Madame
Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique
2002-2003
8.
Y a-t-il un État de la Renaissance ?
1.
Le prince chrétien et l'empereur. Références
nouvelles du pouvoir ou fin des rêves?
2.
On dit parfois que certaines monarchies sont absolues. Qu'est-ce
à dire ?
3. Un signe des temps nouveaux
: la naissance de la bureaucratie
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8. Y a-t-il un État
de la Renaissance ?
La question était
posée de façon impertinente dès 1956 dans l'un
des premiers colloques du Centre de la Renaissance à Federigo
Chabod, "Y-a-t-il un Etat de la Renaissance?" Actes du
colloque sur la Renaissance, ed. L. Febvre, Renaudet, Cornaert.
1956, (De Petrarque à Descartes, III), Paris, 1958, p.57-78.
Il y a répondu avec nuance, nous y reviendrons.
Les mots sont trompeurs : État, gouvernement, administration,
fonctionnaires, autorité publique… sont des anachronismes
et ne doivent pas être pris dans leur sens actuel. Au XVe
s, le mot latin status se retrouve dans presque toutes les langues
européennes mais il veut dire " manière d'être
". Ce peut être une position sociale aussi bien qu'une
formation politique. En tout cas, ce n'est pas encore une bureaucratie.
Mais depuis le XIIIe siècle en France et avec les travaux
des juristes italiens et français, le status regis désigne
la fonction et la dignité royale, puis par extension sa puissance
et enfin le gouvernement. A la fin du Moyen Age, beaucoup de théoriciens
utilisent une expression fort prisée : le status regis et
regni, l'état du roi et du royaume. Mais si l'on prend encore
Machiavel ou Claude de Seyssel, l'expression désigne d'abord
le pouvoir de commandement sur les hommes (Guenée).
L'idée de commandement sur un territoire et des hommes se
retrouve partout en Europe, d'autant que les notions d'Empire et
de papauté sont encore partagées par tous, mais de
façon formelle car les États nationaux sont bien antérieurs
à notre programme. Enfin, nous ne pouvons pas réfléchir
à l'État de cette époque en oubliant tout ce
qui a suivi. Or le qualificatif d'absolu a été largement
utilisé pour notre temps. Il est, plus que la Renaissance
encore, sujet à polémiques. Que peuvent en dire aujourd'hui
les historiens ?
1. Le prince chrétien
et l'empereur. Références nouvelles du pouvoir ou
fin des rêves?
Deux images dominent
la représentation du souverain à notre époque
: l'Empereur du Saint Empire romain germanique et le roi de France
(voir Claire Gantet). Dans les deux cas, ce pouvoir est sacré
(reçoit une onction différente de celle du commun,
qui fait des souverains des quasi prêtres (le roi de France
communie sous les deux espèces et l'Empereur revêt
la tunique de diacre pendant son couronnement et sert la messe pontificale
de Clément VII comme diacre). Leur corps est donc sacré,
comme celui du pape ou du tsar. Ils perdent peu à peu cette
image pour endosser celles de l'Antiquité, en particulier
les aventures de Jupiter, comme au palais du Té, qui mettent
en avant les amours de Fréderic de Gonzague et d'Isabelle
d'Este.
Le " très chrétien " hérite d'une
idéologie médiévale nationale (voir C. Beaune
). Le roi reste au XVIe siècle " empereur en son royaume
" mais sous Charles VIII, il devient aussi un empereur des
derniers jours. Le sacre l'identifie à David et Salomon et
la France est le peuple élu de la Bible, mais selon les prophéties,
il est celui qui va établir sa domination sur l'univers afin
que tous viennent à Jérusalem trouver la rédemption
de la fin du monde. Le mythe des origines bibliques de la nation
gauloise, descendante de Noé, seront encore exploités
par Guillaume Postel qui mobilise toutes les connaissances du moment
pour exalter la translatio electionis d'Israel à la France
(Haran). Les lys sont repérés partout dans la Bible
de façon a faire remonter la France vers Moïse, à
l'origine ésotérique de toute sagesse. Clovis est
le nouveau Noé qui reçoit par son baptême la
translatio imperii et la Providence porte sur le royaume une attention
particulière, transmise par les saints dynastiques : Denis,
Louis, Michel. Cf Lecoq Au temps de François Ier, "
les mythes et légendes du passé, les perpectives eschatologiques
et la mise en forme emblématique du présent concernent
à la fois le monde, le royaume et le roi. Trois pôles
inséparables "
Mais le prince est souvent aussi le protégé des astres
et des anges. C'est ainsi que François d'Angoulême
bénéficie du néo-platonisme importé
d'Italie (AM. Lecoq : Par son saint patron, par sa date de naissance,
il reçoit de l'au-delà de mystérieux et féconds
influx. , il a, pour reprendre les termes d'Amaury Bouchard, "
grande affinité et convenance avec l'âme du monde ".
Les spéculations astrologiques, kabbalistiques, hermétiques,
font partie de la représentation du pouvoir. Elles donnent
au roi des rapports personnels mystiques, voire magiques avec les
puissances célestes. Mais il ne faut pas oublier aussi le
thème de la translatio imperii et de la translatio studii
aux Francs, jadis accomplie par Charlemagne et le roi est au niveau
des grands modèles antiques. C'est pourquoi il peut passer
sous les arcs de triomphe, pourtant le geste n'a d'abord pas dépassé
l'Italie tant il semblait incompatible avec la morale chrétienne.
Si les premiers " arcs triomphants " apparaissent à
Lyon en 1515, mais l'éloge des vertus tirées de son
nom dominent encore.Dès l'entrée de François
Ier à Lyon le 12 juillet 1515, les emblèmes sur les
lettres de son nom lui donnent à la fois toutes les vertus
: la foi, la raison, la tempérance (atrampance), la noblesse,
la charité, l'obédience, la justice et la sapience.
Les illustrations du poète Jean Richier et du peintre Guillaume
Le Roy. C'est une interprétation nationale de la souveraineté,
à prétentions universalistes, assez différente
de l'interprétation de l'Empire dont le retour à l'Antiquité
fait renaître un temps les aspirations universelles.
La notion médiévale d'Empire, qui exalte le destin
eschatologique du glaive temporel sur lequel repose la fin de l'anarchie
et la conquête des lieux saints avant la Parousie (l'Empereur
des derniers jours) est encore présente, mais on croit de
moins en moins à la dernière croisade. Jusqu'à
l'abdication de Charles V en 1555, tout homme cultivé reste
pourtant familier de la rhétorique et de l'iconographie du
Saint Empire. Cf Dame Frances Yates, Astrée. Le symbolisme
impérial au XVIe siècle (1976), Paris, 1989 ; Alexandre
Y. Haran, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve
impérial en France aux XVIe et XVIIe siècles, Paris,
2000. Jean Jacquot (éd.) Fêtes et cérémonies
au temps de Charles V, Paris, 1960. Sergio Bertelli, Il corpo del
re. Sacralità del potere nell'Europa medievale e moderna,
Firenze, 1995 qui résume parfaitement et applique à
un esprit comparatif toutes les recherches de l'école cérémonialiste
américaine, avec de l'illustration. Charles Quint pouvait
aussi rêver encore d'un Empire universel, comme l'affirme
sa devise Plus ultra inventée en 1516 par son médecin
italien, Luigi Mariliano. La vision d'une monarchie universelle
s'inspire en outre de l'unité platonicienne du cosmos qui
postule qu'il ne peut y avoir de perfection sans unité et
celle-ci est symbolisée par l'orbe, conforté par la
géographie de Ptolémée. Le problème
est que beaucoup, y compris désormais la Moscovie, qui se
considère comme une3e Rome, revendiquent cet héritage
et argumentent sur la translatio electionis. A un seul moment Charles
et son entourage ont pu y croire, entre 1525 et 1530. La défaite
de Pavie et le sac de Rome par les armées impériales
ont semblé l'accréditer entre 1525 et 1527 ; une habile
politique matrimoniale le lie à la plus grande partie de
l'Europe centrale et à l'Angleterre. Les fêtes de Charles
V sont donc souvent d'immenses compilations de références
impériales romaines, d'autant qu'il voyage beaucoup. Dans
son dernier discours, il énumère les d'ailleurs :
dix voyages aux Pays Bas, neuf en Allemagne, sept en Italie, six
en Espagne, quatre à travers la France, deux en Angleterre,
deux en Afrique. Sa monarchie est la seule à conserver un
caractère supranational. Le spectacle le plus significatif
est d'une part son couronnement impérial à Bologne
le 24 février 1530, juste après la paix de Barcelone
avec le pape Clément VII pour lutter contre les Turcs présents
en Hongrie et d'autre part la Paix des dames (Cambrai) avec la France
en 1529.
Les arcs de triomphe en font le successeur des grands empereurs
mais aussi un champion de la foi chrétienne mettant son épée
au service de la papauté. L'architecture, supervisée
par Giorgio Vasari, un débutant alors, sort tout droit de
Vitruve, et de Jules Romain. Il faudra attendre 1548 en France pour
retrouver l'entrée à l'antique. Celle-ci a été
élaborée par des humanistes au service des princes
italiens, comme Jules Romain, disciple favori de Raphaêl,
au service de Frédéric II de Mantoue en 1524. Ce n'est
pas un hasard si Primatice son élève, est appelé
à Fontainebleau ; de même, Vasari entrera au service
des Médicis en 1554 pour remplir de telles tâches.
Dans le courant du siècle, les arcs de triomphe remplacent
les tableaux vivants des entrées d'autrefois, manifestant
un autre rapport aux élites des lieux visités et imposant
à la ville un placage en trompe l'oeil qui met en valeur
le pouvoir souverain et non plus l'identité de la ville et
du souverain.L'Empereur restaure donc la ville selon les nouvelles
valeurs et Florence, par exemple deviendra ainsi une vaste scénographie
exaltant les Grands ducs. Charles Quint a donc modifié les
rapports entre l'art et le pouvoir dans l'Italie des princes estime
Roy Strong.
Il en est de même dans le voyage des Pays Bas de Charles et
de son fils Philippe (1548-1549) la fastueuse entrée d'Anvers
qui mobilisa 234 peintres quand la ville n'en comptait que 37, masque
une faillite politique (Philippe devait y être proclamé
Empereur mais ne put faire son entrée que comme futur roi
d'Espagne et la ville avait rappelé que sa prospérité
tenait à la liberté : Dulcis libertas était
la devise de plusieurs allégories).
Caractère assez archaïque de la pensée politique
malgré les éditions critiques de la politique d'Aristote.
Importance des références médiévales
encore, y compris dans le Prince de Machiavel. Dans les entrées
des Pays Bas, les fêtes de Gand et de Binche tournent autour
de la culture chevaleresque des romans si prisés par la noblesse
: " les chevaliers errants de la Gaule belge imploraient l'aide
de l'Empereur pour qu'ils les délivre des sortilèges
du méchant magicien Norabroch, qui retenait des nobles dans
son " château ténébreux " caché
par les nuages.Bien sûr, il y avait une épée
magique et des épreuves à franchir pour que les chevaliers
valeureux y accèdent. Je vous renvoie à cette merveille
de dessin animé parodiant les contes de fées hollywoodiens,
derniers avatars de cette mythologie chevaleresque, Schrek, ou à
Lancelot et Amadis de Gaule si vous préférez. Sauf
que le chevalier qui a gagné les épreuves et délivré
les prisonniers n'était autre que le prince Philippe, le
successeur désigné de Charles et que le thème
du souverain libérateur sert autant la propagande royale
que la noblesse. Bien entendu, la France, l'Allemagne ou l'Angleterre
ne tarderont pas à copier la chose. Rien n'a jamais égalé
les fêtes de la fin du 15e siècle et du début
du suivant du point de vue collectif sinon de celui du faste.
Les plus puissantes monarchies confortent ainsi leur pouvoir dans
des fêtes qui utilisent encore l'ensemble des mythes présents
: le vieux fond des légendes arthuriennes et carolingiennes,
les romans de chevalerie et les récits des croisades mais
aussi les légendes mythologiques, grecques, troyennes (pour
la France) ou romaines réinventées selon les circonstances.
Pour le moment, la plus grande partie du corps social est impliquée
dans ces fêtes, du moins au niveau des élites. Lorsque
celles-ci deviendront spectatrices, dans le cours du 17e, la magie
royale commencera à décliner.
2. On dit parfois que
certaines monarchies sont absolues. Qu'est-ce à dire ?
C'est ainsi que l'auteur
de l'excellent Que Sais Je sur l'absolutisme, Richard Bonney, se
pose la question dans " Absolutism : What's in a name ? ",
French History, 1987, p. 93-94.
La polémique a surtout concerné le roi de France.
Deux écoles s'opposent : Georges Pagès, La monarchie
d'Ancien Régime en France, Paris, 1946 qui estimait que l'absolutisme
monarchique a triomphé au commencement du XVIe siècle
et avec Roger Doucet, Étude sur le gouvernement de François
Ier, Paris, 1921 et1926 et Les institutions de la France au XVIe
siècle, Paris 1948.qui voyait naître sous François
Ier un nouveau système de gouvernement, esquissé sous
Louis XII et qui annonçait la monarchie de Louis XIV. Mais
en deux siècles les choses ont beaucoup changé et
il faut être prudent. Henri Prentout ne fait commencer l'absolutisme
que sous Louis XIV Les Etats généraux de Normandie,
Caen, 1925-1927. . Auparavant, nous serions à l'âge
des monarchies de contrat. John Russel Major a qualifié la
monarchie de François Ier de " populaire et consultative
". Representative institutions in Renaissance France, 1421-1559,
Madison, 1960 et Representative government in Early Modern France,
Londres, 1980.Cette opposition recoupe à peu près
deux points de vue, selon que l'on observe à partir du centre
ou à partir des périphéries où la puissance
du roi est plus récente et plus limitée par les privilèges.
Car l'idée de pouvoir absolu est bien en usage au Moyen Age
et on utilise la maxime romaine : princeps legibus solutus (le prince
est au-dessus -délié- des lois). Les légistes
médiévaux,au nom du même principe, ont déclaré
le roi empereur en son royaume. Mais le roi n'est pas réputé
rêgner sans le consentement de ses sujets exprimé par
des institutions comme le Parlement de Paris (assimilé parfois
au Sénat romain). Le tout est actualisé en 1515 par
Claude de Seyssel La grant monarchie de France. Pour lui, qui reprend
Aristote, la grandeur des rois vient de ce qu'ils acceptent trois
" freins " à leur autorité : religion, justice,
police, qui leur évite de tomber dans la tyrannie. Au contraire,
Guillaume Budé, dans l'Institution du prince (1518), estime
que le roi est libre d'ignorer les conseils, son pouvoir absolu
ayant pour seule limite le jugement de la postérité.
Le défenseur le plus ardent de la suprématie royale
est Charles Du Moulin, Commentaire de la coutume de Paris, 1539.
Le roi seul, et aucun autre seigneur ou officier, bénéficie
de l'imperium. Contrairement à ce qui est parfois dit dans
les manuels, l'État n'acquiert sa signification moderne qu'au
16e siècle et l'on ne parle de raison d'État que depuis
le milieu de ce siècle, jusqu'à ce que Giovanni Botero
publie son De la raison d'État en 1589 (le machiavélisme
qui entre dans la langue française en 1611 n'est donc pas
une invention de Machiavel).
Machiavel cherchait d'abord une nouvelle éthique politique,
un principe de régénération des corps politiques
et pour cela, l'idée de raison d'État n'était
pas indispensable, il lui suffisait d'insister sur celle de bonum
commune, assimilé à un devoir absolu du souverain
et qui transcende ses propres réactions personnelles cf Yves-Charles
Zarka (dir.) Raison et déraison d'État. Théoriciens
et théories de la raison d'État aux 16e-17e s., Paris,
1994. Les disputes qui vont suivre à propos de Machiavel
viennent essentiellement de ce qu'il ne se pose pas le problème
du bien et du mal moral en politique, mais ni plus ni moins que
Seyssel par exemple, le très pieux et tolérant évêque
de Marseille. Il n'est pas donc pas évident de parler d'une
révolution du politique à notre époque et surtout
pas de la modernité de Machiavel, car la quête de l'efficacité
est une condition de survie pour un chef d'État.
La tentative de synthèse de Fanny Cosandey et Robert Descimon,
L'absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, points
Seuil, 2002, p. 293-296. permet de confronter la notion d'absolutisme,
ce millefeuille idéologique, à son développement
en tout lieu au temps de la Renaissance. Elle est et reste fondée
1. sur le droit romain retravaillé par les légistes
du Moyen Age qui élaborent l'assimilation de la loi et du
roi.Cette idée sera cependant surtout développée
par Bodin et Le Bret après notre période.
2. Sur une interprétation nationale du droit romain qui dit
que "le roi de France est empereur en son royaume "
3. Sur les apports de la théologie et du droit canon qui
divisent le pouvoir du roi en potestas ordinaria et potestas absoluta,
qui justifie les actions du roi contre la loi commune.
4. L'Église fournit le modèle d'une théorie
corporative de la royauté : le roi est le chef et le royaume
ou les sujets sont les membres.
5. L'Écriture rappelle : " Il n'y a de puissance qui
ne vienne de Dieu " Rm, 13,1. Ce qui élimine à
terme l'idée de consultation des sujets et construit le droit
divin. Une lente évolution a bâti en France l'idée
d'indépendance par rapport à la papauté.
6. Au XVIIe siècle, la monarchie administrative sera la réalisation
concrète de la monarchie absolue.Il y a la théorie,
déjà fort avancée et puis il y a la réalité
du pouvoir. cf en 1544, Charles Quint demande aux officiers de Milan
de verser une partie de leurs gages au trésor. Le geste serait
évident en Espagne où sentiment des plus hauts personnages
est qu'ils doivent leur vie et leurs biens au souverain, mais cela
ne marche pas en Italie car les gages ne sont pas pas payés
par Charles Quint mais par la ville de Milan. Charles laissa faire,
en face de situations de ce genre, François Ier fit preuve
d'autoritarisme. Ainsi, le concordat de Bologne fut imposé
au peuple malgré l'opposition du Parlement. Le retour de
captivité fut aussi l'occation de restaurer son pouvoir en
imposant au Parlement une ordonnance qui le soumettait à
son autorité suprême. Il soumettait de même les
parlements de province, celui de Rouen par exemple. Mais la collaboration
existait encore aussi, par exemple pour l'ordonnance des monnaies
de 1540.
Autre marque de pouvoir qui caractérise la France : le consentement
à l'impôt. Le roi de France peut se passer de l'avis
des contribuables, même en pays d'États. Les villes
ou l'Église sont obligés de payer, de prendre en charge
les passages de troupes, de consentir des prêts jamais remboursés.
C'est déjà la guerre qui a permis à la monarchie
d'obtenir ces pouvoirs fiscaux. L'État français est
donc déjà fisco-financier, même s'il vit surtout
d'expédients.
Les princes voisins admirent ce pouvoir universel à trouver
de l'argent. Le prince Philippe par exemple, qui estimait en 1547
dans une lettre à son père, que le roi de France règne
plus en despote qu'en suzerain naturel et se laisse plus guider
par ses caprices que par la raison et que, décidément,
le peuple français est bien complaisant.
François Ier se considérait bien comme un monarque
" absolu " mais pas au point de remettre en cause les
privilèges médiévaux. Son pouvoir n'est pas
parfait ; ses institutions sont encore très hétérogènes
et il surtout, il manque de fidèles pour défendre
partout ses droits.
3. Un signe des temps
nouveaux : la naissance de la bureaucratie
Là encore, le
mouvement vient d'Italie. Le XVIe siècle est d'abord le temps
des secrétaires. Du haut en bas de la hiérarchie des
pouvoirs, les conseillers fidèles et écrivant bien
ne cessent de grandir en influence ; ce sont le plus souvent des
humanistes. Il faut y ajouter les courriers chargés de transporter
les lettres et messages oraux. Les arcanes du pouvoir ne cessent
en effet de se développer.
On l'a vu, le nombre d'officiers de justice et de finances ne cesse
de grandir ; vers 1515, il y a déjà environ 5000 officiers,
un pour 3000 habitants ou 115 m2. Cette très célèbre
estimation de Pierre Chaunu pour l'Histoire Economique et sociale
de la France (une approximation qui n'est pas remise en question
par les travaux récents) ne doit pas faire oublier que ce
ne sont pas des fonctionnaires au sens napoléonien du terme.
Pourtant ce sont les hommes du roi et le fait qu'ils achètent
leur charge n'y change rien car ils ne sont pas certains de pouvoir
la transmettre librement avant le règne d'Henri IV. En France,
l'appareil d'État se développe en un " État
d'offices " surtout sous le règne d'Henri II, quand
les Recettes générales deviennent les Généralités
(1554), dirigées par un Bureau des finances peuplé
de Trésoriers des finances et quand les Présidiaux
parachèvent la main-mise de la justice royale sur toute justice.
Cf P. Hamon, L'argent du roi. Les finances sous François
Ier, Paris, 1994.
Les juristes ont beaucoup débattu sous François Ier
de la nature de l'autorité exercée par les officiers
: sont-ils de simples agents ou jouissent-ils du droit de propriété
sur l'autorité exercée dans leur sphère ? Tous
les légistes, sauf Pierre Rebuffi, établissent que
l'autorité du gouvernement revient au roi seul. Pour Chasseneuz,
offices et dignités jaillissent du roi comme d'une fontaine.
Pourtant il estime que le parlement de Paris participe à
la prérogative royale. Le roi, bien qu'inspiré par
Dieu, doit donc consulter ses officiers pour les grandes affaires
de l'État et Rebuffi ajoute " il est plus juste de voir
un price suivre la volonté de tous ses mais que de les voir
eux tous, suivre l'avis d'un unique prince ", car le devoir
du roi est de " préserver le bien-être de la chose
publique ". Le parlement est ainsi placé entre le roi
et le peuple.
A la tête, on trouve assez souvent des prélats, cardinaux
d'Amboise, Duprat, Du Bellay, Gardiner, Pole : des prélats
d'Etat (Cedric Michon). Les prélats forment 40% des diplomates
en GB, 30% en France. Ils sont aussi dans l'administration des provinces,
la levée des impôts, les missions extraordinaires de
tout type. Ils sont très polyvalents et constituent une pépinière
de lettrés juristes dont certains, une dizaine en France
et en Angleterre, mènent des carrières éclatantes
comme Guillaume Du Bellay et Stephen Gardiner, caractéristiques
d'une oligarchie de service qui doit tout au roi et ne risque pas
de créer de dynastie. L'Eglise semble servir de " convertisseur
social " car ce sont des hommes relativement nouveaux, souvent
issus de compétences provinciales (les Du Bellay étaient
au service des ducs d'Anjou au XVe et les Gardiner des ducs de Suffolk).
Ils sont plutôt recrutés à l'Université
en Angleterre et par clientèle en France et en Italie. L'Eglise
est-elle une troisième voie de la formation de l'Etat ? (selon
Elton, contre Starkey) ? Elle permet en tout cas les mutations de
l'Etat qui distingue de mieux en mieux courtisans et bureaucrates.
Mais Starkey a bien montré qu'en Angleterre, jusqu'en 1530,
le gouvernement est largement domestique et dominé par les
courtisans. Descimon dirait que le gouvernement a un caractère
mixte, à la fois domestique et bureaucratique (la moitié
des gentilshommes de la Chambre du roi exerce d'autres fonctions).
A partir des années 1520-1530 pourtant, les prélats
vont privilégier leur rôle de pasteur et ne plus dominer
les systèmes de clientèles. Ces dernières ne
doivent pas être surestimées car lorsqu'il y a concurrence
des fidélités, c'est toujours le service du roi qui
prime en France. Du Bellay et Gardiner ont des pratiques politiques
proches mais des pratiques culturelles fort différentes :
Du Bellay reste un guerrier, un hobereau grand chasseur passionné
de chevaux tandis que Gardiner est un homme raffiné qui monte
plutôt des mules et refuse de répondre à une
gifle. Ils ont des pratiques d'écriture différentes
:Gardiner écrit seulement pour défendre les vérités
théologiques ou le prince tandis que Du Bellay a une conscience
d'auteur et a voulu écrire très tôt ses mémoires.
Ils ne sont ni officiers ni bureaucrates, mais quand ils sont en
mission personnelle du souverain, ils ont sous leur autorité
tout un monde d'officiers locaux.
Les premiers en prestige sont les officiers des justice. Mais il
y a aussi tous les autres officiers. Les offices de finance sont
les plus développés à notre époque et
leur création entraînait de nombreux conflits avec
le roi et pas toujours à l'avantage de la création
d'une administration digne de ce nom. En 1543, François Ier
créa une Chambre des comptes à Rouen. Ses membres
devaient acheter leur office et recevoir en gages une taxe locale
sur les marchandises. Pourtant le roi proposa aux Etats de renoncer
à la nouvelle chambre en échange de 220000 livres
(100 de plus que ce que rapporterait la vente).Les États
devront finalement en payer 265000 pour être débarassés.
Créer des officiers est et restera longtemps un moyen de
pression pour faire payer les notables. David Parker estime qu'en
l'absence de toute institution de représentation nationale
sur le modèle du Parlement anglais, le roi de France devait
tenir compte de la multitude des intérêts locaux, The
making of French absolutism, Londres, 1983. Ceux de la noblesse
en particulier, dont la loyauté à l'égard de
la couronne ne va jamais de soi en raison de sa perception du devoir
de révolte Arlette Jouanna, Le devoir de révolte,
La noblesse française et la gestation de l'Etat moderne (1559-1661),
Paris, 1989. Les gouverneurs par exemple, grands officiers, servent
autant à étendre le pouvoir royal qu'à préserver
les intérêts de leur caste. Cette forme d'administration,
patrimoniale bien plus que bureaucratique encore, leur donne un
énorme pouvoir de patronage. Cette faiblesse structurelle
est parfaitement dominée quand le roi est fort, mais elle
se révèlera dans toute son ampleur au moment des guerres
civiles et provoquera d'ailleurs d'accélération de
la mise en place de la bureaucratie, mais c'est une autre histoire.
Louis XIV disposait en 1665 de onze fois plus d'officiers que François
Ier. Il y avait de bonnes raisons pour que ce dernier ne soit pas
si absolu que cela. Mais il y tendait tout de même.
Le pouvoir du roi, c'est d'abord la guerre et la paix, or l'une
et l'autre sont en pleine rénovation au début du XVIe
siècle. Comme l'affirme Jean-Michel Sallman, (Passer les
monts), les guerres d'Italie sont un merveilleux champ d'expérimentation
pour l'histoire comparée des techniques guerrières
et le passage de la primauté de la cavalerie lourde à
celle de l'infanterie Suisse. Les espagnols développent une
association promise à un bel avenir, des cavaliers légers
et des fantassins. Le tercio est né officiellement en 1535,
mais après de multiples expériences commencées
en 1497 avec la reconquête du royaume de Naples par l'Aragon
: le rôle offensif de l'infanterie est rendu plus efficace
par l'usage coordonné de trois types d'armes (piques, épées,
arquebuses) dans un groupe théorique de 2500 hommes. Pour
la guerre, tout dépend de sa capacité à rassembler
des troupes et à les gérer. En 1515, l'armée
royale françaisecomprenait essentiellement des cavaliers,
les compagnies d'ordonnance, peuplées de volontaires de l'aristocratie
et groupés en " lances " (unités) dont chacune
comportait un homme d'armes cuirassé, accompagné de
huit chevaux, deux archers et des auxilliaires en nombre variable.
Une compagnie comprenait cinquante à soixante lances sous
l'autorité d'un capitaine ou de son lieutenant. Les troupes
de la maison du roi pouvaient intervenir aussi : les archers écossais,
les cent gentilshommes et trois compagnies d'archers français.
Le roi pouvait convoquer le ban et l'arrière ban en cas de
danger car chaque vassal devait un service militaire proportionnel
à la taille de son fief. Mais les problèmes d'organisation
devenaient alors très complexes, c'est pourquoi l'administration
royale recherche d'autres solutions. David Potter, War and government
in the French provinces. The Picardy1470-1560, Cambridge, 1993.
Pour l'infanterie le roi faisait lever des volontaires par des capitaines,
ils étaient pourvus d'un casque et d'un justaucorps en cuir
et disposaient d'une pique, d'une hallebarde, ou d'une arquebuse.
Le roi employait aussi des mercenaires étrangers dont les
plus célèbres étaient les Suisses. Les fantassins
suisses étant passés à l'ennemi en 1510, il
leva en Allemagne 23000 lansquenets qui semaient la terreur dans
les campagnes.
Mais l'essentiel était déjà l'artillerie, soixante
types de canons en 1515, dont surtout des canons en bronze, plus
légers que ceux en fonte. L'artillerie n'est pas une arme
noble, mais elle a permis l'ascension de spécialistes comme
Galiot de Genouillac cf. Phil Contamine, " Les industries de
guerre dans la France de la Renaissance ", Revue historique,
1984, p. 249-280.
" L'Italie finance-t-elle les guerres d'Italie ? " s'est
demandé Philippe Hamon, dans Passer les monts. Français
en Italie-Italie en France (1494-1525) éd ; Jean Balsamo,
Paris, 1998. De grosses sommes investies, par C. VIII et Louis XII,
ensuite, fiscalité dans duché de Milan (autant que
la Normandie en 1514 et aide des alliés compte de façon
aléatoire. L'impossibilité de transporter les tonnes
de métal indispensables a provoqué le recours à
l'emprunt et donc une amélioration des techniques financières
qui font de Lyon une place financière dominante cf Jacqueline
Boucher, " Les Italiens à Lyon " dans le même
volume, et sans doute le développement accéléré
de la vénalité des offices et donc de la bureaucratisation
de l'État.La guerre est souvent facteur de réforme.
Mais la paix présentait aussi des avantages.
Faire la paix imposait de développer la diplomatie, celle-ci
est en cours de codification. Une longue histoire fait émerger
la figure de l'ambassadeur (l'orateur disent encore les Italiens)
muni de lettres de créance. Venise d'abord, puis Mantoue,
Florence, Milan et Rome, les princes italiens inventent les ambassadeurs
permanents, qui ne remplacent pas encore complètement les
légats, envoyés en vue d'une négociation. Vers
1490, Milan a déjà des représentants en Espagne,
France, Angleterre et cour impériale ; en 1503 le pape commence
à envoyer des nonces tandis que Rome reçoit des oratores
des différents pays et devient un centre de redistribution
de l'information géostratégique. Cf Joycelyne G. Russel,
Peacemaking in the Renaissance, Londres, 1986, en attendant les
travaux d'A. Tallon. La descente des Français en Italie précipite
le mouvement en ce qui concerne la France.
L'installation à demeure des ambassadeurs induit une politique
extérieure permanente et stable qui transforme profondément
la recherche de la paix. Les techniques restent fondées sur
les mariages et sur les contacts personnels (cf Camp du Drap d'or,
mais la présence d'un représentant permanent provoque
en effet " le négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement
en tout lieu " dira Richelieu. Les ambassadeurs, comme les
officiers, manifestent la marche encore incertaine vers un encadrement
de type bureaucratique au sens moderne du terme. Le roi les choisit
et les révoque à sa guise, mais nous sommes encore
loin d'une bureaucratie stable car les ambassadeurs sont payés
de façon très irrégulière et peuvent
encore servir plusieurs maîtres en même temps.
4. Au bout du compte, "Y-a-t-il un État de la Renaissance?"
F. Chabod notait d'abord les différences de rythme entre
aires européennes, ce qui vaut pour France, l'Angleterre,
Espagne au XVI e s'est passé en Italie au XVe, le modèle
étant le passage de Florence de l'âge des communes
à celui des grands ducs. Peut-on cependant parler d'une construction
de " l'État comme oeuvre d'art? " à la façon
de Burckhardt ? Certainement pas car cette construction doit beaucoup
plus au hasard des événements qu'à une approche
rationnelle de la construction du pouvoir. Les historiens du XIXe
siècle y insistaient en raison du contexte dans lequel ils
vivaient. Or Chabod refuse à juste titre de transposer l'éclosion
du sentiment national sur notre époque car celui-ci n'y joue
pas encore de rôle décisif (contre Hauser, La modernité...)
En France comme en Espagne, l'État repose sur le sentiment
de fidélité à la personne du roi plus que sur
un patriotisme de type moderne. La conception sacrée du roi
suffit à lui donner une base morale et l'honneur reste le
fondement de la fidélité. La frontière a une
valeur différente : la frontière naturelle n'existe
pas encore. Beaucoup d'etrangers, on l'a vu, sont au service d'un
souverain sans qu'on y trouve à redire.
Surtout, la monarchie reste chrétienne partout. L'idéologie
de la respublica christiana, venue de saint Augustin, est liée
à la religion, à la foi au Christ et à son
lieutenant sur la terre pour le temporel, le roi. L'idée
de contrat avec les gouvernés n'est pas effacée, mais
elle n'est pas invoquée en premier. Le pouvoir local n'est
pas nié, mais les rois de France, d'Espagne ou d'Angleterre
ont les moyens de s'en passer.
Peut on parler avec cette aspiration commune à la puissance
absolue du prince, d'une première phase de l'absolutisme?
L'État princier italien ou Français ou espagnol ou
Anglais est conçu et perçu partout comme absolu (mais
non despotique car il n'est pas sans limites comme le montre le
développement, en Italie puis partout en Europe de la théorie
de la "balance des pouvoirs", de l'équilibre entre
pouvoir du souverain et pouvoir des corps) En théorie, la
monarchie française est absolue depuis longtemps. Mais ce
qui est nouv eau, c'est le renforcement sur le temps long du corps
des fonctionnaires publics-officiers ; l'apparition encore fragile
d'une bureaucratie. Cette époque n'invente ni les officiers
ni la vénalité mais elle concentre l'État à
la fois autour d u souverain et de la hierarchie des officiers.
Désormais, les États généraux sont l'exception
et non la règle dans la gestion ordinaire de l'État.
La multiplication des officiers constitue un puissant facteur pour
barrer la route aux brigues et factions politiques, amoindrir la
noblesse. La vénalité des offices, malgré ses
inconvénients très graves, a eu alors une signification
politique. De même, dans le domaine militaire, la présence
les mercenaires : L'État ne dépend plus de la seule
force militaire de la noblesse féodale et des idéologies
de fidélité. Il suffit qu'il ait des capacités
financières.
Mais les différences sont nombreuses d'un lieu à l'autre.
En Italie, l'aristocratie politique des 12e-13e s'est transformée
en une aristocratie de hauts fonctionnaires au service du prince
: à Milan ou Florence. En France, ce sont surtout des bourgeois
enrichis, capables de soutenir les finances royales qui font ce
passage, par la seule volonté du roi. Mais leur ascension
sert le souverain avant de le gêner. Les officiers servent
" à retenir les peuples dans leur devoir " dira
Richelieu. Mais l'esprit de corps des officiers grandit aussi et
la volonté de participer vraiment au pouvoir va, provisoirement,
en faire un corps revendicatif au XVIIe siècle.
La Renaissance voit donc la consolidation des pouvoirs monarchiques
par la cour, par la " réputation " du prince à
travers la propagande, par la recherche de la majesté dans
les cérémonies. Elle assiste à la naissance
de l' organisation administrative moderne. Seuls cantons suisses
ne développent pas le recrutement d'officiers par la vénalité.
cf Werner Naf, dans l'ensemble de l'Europe, nous assistons cependant
la plupart du temps à un double jeu complexe de l'État
et des États (ordres) ;
Mais nous sommes bien loin d'un État absolu organisé,
même pour la France. Comme l'a montré Denis Richet,
le développement de l'absolutisme supposait nombre de mutations,
engendrées par les résistances manifestées
au cours des guerres de religion. C'est en effet la puissance des
résistances qui provoquera la radicalisation du pouvoir royal
ou princier aux siècles suivants. Et de toutes façons,
comme le disait de façon élégante David Parker
: " l'absolutisme fut toujours en œuvre mais ne se réalisa
jamais "(The making of French absolutism, 1983). Les princes
de la Renaissance le voulaient sans pouvoir le réaliser.
Une chose est sûre, ce serait une grave erreur de penser l'État
et la politique de façon autonome. Ni l'un ni l'autre ne
sont séparés encore de la perception commune du pouvoir,
en dépendance directe avec la théologie chrétienne.
Nous allons examiner désormais comment religion et politique
se lient, comment le schisme joue sur les failles politiques et
sociales de chaque zone, mais aussi comment une part de la révolution
religieuse échappera toujours à ceux qui veulent mettre
de la raison sur des quêtes existentielles, religieuses par
principe.
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