Madame
Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique
2002-2003
7.
La Renaissance est fille des cours
I. Une cour très mobile
et très rustique encore
II. Le prince en représentation
III. Mécénat et
pouvoir
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RENAISSANCE ET RÉFORMES
Les " siècles d'or " du monde renaissant sont aussi
un temps de haute spiritualité. Tout bouge, au prix d'une
montée générale de l'angoisse et si l'aspiration
à la pureté et à l'ordre n'a jamais été
aussi grande, elle s'exprime aussi parfois par l'abandon du réel
trop éloigné de l'idéal visé, vers les
rives du rêve et des utopies mais aussi de la transcendance
et de l'espérance d'une " vie meilleure " comme
le disent nombre de notices nécrologiques. Sous l'influence
de la croyance en la fin prochaine du monde, la mystique pousse
en effet à réaliser un monde selon Dieu, un monde
qui soit prêt à se présenter devant Dieu. Dans
ce cadre, un immense optimisme peut aller avec une sublime inquiétude.
L'idée de réforme n'appartient pas qu'au domaine religieux.
Elle suppose une lutte contre les barbares de toute farine pour
revenir à l'état idylique d'avant la dégradation
universelle. Les sous-bassements platoniciens de la perception du
monde jouent donc un rôle important dans le désir de
changement, soit pour retourner aux origines, soit pour préparer
la fin de ce monde (les deux thèmes sont présents
en permanence). Parmi les vecteurs de ces nouvelles sensibilités,
la cour joue un rôle essentiel car elle devient pourvoyeuse
de modèles. C'est par là que passe l'idée du
changement et l'aspiration à un monde plus conforme à
l'ordre éternel parfait et à la morale, une aspiration
qui naît sur une réflexion éthique induite par
les excès mêmes de la cour. La réforme de l'État
et la réforme de l'Église y sont abordés de
façon indistincte, même si ce n'est pas là qu'on
les pensera sous le mode de la rupture et du schisme. La première
tâche de la cour est en effet de civiliser la noblesse, de
la rendre apte à autre chose qu'à se battre.
7. La Renaissance
est fille des cours
Avec les universités,
les collèges, les couvents et les villes, la Renaissance
n'aurait pas eu l'importance qu'elle a eue sans les cours. Le système
de la cour naît à cette époque et l'homme de
cour devient un type sociologique qui survit encore de nos jours
même s'il ne modèle plus le monde.
cf N. Elias, La société de cour (1969), Paris, 1974.
† 1990. Ce sociologue d'origine allemande qui avait travaillé
avec Max Weber ne fut pas entendu de son vivant en France à
cause du lobby normalien sur la discipline (Durkheim et deux générations
de disciples) et de la séduction exercée par le structuralisme
dans les années 60-70. Exilé volontaire dès
1933, il a développé en GB une sociologie des processus
et des configurations sociaux en réfléchissant en
particulier sur les comportements collectifs qui expliquent la genèse
de l'État (la civilisation des mœurs), un " processus
de civilisation " qui suppose l'autocontrainte dans les comportements
collectifs (dans les manières de table aussi bien que dans
l'agressivité guerriere ou sportive), indispensable au développement
de l'État. Dans La société de cour, il étudie
le moment crucial où l'adoption de ces règles de comportement
est diffusé en dehors du cercle princier. L'objet de son
ouvrage est surtout la cour de France aux 17e-18e mais tout commence
avec le développement des cours à la Renaissance.
cf Garin, homme R
Clifford Geertz, Negara. The Theatre State in nineteenth century
Bali, Princeton, 1980, A partir d'une description de la cour de
Bali au 19e il réfléchit sur le fonctionnement des
mythes du centre exemplaire et de l'État-théâtre,
en comparant ses mécanismes avec les cours européennes
des XVIe-XVIIIe.
Jean-François Solnon, La cour de France, Paris, 1987.
David Starkey (éd.) , Henry VIII. A European court in England,
Londres, 1991.
Robert Knecht, Un prince de la Renaissance (1982), et un article
précieux " The court of Francis I ", dans European
studies Review, 1978, p. 1-22.
Plus large : Jean-Marie Constant, la vie quotidienne de la noblesse
française 16e-17e, 1985.
Anti : Pauline M. Smith, The Anti-courtier Trend in Sixteenth century
French Literature, Genève, 1966.
Anne Marie Lecoq, François Ier imaginaire. Symbolique et
politique à l'aube de la Renaissance française, Paris,
1987. Indispensable à lire pour l'écrit et à
utiliser pour l'oral (toutes les clés de l'iconographie monarchique)
Jean-Philippe Genet, éd., L'Etat moderne : Genèse,
Paris, 1990 (plans de résidences royales et de salles de
fêtes pour la France)
Comparaison, surtout pour l'oral (le camp du drap d'or, célèbre
tableau anonyme d'Hampton court, mainte fois reproduit. Cf Delumeau,
une histoire) Joycelyne G Russel, The Field of the Cloth of Gold,
Londres, 1969 et dernière mise au point de R. Knecht dans
Charles Giry Deloison (éd.), François Ier et Henri
VIII. Deux princes de la Renaissance (1515-1547), Villeneuve d'Ascq,
1994 (col. " Histoire et littérature régionales,
13 "). On y trouvera aussi deux études parallèles
des finances d'Henry VIII (S. Jack) et François Ier (P. Hamon).
I. Une cour très
mobile et très rustique encore
Le courtisan est l'une
des figures majeures du temps, avec le succès phénoménal
de B. Castiglione. Celui-ci, né en 1478, fils de condottiere
au service du duc de Mantoue se rend très jeune à
la cour de Ludovic le more (Milan) en 1499, François de Gonzague,
marquis de Mantoue le prend à son service puis il passe à
la cour d'Urbino entre 1503 et 1513. Il portera aux nues la cour
des Montefeltre qu'il va représenter dans plusieurs ambassades.
En 1524, Clement VII le nomme nonce auprès de Charles Quint.
Il restera en Espagne jusqu'à sa mort en 1529. Il est alors
célèbre pour avoir publié à Venise son
Livre du courtisan en 1528. Comment plaire par la langue, la culture
lettrée et la conversation, la manière de s'habiller
et de se comporter ? Le manuel répond à tout Mais
en bon platonicien, l'image extérieure doit être conforme
à celle du dedans. L'habit fait le moine ou plutôt
ce qui fait le moine, c'est la manière convenable d'en porter
l'habit.
Mais qu'est-ce que la cour ? Elle est là où se trouve
le prince : " le milieu spécifique qui se constitue
autour d'une puissance dont il va être à la fois l'instrument
et le reflet " dit très justement André Chastel
(La crise de la Renaissance) qui poursuit : " La qualité
humaine est associée à l'art de paraître ; l'homme
est invité à se réaliser au dehors plus intensément
que jamais ", d'où la passion de la réussite
et de l'ostentation dans la société de cour, passion
qui choque déjà la vieille noblesse rurale.
Qui est à la cour ? Prenons la cour de France, une véritable
noria qui change sans cesse et dont les effectifs sont fort instables.
En général, les ambassadeurs l'estiment en fonction
du nombre de bêtes : c'est ainsi que l'ambassadeur anglais
Taylor rapporte que les écuries sont prévues pour
22500 chevaux et mules à l'arrivée de la caravane
royale à Bordeaux en 1526. Marino Cavalli dans sa Relation
de 1546 hésite cependant entre 6000 et 12000 chevaux. En
fait, en 1523, on compte 540 officiers et serviteurs, deux fois
plus cependant qu'en 1480. Cette augmentation semble liée
surtout à l'expérience italienne, depuis 1494. Du
temps de Castiglione, la cour d'Urbino comptait 350 personnes, celle
de Milan plus de 600 vers 1500 et celle de Rome 2000 sous le pontificat
de Léon X, chiffre que la France ne rattrapera qu'à
la fin du siècle.
C'était un milieu très masculin jusqu'à ce
qu'Anne de Bretagne introduise les dames y résidant en permanence
en créant une maison de la reine (une dizaine de dames et
une quarantaine de filles d'honneur ; il y en aura 111 en 1585)
240 personnes en tout en 1523. Elles reçoivent des robes
d'apparat en tissus précieux. Leur présence transforme
d'ailleurs le caractère de la cour en développant
l'élégance et la politesse. Le rôle de transmission
des manières italiennes par les princesses qui débarquent
en Hongrie (Béatrice d'Aragon mariée avec Mathias
Corvin) ou en Pologne (Bonne de Milan, mariée avec Sigismond)
le prouve d'abondance. Peu à peu, s'impose la certitude,
comme le dit César de Gonzague dans Le Courtisan de Castiglione,
qu'il
" n'y a pas de cour aussi grande soit-elle, qui puisse posséder
ornement, splendeur ou allégresse sans les femmes, ni de
courtisan qui soit gracieux, plaisant ou hardi, ou qui puisse jamais
faire un galant acte de chevalerie, s'il n'est mû par la fréquentation
et par l'amour et le plaisir des dames ".
Pour autant, la cour est-elle aussi légère que le
raconte Brantôme, qui n'y a vraiment séjourné
qu'après 1560 (né en 1540) ?
Si François Ier fut un séducteur impénitent,
il ne tolère pas le scandale et Henri II interdit dès
1547 aux hommes d'assister au lever et coucher des dames d'honneur.
Diane de Poitiers fait régner la décence et la discrétion
d'Henri II en amour fait le reste. Catherine, par réflexe
de femme longtemps bafouée, y veillera plus encore ; pourtant
elle n'hésitera pas à utiliser les dames dans les
négociations politiques, mais rencontres et maintien sont
soumis à des règles précises ; par exemple
il n'est plus pensable que leur compagnon s'allonge auprès
d'elles dans la seconde moitié du siècle. Toutes les
femmes compromises ont été durement traitées
: lady Flaming, la gouvernante de la petite Marie Stuart fut chassée
pour avoir parlé des faveurs d'Henri II. Françoise
de Rohan fut exilée, enceinte du duc de Nemours qui l'avait
abandonnée après lui avoir promis le mariage. D'autres
furent mises au couvent, ceci, qui est lié à l'honneur
familial, n'empêche pas encore la gaillardise et la verdeur
du langage, qui sont sans rapport avec les comportements. Les femmes
de la cour forcent les hommes à la galanterie honnête
qui va se diffuser plus tard à la ville ; ce faisant, elles
aident aussi à la promotion d'une élite féminine
qui civilise la cour.
Pourquoi vient-on à la cour ? Pour avoir " l'oreille
du prince " et bénéficier de sa faveur et de
ses grâces (dons), pour voir un personnage hors du commun
aussi, d'où l'assimilation de la cour à l'Olympe (Ronsard)
Etre exilé de la cour est déjà un châtiment
à notre époque. Dans le tohu bohu ordinaire de la
cour des Valois où le roi, assez petitement logé,
se laisse approcher facilement, sauf quand il est à la chasse
ou dans une maison de plaisance, on trouve toujours des princes
du sang et des gentilhommes de passage, solliciteurs d'un jour ou
assidus à chaque lever, et du personnel de service, du maître
d'hôtel aux échansons et marmitons.
La famille royale vient en premier ; les princes du sang sont séparés
graduellement des pairs, ducs, princes étrangers qu'ils précèdent
dans le courant du 16e. Viennent ensuite les grands officiers de
la couronne et dignitaires de la maison du roi : connétable,
chancelier et garde des sceaux, et les grands chambrier, chambellan,
amiral ; les maréchaux et les secrétaires d'État
enfin. En sont proches les commensaux du 1er ordre : grand Echanson,
panetier, écuyer tranchant, veneur, fauconnier, louvetier.
Viennent ensuite les commensaux de 2d ordre, gentilhommes servants
qui sont maîtres d'hotel, valets de chambre et de garde robe,
huissiers et les membres du conseil privé, maîtres
des requêtes, notaires et secrétaires qui sont de noblesse
plus ou moins récente voire bourgeois.
Au bas de l'échelle les petits emplois sont commensaux de
3e ordre et vivent de gages et de pourboires. C'est là qu'on
trouve aussi les marchands, artistes et gens de métier suivant
la cour et les très officielles " filles de joie suivant
la cour ". Ils sont exemptés de la réglementation
des métiers et des péages. De 100 sous Louis XII,
ils passent à 160 à la fin du règne de Fançois
Ier et près de cinq cents un siècle plus tard. La
cour ne se confond plus avec la noblesse, ce qui déplait
aux hobereaux. Certaines charges anoblissent et d'autres pas encore
dans le 2d ordre, mais les privilèges fiscaux sont intéressants
pour tous.
Le roi n'est encore dans ce monde que " le premier des gentilhommes
" dont il partage les sensibilités : " François
Ier aimait les tournois, la chasse, la guerre qui était pour
lui un jeu brillant et chevaleresque où le chevalier courageux
risquait sa vie pour conserver son honneur ". Certes l'étiquette
apparaît mais les parties de chasse au clair de lune brisent
toute liturgie royale. Il n'y a pas eu d'ordonnance organisant la
cour sous François Ier, preuve que l'organisation de la fin
du XVe lui convenait. La maison du roi il est vrai était
déjà fort développée, avec ses trois
départements principaux (la chapelle, la chambre, l'hôtel),
et on distingue les services dus au roi(la bouche), et ceux réservés
à son entourage (le commun). Les officiers de la maison sont
payés en nature et ont le droit de manger à la cour
et de se servir en chauffage, eclairage et fourrage. A côté,
il existe une structure militaire dont la plus ancienne est la garde
écossaise (sa garde personnelle), les 300 archers de la garde,
les cent suisses depuis Charles VIII, les 200 gentilhommes de l'hôtel.
Toutes ces troupes sauf les suisses sont montées. Prenant
à la fois des traditions de la cour de Bourgogne et des cours
italiennes, la cour d'Henri II sera plus organisée, avec
l'apparition de l'antichambre dans les châteaux et le rituel
du lever royal, mais rien à voir avec la machine de la cour
future : nous sommes loin de la cour de Louis XIV. Mais François
Ier crée à côté de la vieille noblesse
foncière, pourvoyeuse de soldats, une noblesse royale dont
la distinction dépend du roi seul et il offre ainsi des chances
de promotion sociale à des hommes nouveaux. Il le fait en
distribuant aussi des pensions et des bienfaits. Chaque courtisan
est en effet à la tête d'un réseau pyramidal
de clients qui diffusent des places et des bienfaits. Etre écouté
du roi, c'est partager son pouvoir et obtenir des charges, être
près des favoris, ceux qui suivent le roi dans son intimité
(la chambre), et le voient " en privé " (privado
en espagnol). Or selon que les favoris suivis sont bien ou mal en
cour, tout peut changer. La rivalité entre les maisons de
Montmorency, de Lorraine et de Bourbon, qui se règleront
dans les Guerres de religion, le montrent amplement
Les reprises de guerre vident la cour de ses jeunes guerriers à
la belle saison mais leurs exploits militaires les font de moins
en moins briller après 1530. L'une des caractéristiques
de la cour de France par rapport aux cours précédentes
est, selon Castiglione, la promotion des lettres sur les armes au
temps de François Ier. La plupart des soldats sont poètes
ou musiciens, comme le fondateur de la poésie castillane
moderne, Garcilaso de La Vega (1503-1536) qui fut soldat en Afrique
du nord, diplomate en France et mourut les armes à la main
en Provence (le Muy). C'est lui qui a introduit en Espagne le livre
de Castiglione.
Alors que les Tudors résident beaucoup plus à Londres
la cour des Valois reste nomade. Les relations des ambassadeurs
nous permettent de suivre ces voyages épuisants, tant sous
François Ier que sous Henri II. Les raisons en sont multiples
: le manque de vivres, le nettoyage nécessaire, les épidémies,
mais la raison la plus évidente tient à l'exercice
même du pouvoir. Au XVIe siècle, le roi doit se montrer
pour affirmer son pouvoir et distribuer les privilèges car
les serviteurs de l'État sont encore peu nombreux : 5000
officiers environ en 1515, un pour 3000 habitants (cf P. Chaunu,
" L'État ", dans Histoire économique et
sociale de la France, I. 1450-1660, L'Etat et la ville, 1977, p.
9-228. Insurpassé pour la vue d'ensemble. Chaque déplacement
ménage des entrées solennelles auxquelles les citoyens
sont associés, l'une des cérémonies clé
de ce temps pour comprendre les liens du roi avec ses sujets : Roy
Strong, Les fêtes de la Renaissance. Art et pouvoir (1976),
Paris, 1984.
Malgré le flou des évaluations, le nombre de personnes
impliquées dans les déménagements n'a cessé
d'y augmenter pour atteindre sans doute la taille d'une petite ville
de peut être 10000 personnes, or la cour se promenait d'un
château à l'autre ; toutes les deux semaines environ,
elle changeait de séjour. Dans la première moitié
du règne, il n'y a plus bientôt de salle suffisante
pour accueillir les courtisans.. Nous manquons de documentation,
mais le plus impressionnant est la logistique déployée
pour transporter les bagages : pour la rencontre entre François
Ier et Clement VII à Marseille, en 1533, il fallut débourser
4623 livres pour déplacer les meubles, la vaisselle et les
tapisseries de la cour (minimum vital, 25 livres par an) ; pourtant
il ne faut pas trop insister sur ces dépenses somptuaires
: entre 1516 et 1546, les dépenses de la maison du roi n'ont
augmenté que de 30%. Le plus difficile pour la logistique
reste l'alimentation, ce qui en limite singulièrement l'efficacité.
le passage de la cour provoque une pénurie générale
de pain, de fourrage et de boisson : en août 1540, tous les
puits étaient à sec autour du Havre et les réserves
de cidre épuisées. Les grands eux-mêmes, Lautrec,
Guise, Orléans tombèrent malades. Cf R. Knecht
Dans ce monde bruissant de rivalités, de on-dit et de canulars,
le courtisan acquiert une mentalité qui développe
selon Elias l'autocontrainte et les masques. Son rôle essentiel
est en effet de plaire selon Castiglione. Cf Alain Pons son dernier
éditeur, " l'essence de la courtisanerie, n'est pas
à chercher dans son contenu mais dans sa forme ". Dans
ce monde où le luxe n'est pas superflu mais autoaffirmation
(Weber) et manière de vivre, est donc élaboré
une civilité qui aide au maintien de la paix, celle-ci repose
sur ce que Castiglione appelle la grâce et que nous pourrions
traduire par la classe. Une gestuelle acquise dans un long apprentissage
de l'équitation, de la danse et bientôt de l'escrime
(cf H. Drevillon et al. Croiser le fer, Paris, 2001). Toutes activités
physiques qui règlent les comportements extérieurs.
Cette nouvelle civilité a fait aussi entrer dans la langue
française tout un vocabulaire de la cour : page, camériste,
bouffon, carrousel, intermède, mais aussi charlatan. Le snobisme
suprême consiste à parler un sabir emphatique, car
il existe un " parler courtisan ", dénoncé
par exemple par l'imprimeur et philologue Henri Estienne sous le
règne d'Henri II : on remplace le e par le a (sarment, guari),
le p par le b (constantinoble) et on prononce è ce qui s'écrit
oi et se prononçait oué : j'estès remplace
j'estois. La Défense et illustration de la langue française
(Du Bellay, 1549) n'y changera rien.
La noblesse prend à la cour de nouvelles habitudes de consommation
et même de langage (la mode italienne) d'autant que Catherine
de Médicis (mariée en 1533) et Anne d'Este (en 1548,
avec François de Lorraine) y transportent directement la
culture italienne : le livre du courtisan, traduit en français
en 1537 en devient la bible, les artistes et les fuorusciti (bannis)
de Florence, dont les quatre frères Strozzi, font le reste.
L'entretien d'italiens à la cour est en effet le moyen de
soutenir un parti français en Italie face aux espagnols et
de ménager ceux qui peuvent prêter de grosses sommes.
La faveur du roi favorise leur assimilation rapide : Jean-Jacques
Trivulce, de Milan, deviendra maréchal de France et les Fregosi
de Gênes , les Caraccioli de Naples font faire souche en France.
Au contraire, Frédéric Gonzague revient en Italie
comme duc de Mantoue en 1519 cf Raffaele Tamalio, " Francesco
et Federico Gonzaga (1494-1525) : trente ans de politique entre
France et Empire ", dans Passer les monts. Français
en Italie - Italie en France (1494-1525),éd. Jean Balsamo,
Paris, 1998. Arrivé comme otage en 1515, il avait su se faire
aimer de tous et laissa de profonds regrets. Mais son frère,
Ferrante fut envoyé en Espagne en 1523 et y resta 3 ans avant
de devenir l'un des grands capitaines de son temps au service de
Charles Quint. Bien entendu, le personnel subalterne joue aussi
un rôle important : les médecins, musiciens, architectes,
écuyers…le bouffon Filippo Visconti, en service à
la cour ou près des grands viennent souvent d'Italie. Les
échanges vont dans les deux sens d'ailleurs. Les étrangers
ne forment pourtant qu'une minorité tout de même et
les Italiens rencontrent aussi beaucoup d'Ecossais de Suisses et
d'Espagnols. Jean Clouet, valet de chambre en 1523, venait sans
doute des Pays Bas. Mais ce milieu cosmopolite tranche sur la vie
française ordinaire.
Peu à peu donc la distance entre les nobles qui viennent
à la cour et les autres grandit, y appartenir donne un surcroît
de prestige mais provoque aussi un début de domestication
de la noblesse. La cour devient donc un instrument de règne.
La curialisation de la noblesse européenne est un processus
essentiel dans le développement de l'État mais elle
joue aussi un rôle dans l'instauration de la distance entre
dominants et dominés. Du fait que la noblesse la plus active
ne vit plus à la campagne, découle une autre vision
des paysans à la fois plus nostagique(bienheureux laboureur,
pure nature…) et plus méprisante (en temps de révoltes).
L'hostilité de ceux qui n'en sont pas est à la mesure
de la fascination qu'elle exerce.
Henri Estienne raille ainsi : " prenez trois livres d'impudence,
deux livres d'hypocrisie, une livre de dissimulation, trois livres
de la science de flatter, deux livres de bonne mine. Le tout cuit
au jus de bonne grâce par l'espace d'un jour et d'une nuit…
Après il faut passer cette decoction par un estamine de large
conscience… Voilà un breuvage souverain pour devenir courtisan
en toute perfection de courtisianisme "
Et Du Bellay de fustiger dans les regrets " ces vieux singes
de cour, qui ne savent rien faire / Sinon en eleur marcher les princes
contrefaire " Il est vrai qu'il était déçu
de n'y avoir point de place. D'une manière générale,
l'hostilité à la cour fait partie des poncifs moraux,
d'autant plus qu'elle profite d'une longue tradition, grecque, latine,
française et même italienne (Eeneas Silvio Piccolomini,
Pie II, par exemple) cf pauline M. Smith (p. 67-68) citant le poète
poitevin Jean Bouchet (au service de Louis de La Tremoille, l'un
des grands capitaines du temps) dans le Panegyric du chevalier sans
reproche, 1527
" La cour est une humilité ambitieuse, une sobriété
crapuleuse, une chasteté lubricque, une modération
furieuse, une contenance superstitieuse, une diligence nuysible,
une amour envyeuse, une familierité contagieuse, une justice
corrompue, une prudence forcenée… c'est ung lieu où
l'on prend par force ou peine ce qui doit estre acquis par vertu
".
Mais il ne faut pas s'y tromper, si l'on dénonce parfois
cette société perçue comme décadente
et parasite, le milieu de la cour sert désormais l'image
du souverain.
II. Le prince en représentation
Ce que retiennent surtout
les étrangers, c'est le faste de la cour. Le roi doit éblouir.
Ainsi fait François Ier en recevant pendant 43 jours son
rival Charles Quint en 1539-1540, entre Loches et Saint-Quentin.
A Amboise, Blois, Chambord, Fontainebleau, Charles découvre
la cour la plus fastueuse du monde et les restaurations ou constructions
manifestent la Renaissance à la Française dans sa
splendeur juvénile : il inaugure Fontainebleau et sa fameuse
galerie. Nous ignorons tout des réactions de Charles au chef
d'œuvre de Rosso et les polémiques vont bon train dans l'interprétation
du programme iconographique (privilégier Sylvie Beguin),
mais l'œuvre est sans conteste politique. Henri II à son
tour y fera construire la galerie (détruite) d'Ulysse (1541-1570)
par Primatice. Ces lieux où passaient et repassaient les
courtisans étaient destinés à leur éducation.
En entrant à Paris le 1er janvier, Charles Quint, fatigué,
ne peut que faire la comparaison avec un Louvre et un palais des
Tournelles décrepits. Il fallut d'ailleurs réquisitionner
la grande salle du Parlement pour donner le festin. Le contraste
était violent. C'est ensuite que la reconstruction du Louvre
prendra son essor, confiée à Pierre Lescot en 1546.
Le meilleur instrument de communication entre le souverain et les
villes est les entrées. Beaucoup de thèmes architecturaux
passent dans les décors, on l'a vu et les plus grands artistes
participent à ces décors. Mais du point de vue de
la construction de l'Etat, le décor des fêtes manifeste
la transformation du message idéologique transmis aux spectateurs
: le passage de l'entrée triomphale de la fin du Moyen Age
au triomphe à l'antique. Entre temps, l'Etat s'empare de
l'art de la fête pour en faire un instrument de pouvoir cf
Roy Strong, Les fêtes de la Renaissance (1973), Paris,1991.
Tout commence en Italie bien sûr. Voir Piero della Francesca
peignant après 1478 Federico Da Montefeltre, le duc d'Urbino
et sa femme, Battista Sforza lors de leur entrée : le duc,
accompagné des vertus cardinales, reçoit d'un ange
une couronne de lauriers tandis que la duchesse, trônant sur
un char tiré par des licornes (symboles de chasteté)
est entourée des vertus théologales. Jouent l'Antiquité,
son histoire et ses mythologies : Louis XII entre à Milan
comme dans un triomphe romain classique, mais aussi les gravures
du Songe de Poliphile de Francesco Colonna, OP, (1499) où
apparaissent les obélisques (sagesse hermétique) et
Europe tirée par des taureaux lascifs qu'on retrouvera dans
l'entrée d'Henri II à Rouen en 1550.
A la cour, c'est le tournoi qui permettait au roi d'évoluer
parmi la noblesse. Le topos du preux chevalier est le moyen pour
le roi de singulariser la noblesse à l'occasion de joutes
dans lesquelles le résultat compte de moins en moins. Le
tournoi se transforme également de façon profonde.
Au Moyen Age, il illustrait le rôle de suzerain du roi mais
constituait d'abord un enseignement du combat et l'apprentissage
des idéaux chevaleresque de courage et de vaillance. Au XVIe
siècle, il est de plus en plus souvent arrangé pour
permettre la victoire du monarque ou de son héritier Le camp
du drap d'or en 1520 est un exemple typique de spectacle superficiel
et pseudo chevaleresque où tout est arrangé. Puis
le spectacle se transforme en " tournoi à thème
". Il célèbre souvent un traité d'alliance
ou un mariage et permet à l'aristocratie de parader sur des
thèmes des romans de chevalerie ou de la Renaissance comme
le songe de Poliphile ou l'antiquité romaine ; il se fait
carrousel, ce qui le rapproche peu à peu du ballet et de
l'opera.
Dans les entrées, les médailles, les sceaux, le roi
se donne à voir et la royauté fixe ses symboles. Les
sceaux de magesté distinguent par exemple le roi de France
: il ne porte jamais le globe, l'épée ou la croix
mais deux sceptres, le baculus et la virga qui lui sont remis au
sacre (un roi sage et nourricier). En 1461 apparaît l'expression
" main de justice " pour désigner l'un des bâtons,
le " bâton à seigner (bénir) " désormais
assimilé à la main de Dieu. Elle remplace sans discontinuité
la palma, la main végétale du roi glorieux et vainqueur
et manifeste le passage à une monarchie administrative et
justicière.
La médaille à l'italienne multiplie les devises favorables
aux princes. En Italie puis en France et ailleurs, les emblèmes
et les devises développent encore mieux ce genre de propagande,
qui nourrit l'imaginaire de l'ensemble de la population. C'est ainsi
qu'en 1512, la première médaille à l'antique
jamais fondue en France représente déjà l'héritier
François comme dux Francorum (Lecoq)
III. Mécénat
et pouvoir
François Ier,
dont le gôut pour l'art remonte à l'enfance est sans
doute le premier roi conscient de la supériorité de
l'Italie en matière de culture. Ses prédécesseurs
n'avaient ramené que des objets (La vierge au rocher de Léonard
tout de même) et des seconds couteaux. François fait
venir Léonard en 1516 (à 65 ans, après la mort
de Julien de Médicis). Celui-ci, installé au manoir
de Cloux près d'Amboise, et doté de 500 livres par
an, n'est obligé à rien d'autre qu'à discuter
avec le roi ; il s'est occupé de projets d'architecture (on
discute encore de sa marque à Romorantin ou Chambord) et
de fêtes et ne peindra rien en Farnce mais le roi acquiert
après sa mort 8 ou 9 tableaux dont la Joconde. S'il ne réussit
à faire venir ni Titien ni Michel Ange, il tourne la cour
vers l'Italie, même si les peintres flamand sont aussi nombreux
: le bruxellois Jean Clouet et le Flamand Josse Van Cleeve. Il faudra
le sac de Rome pour que les artistes italiens viennent en France
et s'y fixent, comme Rosso, l'élève de Jules Romain
à Mantoue (1530) puis le bolonais Primatice (1532), Della
Robbia, Serlio et Benvenuto Cellini (1541). Ils travaillent aussi
pour d'autres mécènes : Rosso a dessiné une
tapisserie pour le cardinal de Lorraine et peint une Pieta pour
le connétable. Les artistes français se rendent aussi
en Italie et d'autres étrangers comme Jean Clouet sont fort
bien reçus. Son fils François deviendra à son
tour peintre du roi en 1540. Recevoir une commande de la cour est
une consécration pour un artiste provincial et les déplacements
de la cour permettent à ces derniers d'émerger. Les
épaves de comptes de dépense et d'états de
l'Hôtel sont un véritable répertoire de poètes
et d'artistes. Les uns et les autres, Marot en particulier, livrent
des pièces de circonstance pour les mariage, anniversaires
et paix, ils participent au montage des fêtes : Ronsard et
Saint-Gelais furent les plus doués ici. Les courtisans vont
suivre de plus en plus la mode de la cour dans les provinces entre
les règnes de François Ier et d'Henri II.
Le roi est d'abord un collectionneur. La collection devient de plus
en plus un élément de prestige aristocratique, aussi
le roi de France se doit-il de présenter à ses courtisans
la plus complète. Il achète mais reçoit aussi
des cadeaux diplomatiques. Léon X lui envoie divers tableaux
dont la Sainte famille de Raphael en 1518. Venise offrit une Visitation
de Sebastiano del Piombo. Des objets comme un brûle parfums
attibué à Raphael et soutenu par trois Grâces
(connu en dessin seulement) ont eu une influence important sur le
goût de l'époque. Parmi les curiosités, Soliman
a offert au roi en 1530 une bête à sept têtes
à peau de crocodile, le pape Clément VII offrit une
corne de licorne enchâssée d'or. Mais le roi utilise
aussi ses ambassadeurs (Du Bellay, Armagnac, Lazare de Baif qui
devint ainsi l'ami de l'Arétin) comme argents artistiques,
pour acheter des Antiquités et des manuscrits ; il fait aussi
beaucoup copier les manuscrits précieux, c'est ainsi que
Georges d'Armagnac, ambassadeur à Venise puis à Rome,
utilisera les services de Christophe Auer, dont nous consultons
encore les œuvres à la Bnf. Des italiens se chargent aussi
des commandes aux artistes contemporains, comme Della Palla à
Florence (en dépit de l'hostilité de Vasari qui craignait
de voir Florence dépouillée de son patrimoine. Il
enverra des peintures et des sculptures (l'Hercule de Michel-Ange,
disparu au 18e s). Michel Ange aurait sculpté pour François
Ier l'Esclave rebelle et l'esclave mourant, qui n'arriveront en
France qu'en 1540. Il y avait aussi les dessins, les tapisseries
et les objets précieux pour lesquels Cellini vint en France
en 1537 et 1540 pour être durant cinq ans l'orfèvre
du roi et le raconte dans ses mémoires.
Le roi s'est intéressé aux beaux livres et la bibliothèque
du roi (on disait la librairie jusqu'à la fin du siècle),
à Blois puis à Fontainebleau est dirigée par
de très grands humanistes : Guillaume Budé, Jacques
Lefèvre d'Étaples, Mellin de Saint-Gelais… Elle comptait
1626 livres en 1518 et 3650 titres en 1567, lorqu'elle est transportée
à Paris en 1567. Il y avait assez peu d'imprimés,
c'est pour cela, autant que pour surveiller la production que l'ordonnance
de Montpellier (28 décembre 1537) organise le dépôt
légal pour la première fois. (Mais en 1544, on n'a
déposé que 109 titres alors que Paris publie 400 titres
nouveaux par an). Cette collection, prestige oblige, est ouverte
au public des érudits. Le roi donne le ton en matière
typographique comme ailleurs, en payant Robert Estienne (imprimeur
royal d'hébreu, de latin puis de grec) et c'est ainsi que
Claude Garamond créa les " grecs du roi " qui est
toujours utilisé à l'Imprimerie nationale.
Le roi dépense encore beaucoup d'argent pour la musique sous
toutes ses formes, la chapelle (illustrée par Claude de Sermisy
puis Clément Janequin) et l'hôtel du roi (par Alberto
da Ripa) côutent plus de 10000 livres par an.
Le mécénat n'est pas simplement destiné aux
plaisirs du roi et de son entourage mais à donner le ton
en toute chose, en même temps qu'à en recueillir les
fruits en matière de pouvoir politique. La pouvoir dépend
en effet du prestige personnel du chef. A cause de Machiavel et
de l'urbanité nécessaire du milieu princier, on a
beaucoup glosé sur le prince de la Renaissance, en oubliant
qu'il n'est qu'un avatar de la féodalité : la violence
féodale pure avec la politesse et le raffinement en plus.
CF M. Olmi, Le métier des armes.
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