'image peinte et gravée contribue à consolider. Cette image est représentation et non photographie. Il n'y a pas d'exotisme alors que Lisbonne vit du poivre et des esclaves à cette époque. Il y a donc loin de la réalité aux représentations d'elle même que se donne la ville, et pourtant les bourgeois s'y retrouvent.
Rien n'aurait été possible sans un formidable effort de formation des élites par les collèges qui les moule dans une culture commune qui les valorise par rapport au commun. Ce sont les villes en effet qui financent les collèges. B. Chevalier considère qu'il s'agit là de dépenses de prestige, comme l'horloge, les fontaines ou la maison de ville. De ce point de vue, le contraste est souvent grand avec l'époque médiévale où les Ecoles étaient sous l'autorité de l'évêque, encore que dans le Midi, les consulats ont fondé très tôt des hôpitaux et des écoles. Cf George Huppert
Les collèges, d'abord fondés par des clercs et dans les villes universitaires (la Sorbonne) sont alors devenus à la fois une communauté privilégiée par la ville et un lieu d'enseignement dans lequel les régents sont choisis par la municipalité,ou parfois les uns et les autres. La ville donne d'abord des bâtiments, comme Albi en 1488 ou La Rochelle en 1504 puis s'entend avec les autorités ecclésiastiques pour nommer des régents. Vers 1520, les villes prennent de plus en plus de liberté à cet égard. Au collège de la Trinité de Lyon (1527) ou au collège de Guyenne de Bordeaux en 1533, les villes procèdent à des refontes complètes de la pédagogie sans aide extérieure. Les élèves sont en général externes car habitants de la ville. Prenons le cas de Nevers : le règlement adopté en 1540 prévoit trois classes, une de grammaire, ouverte même aux enfants qui apprennent à lire, une de rhétorique et de poésie, une de logique et autres " arts ".
Les autorités municipales demandent désormais de savoir expliquer les auteurs latins au goût du jour et des compétances en grec, pour donner une teinture chic à leurs notables. Souvent ces régents vont passer à la Réforme, ce qui explique la reprise en mains, concertée avec les autorités municipales et épiscopales par les Jésuites à partir de 1561. C'est plébisciter les méthodes pédagogiques parisiennes et humanistes sans le risque schismatique en somme. Les collèges ont parfois créé une sociabilité particulière, comme le cercle des hellénistes de Limoges, qui a su former par exemple Jean Dorat (1508-1588), issu d'une famille consulaire et qui deviendra professeur de grec au Collège royal en 1556 et l'un des grands poètes de la monarchie. Cette formation des collèges, accessible aux notables seulement va peu à peu séparer la culture des élites et celle des autres, mais pour la première moitié du siècle, l'homogénéité culturelle de la ville reste très grande. La culture des magistrats et celle des artisans restent proches en dehors du latin.
Cette proximité doit beaucoup aux expériences collectives partagées dans la religion et dans la fête. Celles-ci sont d'abord religieuses : il n'y a pas de consensus urbain sans unité de religion (catholique ou protestante). Participer aux mêmes gestes de la religion : processions en temps ordinaire ou extraordinaire, confession et communion de Pâques, Processions des confréries de métier et confréries pieuses, assistance aux sermons d'Avent et de Carême… les occasions sont multiples. Et ceci est gros des violences à venir. Elles sont aussi profanes, même si toutes les fêtes sont religieuses : M. Bakhtine a remarquablement observé comment la fête unit les groupes sociaux.
Or la fête est une grosse affaire en ville ; on s'y prépare collectivement et l'argent est là pour la supporter. Le sommet est d'une part la période du Carnaval et d'autre part celle de la Fête Dieu, il suppose à la fois des processions, des danses et des beuveries ((cf. Breugel, Combat de Carnaval et de Carême, 1559 commenté par l'anthropologue Claude Gaignebet, AESC 1972, 313-345)). Le Carnaval inverse les valeurs pour mieux les faire intégrer par la population, il peut parfois déboucher en émeute (Romans, 1579-80), mais il crée aussi de l'identité commune. Il donne l'illusion aux citoyens qu'ils participent tous à la même identité. La fête sert l'ordre et la morale sur les marges, mais elle intègre aussi. Les sociologues et anthropologues ne sont pas d'accord entre eux sur le sens à leur donner. Ici, nous choisissons de suivre l'école sociologique française (Durckheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912 et tous ses disciples mauqués également par Freud, de Mauss à F.A. Isambert). La meilleure formule est celle de Roger Caillois, l'homme et le sacré, 1950 : " Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d'une prohibition ". La fête ressort ainsi d'un " sacré de transgression " et manifeste la sacralité des normes de la vie sociale courante par leur violation rituelle. Elle est désordre, dérèglement réglé, pour montrer l'ordre parfait. La fête de la Renaissance remplit tous ces critères c'est pourquoi l'identité de Cologne, de Venise et de Rome dépendent du Carnaval, celle des Géants de Metz, de Cassel (Reuze papa), de Douai et ses apparitions des Gayants qui interviennent depuis 1530 au moins.…
Il ne faut cependant pas en rester là. Nous observons par exemple (plus difficilement que dans les cours, mais tous les indices convergent) comment les milieux moyens urbains peuvent cultiver une culture musicale de haute qualité cf Howard Mayer Brown, " Minstrels and Their Repertory in Fifteenth Century France : Music in an Urban environment ", dans Urban Life in the Renaissance, ed. Susan Zimmerman & Ronald F. E. Weissman, Newark, London, Toronto, 1984, p. 142-164 Bonne biblio européenne. Et Nino Pirrotta, Music and Culture in Italy from the Middle Ages to the Baroque, Cambridge mass, 1984. Et François Lesure " Les joueurs d'instruments à Paris au XVIe s " dans BHR 12 (1950), p. 373 et Positions de thèses EC
Les villes emploient des musiciens pour toutes sortes d'occasions, en particulier pour les criées " à son de trompe " et pour les danses des fêtes de la ville, en moyenne trois ou quatre instrumentistes dans les villes italiennes et françaises. Par exemple, Arras paie en 1501 un trompette et trois autres spécialistes d'instruments à vent pour jouer dans le beffroy le matin et le soir au moment de l'ouverture et de la fermeture des portes de la ville. Bien entendu, toute fête civique requiert un petit orchestre et des concerts pendant les banquets, des chants pour vanter la ville, comme à Amiens, lors de la victoire du duc de Lorraine sur les bourguignons en 1476 ou pour les fêtes de Jeanne d'Arc, qui commencent à Orléans en 1482 cf Michel Brenet, Les concerts en France sous l'Ancien Régime, Paris, 1900. Il y avait des cours de musique, mais nous en savons peu de choses. Beaucoup de ménestrels semblent avoir fait leur apprentissage dans les maîtrises de l'Eglise et les contrats prouvent, qu'ils s'organisent pour répéter : Jacques Levron, " Une association de musiciens au XVIe siècle " dans Euterpe 7, 1949, p. 123-138.
A Paris, il y a une corporation des joueurs d'instruments depuis 1407. En rapports étroits avec la monarchie. cf Confrérie St Julien, expression parisienne de la communauté sous l'autorité de 3 gouverneurs ; on y entre après 6 ans d'apprentissage. Grosse emprise de la musique sur la vie parisienne: mariages, aubades amoureuses, jeu de paume... et sur vie publique (entrées, feux st Jn... fêtes paroissiales : par ex. 1540,11 juin Guibert Cresson joueur de fifre place de grève à l'image Notre Dame et Pierre Blanchet joueur de tambourin de Suisse rue neuve Notre Dame font marché avec les valets de la fete St Severin (un menuisier, 2 bonnetiers) de jouer pour eux à 4 fires et 10 tambourins pendant huit jours (MC XI,2), sur vie corporative, sur la vie universitaire (fêtes de collèges...danse, théatre. La musique instrumentale est pratiquée par de larges couches de la société, y compris les manouvriers. pavane pour grandes cérémonies officielles, gaillarde pour mariages et défilés confréries, puis branle dans les salles de bal. Il n'y a pas encore de spécialisation instrumentale. Quelques grandes familles parisiennes très conservatrices étendent leur réseau dans toute la France. Sans compter l'intérêt permanent des villes pour les orgues et la musique religieuse, intérêt sans lequel Josquin Des Prez (†1521) ou Clément Janequin (†1558) n'auraient pu émerger. Beaucoup, comme Palestrina (†1594), portent d'ailleurs dans les cours le nom de leur ville d'origine.
Mais la fête des fêtes en ville est le théâtre sous toutes ses formes, des farces des Innocents et du Carnaval, aux entrées royales, aux processions, aux jeux de la Passion et de la Fête Dieu. Ce sont aussi les courses de taureau du Sud Ouest (où les mystères sont absents), attestées à Saint-Sever depuis 1452. Les jeux théatraux sont encore un incomparable moyen de brassage des populations urbaines dans tous les pays ; la foule se presse, de la ville et des alentours. Il réclame une organisation matérielle coûteuse, prise en charge de plus en plus souvent par le corps de ville qui aide des confréries ad hoc : de la Passion, de Saint-Romain à Rouen, abbayes de " Maugouverne " ou " des cornards " à Rouen, ou " Enfants sans souci " ailleurs. Les meneurs de jeu les plus célèbres se déplacent de ville en ville, comme Jean Bouchet, procureur à Poitiers, qui monte un mystère à succès en 1508, qu'il reprend à Saumur, Issoudun, Nantes, Bourges. Voir Aspects du théâtre populaire en Europe au XVIe siècle, ed. Madeleine Lazard, Paris, 1992. Et Madeleine Lazard, Le théâtre en France au XVIe siècle, Paris, 1980.
Malgré son institutionalisation fréquente, le théâtre est l'un des rares lieux de critique. Il se fait " évangélique " ou antiluthérien vers 1520, et dénigre les moines, les jeûnes et la confession après les avoir défendus. Voir Maurice Accarie, Le théâtre sacré de la fin du Moyen Age. Etude sur le sens moral de la Passion de Jean Michel, Lille III, 1983. La Passion d'Angers, œuvre d'un médecin et régent de l'Université, représentée pour la première fois en 1486, et jouée à Paris en 1490, 99, 1507, véhicule très vite des idées anticléricales après la mort de Jean Michel en 1501 puis des idées protestantes, dans les rééditions successives au moins jusqu'en 1550. Ce côté subversif du mystère va leur être fatal.
Dès le règne de François Ier, le théâtre traditionnel des mystères décline, sous l'effet de la mode : reprise du théâtre à l'antique, mais aussi sous les coups de l'administration quand il véhicule des idées nouvelles. François 1er n'y assiste plus après 1543 et le Parlement de Paris interdit aux confrères de la Passion de jouer des mystères en 1548. Désormais, le public humaniste se tourne vers le théâtre scolaire, en langue latine. C'est Etienne Jodelle, l'un des membres de la Pléiade, qui relance la tragédie à l'antique. Elle sera utilisée aussi par Théodore de Bèze comme support d'enseignement moral. Mais c'est un théâtre fermé, qui exclue désormais ceux qui n'ont pas cette culture.
Les farces se maintiennent mais versent souvent dans la vulgarité. Pourtant vers 1550 arrivent à Paris et en province les premières troupes de la Commedia dell'arte, promises à un bel avenir. Mais aucun mécène français ne songe encore à faire édifier un théâtre comme on en trouve déjà en Italie (Vérone) Les Fêtes identitaires s'étiolent après 1550, pour des raisons économiques mais aussi en raison du développement du schisme et plus encore pour des raisons sociales : la culture des bourgeois change. La preuve en est la forme des villes utopiques dessinées par Serlio vers 1540 : les plans montrent des espaces compartimentés où les pauvres sont cantonnés aux faubourgs et chaque catégorie sociale reçoit un logement en fonction de son prestige. Voir James S. Ackerman et Myra Nan Rosenfeld, " Social Stratification in Renaissance Urban planning " dans Urban Life in the Renaissance, éd. Susan Zimmerman et Ronald F. E. Weissman, Londres-Toronto, 1984, p. 21-49 (avec les plans)
Les paysans qui nourrissent la ville sont-ils mieux traités ?
Y a-til une renaissance pour les campagnes ?
La modernité atteint-elle les campagnes ? Quelques traités d'agronomie, les éloges de la campagne abondante et heureuse, le tout imité de l'Antiquité, pourraient le laisser croire. Au XVIe siècle, Xenophon, Hésiode, Theocrite, repris par Columelle, Caton ou Pline l'Ancien et d'autres sont à la base des différentes Maisons rustiques et sont bien connus de l'élite humaniste.
Cf Corinne Beutler, " Vers une étude scientifique de la littérature agricole du XVIe siècle ", dans Histoire & sociétés rurales, 1995, p. 224-228.
Mais la multiplication des éditions et surtout sa forte diffusion n'entraîne pas de changements de l'agriculture. Pourquoi ? Les traités reviennent comme toujours à l'Antiquité, grecque en particulier, et font un effort pour mieux nommer les plantes, en complétant Dioscoride (par exemple, le seigle était mal identifié ; les dessins permettent désormais de ne pas se tromper). Quelques propriétaires ont expérimenté ou observé, à la façon de Bernard Palissy par exemple ; ils ont souvent tenté de perfectionner l'outillage sans pour autant inventer des techniques décisives.
Plusieurs traités, italiens, surtout, montrent également l'intérêt de quelques uns pour une bonne gestion des propriétés. Nous manquons à vrai dire de témoignages. Voici le vénitien Alvise Cornaro, 1484-1566 qui mena dans sa villa de Padoue une vie fastueuse, en la transformant en un centre humaniste important. Il a d'ailleurs lui-même rédigé en 1550 un traité d'architecture. et un nom moins célèbre Trattado de la vita sobria, qui lui permettra, en falsifiant son âge, de mourir à 98 ans. Il a rédigé aussi un Traité d'agriculture, perdu, et un Traité des eaux (1560). Pour une fois, nous savons à peu près comment il a mis ses idées en pratique sur ses domaines de Codevigo au Sud Est de Padoue grace à Marie Françoise Piejus. Cf Essais sur la campagne à la Renaissance. Mythes et réalités.
Cornaro se flatte d'avoir appris à ses paysans le " vero modo dell'agricoltura " et pretend en avoir tiré des profits pour lui et pour ses régisseurs en utilisant les baux à mi fruits Il a fait conduire des travaux d'irrigation et de drainage et donné pendant quelques mois du travail aux plus pauvres, mais ensuite ceux-ci retournaient dans leurs cabanes de roseaux tandis que le propriétaire profitait des améliorations. La spoliation ou du moins l'affaiblissement des paysans semble assez générale. Cornaro tient les paysans moyens par le prêt, comme en Limousin, Pierre Terrade tiendra ceux de Chaumeil un peu plus tard. Pour lui, l'essentiel est de spéculer sur les terres bonifiables de façon à empocher de gros bénéfices, non pas de produire plus pour nourrir mieux. Il prétend avoir séparé la terre des eaux et fait œuvre divine donc, avoir mis l'ordre là où il y avait le chaos, mais il ne peut prétendre avoir révolutionné les techniques.
Ces humanistes et premiers arithméticiens furent-ils efficaces ? Poser ainsi la question, c'est chercher des critères qui qualifient la modernisation paysanne. Or la chose n'est pas aisée car il n'y a pas d'explosion des rendements et pas beaucoup de cultures nouvelles (cf thèse Le Roy Ladurie). Les historiens ont surtout tenté de reconstituer le paysage rural (forme imprimée par l'homme pour ses activités) pour observer les modifications de sa gestion, comme Emilio Sereni, Histoire du paysage rural italien, tr. 1965 ou Marc Venard pour le Comtat Venaissin dans le colloque de la Société française des Seiziemistes, Essais sur la campagne à la Renaissance. Mythes et réalités, paris, 1991. En effet, les italiens propriétaires apportent en Comtat leur savoir faire dans l'irrigation, mais sans véritable imitation ailleurs. Les grands marchands marseillais cités au début de la leçon étaient tous propriétaires terriens ont surtout cherché à consolider leur fortune, à trouver le repos, non à rentabiliser la terre à tout prix. Il n'y a pas de Renaissance agricole, seulement un effort pour nourrir plus de monde en défrichant et en cultivant avec plus de bras et donc quelques modifications des paysages (plus de défrichements, débuts de la domestication de l'eau en Italie et en Flandres…) et de l'organisation des communautés (c'est le temps des familles complexes en région pauvre).
Et encore, ce n'est pas vrai partout. Jean Tricard a montré la faible implication des bourgeoisies dans la reconstructions des campagnes d'un pauvre pays (Les campagnes limousines du XIVe au XVIe siècle. Originalités et limites d'une reconstruction rurale, Paris, 1996. Dans ses Cent nouvelles nouvelles, Philippe de Vigneulles, d'origine paysanne, pourtant ne s'intéresse pas du tout au monde rural (même recueil). A tel point qu'on s'est parfois demandé si les villes ont été des parasites ou des stimulants pour les économies préindustrielles E. A Wrigley, dansTowns in Societies. Essays in economic history and Historical sociology, ed. Philip Abrams & E. A. Wrigley, Cambridge, 1978, p. 295-309.
Les campagnes ne changent donc ni dans leurs rendements ni dans leurs façons. Tout au plus peut-on dans des régions limitées parler de modification des paysages. Mais de telles modifications existaient aussi au Moyen Age. C'est pourquoi il n'y a pas de Renaissance pour les campagnes, même si bien sûr quelques thèmes culturels les parcourent, comme on le voit avec Menocchio, le meunier du Frioul, né en 1535 et dénoncé en 1583, qui a lu des livres savants (Les voyages de Mandeville, les chroniques de Foresti, La légende dorée, et le Fioretto della Bibbia, une compilation des Ecritures, des Evangiles apocryphes et des commentateurs médiévaux…) mais il les a interprétés à sa façon, non savante, ce qui donne quelques réponses savoureuses à l'inquisiteur, mais conduira aussi au bûcher ce bavard impénitent. Peut-on en faire un cas générique de l'introduction des idées humanistes ? Sûrement pas. D'une façon générale d'ailleurs, nous ne savons pas ce qu'en pensaient les paysans eux-mêmes ou du moins nous ne le savons que par urbain interposé, à travers les journaux et livres de raison, sauf en Italie et en Espagne.
En dehors des utopies, les espaces de modernité urbains apparaissent donc bien minces, ils consistent en une culture différenciée plutôt qu'en une économie nouvelle, même si les progrès ne sont pas minces. Tout se passe comme si la modernisation restait limitée à quelques lieux et à quelques milieux privilégiés. Les sociétés pré-industrielles ne sont pas encore mûres pour le grand bon en avant, même si apparaissent quelques signes qui montrent que certains groupes y sont prêts. On ne peut plus confondre un rêve de progrès avec le progrès réel, tel que l'ont vu les historiens romantiques et leurs imitateurs.

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Renaissance et modernisation forment elles un couple nécessaire ? Tout dépend de la définition de cette dernière. Si l'on prend la définition actuelle des sociologues comme " l'ensemble des changements complexes d'une sociétéé, qui impliquent la mobilisation d'une partie de la population, sa spécialisation dans de nouvelles fonctions (bureaucratie) ou de nouveaux métiers (livre…), la laïcisation (un mot piège sur lequel nous reviendrons qui signifie la tendance à cantonner le religieux dans la sphère privée, un anachronisme à notre époque), on voit que la Renaissance n'est qu'en partie modernisation. Mais qu'elle manifeste tout de même des changements, qui expliquent ce sentiment qu'ont eu les contemporains et qu'ont les historiens d'une société qui bouge.
Qu'est ce qui est moderne dans la Renaissance ? Si l'on prend le mot latin d'origine, modernus ,(de modo, recemment), pas grand chose. Mais depuis le Xe siècle, on observe un balancier entre un contenu laudatif : est moderne ce qui est ouverture d'esprit, connaissance des faits, idées nouvelles, absence de routine, et un sens péjoratif : est moderne ce qui est léger, mené par la mode, l'amour du changement pour le changement, l'absence d'intelligence du passé. Il est clair que la Renaissance est pour ses contemporains l'un et l'autre et pas seulement le premier, sur lequel les historiens du libéralisme projetaient leurs aspirations.
Pourtant nier toute efficacité à un changement ressenti par les contemporains eux-mêmes serait excessif. Il y a bien une transformation de l'outillage mental des contemporains. L'élargissement du monde, la guerre des professionnels appellent à développer l'organisation et la logistique pour mener à bien toutes les opérations de transport et de colonisation, pour payer les mercenaires de façon permanente et les épargner sur le champ de bataille. S'il faut se garder d'additionner, comme le font parfois les manuels du secondaire, le génie technique de Léonard, la clarté de la pensée de Calvin, la lucidité désabusée de Machiavel et le génie de Fugger qui pense un espace économique mondial, il ne faut pas nier que dans la vie quotidienne de certaines villes la fonction organisatrice devient une valeur. La centralisation du courrier vers Rome par Lyon, Paris, Londres… manifeste une cohésion grandissante de l'espace européen. En promouvant la perspective et la symétrie, l'architecture manifeste ce goût profond de l'organisation. Le Traité des habitations de Serlio est une méditation systémique sur l'espace de répartition des groupes sociaux : l'architecture fonctionnelle n'est pas loin. La conscience historique et le triomphe des horloges comme les utopies supposent un temps organisé également. Bref, on peut dire que l'attention au réel, la capacité à clarifier, le pouvoir d'abstraction, transforment le rapport des hommes au monde, en ville au moins et parmi ceux qui sont capables de penser. Si la vitalité médiévale multiforme est bien là encore, l'idéal glisse vers l'ordre et l'harmonie en toute chose, y compris en matière religieuse.
Dans ce tableau explicatif de la période, un changement historiographique majeur affecte ce qu'on estimait encore définir comme laïcisation il y a un siècle. Les travaux actuels, sans doute interpelés par une meilleure connaissance des autres civilisations, notamment de l'Islam, montrent qu'on ne peut séparer en effet société et religion à notre époque de la première modernité. Notre société moderne est le produit d'un processus long et complexe, commencé avant notre période et achevé après, de sortie du christianisme de l'idéologie d'une société parfaite. Comme l'affirme Marcel Gauchet, le christianisme est la religion de la sortie de la religion. Mais une fois qu'on a posé ce postulat, comment saisir ce qui arrive à la Renaissance ? C'est ce que nous allons tenter de comprendre maintenant en observant les rapports entre Renaissance et réformes.