Madame Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique

2002-2003

 

8. Y a-t-il un État de la Renaissance ?

 

1. Le prince chrétien et l'empereur. Références nouvelles du pouvoir ou fin des rêves?

 

2. On dit parfois que certaines monarchies sont absolues. Qu'est-ce à dire ?

3. Un signe des temps nouveaux : la naissance de la bureaucratie

 

8. Y a-t-il un État de la Renaissance ?

La question était posée de façon impertinente dès 1956 dans l'un des premiers colloques du Centre de la Renaissance à Federigo Chabod, "Y-a-t-il un Etat de la Renaissance?" Actes du colloque sur la Renaissance, ed. L. Febvre, Renaudet, Cornaert. 1956, (De Petrarque à Descartes, III), Paris, 1958, p.57-78. Il y a répondu avec nuance, nous y reviendrons.
Les mots sont trompeurs : État, gouvernement, administration, fonctionnaires, autorité publique… sont des anachronismes et ne doivent pas être pris dans leur sens actuel. Au XVe s, le mot latin status se retrouve dans presque toutes les langues européennes mais il veut dire " manière d'être ". Ce peut être une position sociale aussi bien qu'une formation politique. En tout cas, ce n'est pas encore une bureaucratie. Mais depuis le XIIIe siècle en France et avec les travaux des juristes italiens et français, le status regis désigne la fonction et la dignité royale, puis par extension sa puissance et enfin le gouvernement. A la fin du Moyen Age, beaucoup de théoriciens utilisent une expression fort prisée : le status regis et regni, l'état du roi et du royaume. Mais si l'on prend encore Machiavel ou Claude de Seyssel, l'expression désigne d'abord le pouvoir de commandement sur les hommes (Guenée).
L'idée de commandement sur un territoire et des hommes se retrouve partout en Europe, d'autant que les notions d'Empire et de papauté sont encore partagées par tous, mais de façon formelle car les États nationaux sont bien antérieurs à notre programme. Enfin, nous ne pouvons pas réfléchir à l'État de cette époque en oubliant tout ce qui a suivi. Or le qualificatif d'absolu a été largement utilisé pour notre temps. Il est, plus que la Renaissance encore, sujet à polémiques. Que peuvent en dire aujourd'hui les historiens ?

1. Le prince chrétien et l'empereur. Références nouvelles du pouvoir ou fin des rêves?

Deux images dominent la représentation du souverain à notre époque : l'Empereur du Saint Empire romain germanique et le roi de France (voir Claire Gantet). Dans les deux cas, ce pouvoir est sacré (reçoit une onction différente de celle du commun, qui fait des souverains des quasi prêtres (le roi de France communie sous les deux espèces et l'Empereur revêt la tunique de diacre pendant son couronnement et sert la messe pontificale de Clément VII comme diacre). Leur corps est donc sacré, comme celui du pape ou du tsar. Ils perdent peu à peu cette image pour endosser celles de l'Antiquité, en particulier les aventures de Jupiter, comme au palais du Té, qui mettent en avant les amours de Fréderic de Gonzague et d'Isabelle d'Este.
Le " très chrétien " hérite d'une idéologie médiévale nationale (voir C. Beaune ). Le roi reste au XVIe siècle " empereur en son royaume " mais sous Charles VIII, il devient aussi un empereur des derniers jours. Le sacre l'identifie à David et Salomon et la France est le peuple élu de la Bible, mais selon les prophéties, il est celui qui va établir sa domination sur l'univers afin que tous viennent à Jérusalem trouver la rédemption de la fin du monde. Le mythe des origines bibliques de la nation gauloise, descendante de Noé, seront encore exploités par Guillaume Postel qui mobilise toutes les connaissances du moment pour exalter la translatio electionis d'Israel à la France (Haran). Les lys sont repérés partout dans la Bible de façon a faire remonter la France vers Moïse, à l'origine ésotérique de toute sagesse. Clovis est le nouveau Noé qui reçoit par son baptême la translatio imperii et la Providence porte sur le royaume une attention particulière, transmise par les saints dynastiques : Denis, Louis, Michel. Cf Lecoq Au temps de François Ier, " les mythes et légendes du passé, les perpectives eschatologiques et la mise en forme emblématique du présent concernent à la fois le monde, le royaume et le roi. Trois pôles inséparables "
Mais le prince est souvent aussi le protégé des astres et des anges. C'est ainsi que François d'Angoulême bénéficie du néo-platonisme importé d'Italie (AM. Lecoq : Par son saint patron, par sa date de naissance, il reçoit de l'au-delà de mystérieux et féconds influx. , il a, pour reprendre les termes d'Amaury Bouchard, " grande affinité et convenance avec l'âme du monde ". Les spéculations astrologiques, kabbalistiques, hermétiques, font partie de la représentation du pouvoir. Elles donnent au roi des rapports personnels mystiques, voire magiques avec les puissances célestes. Mais il ne faut pas oublier aussi le thème de la translatio imperii et de la translatio studii aux Francs, jadis accomplie par Charlemagne et le roi est au niveau des grands modèles antiques. C'est pourquoi il peut passer sous les arcs de triomphe, pourtant le geste n'a d'abord pas dépassé l'Italie tant il semblait incompatible avec la morale chrétienne. Si les premiers " arcs triomphants " apparaissent à Lyon en 1515, mais l'éloge des vertus tirées de son nom dominent encore.Dès l'entrée de François Ier à Lyon le 12 juillet 1515, les emblèmes sur les lettres de son nom lui donnent à la fois toutes les vertus : la foi, la raison, la tempérance (atrampance), la noblesse, la charité, l'obédience, la justice et la sapience. Les illustrations du poète Jean Richier et du peintre Guillaume Le Roy. C'est une interprétation nationale de la souveraineté, à prétentions universalistes, assez différente de l'interprétation de l'Empire dont le retour à l'Antiquité fait renaître un temps les aspirations universelles.
La notion médiévale d'Empire, qui exalte le destin eschatologique du glaive temporel sur lequel repose la fin de l'anarchie et la conquête des lieux saints avant la Parousie (l'Empereur des derniers jours) est encore présente, mais on croit de moins en moins à la dernière croisade. Jusqu'à l'abdication de Charles V en 1555, tout homme cultivé reste pourtant familier de la rhétorique et de l'iconographie du Saint Empire. Cf Dame Frances Yates, Astrée. Le symbolisme impérial au XVIe siècle (1976), Paris, 1989 ; Alexandre Y. Haran, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 2000. Jean Jacquot (éd.) Fêtes et cérémonies au temps de Charles V, Paris, 1960. Sergio Bertelli, Il corpo del re. Sacralità del potere nell'Europa medievale e moderna, Firenze, 1995 qui résume parfaitement et applique à un esprit comparatif toutes les recherches de l'école cérémonialiste américaine, avec de l'illustration. Charles Quint pouvait aussi rêver encore d'un Empire universel, comme l'affirme sa devise Plus ultra inventée en 1516 par son médecin italien, Luigi Mariliano. La vision d'une monarchie universelle s'inspire en outre de l'unité platonicienne du cosmos qui postule qu'il ne peut y avoir de perfection sans unité et celle-ci est symbolisée par l'orbe, conforté par la géographie de Ptolémée. Le problème est que beaucoup, y compris désormais la Moscovie, qui se considère comme une3e Rome, revendiquent cet héritage et argumentent sur la translatio electionis. A un seul moment Charles et son entourage ont pu y croire, entre 1525 et 1530. La défaite de Pavie et le sac de Rome par les armées impériales ont semblé l'accréditer entre 1525 et 1527 ; une habile politique matrimoniale le lie à la plus grande partie de l'Europe centrale et à l'Angleterre. Les fêtes de Charles V sont donc souvent d'immenses compilations de références impériales romaines, d'autant qu'il voyage beaucoup. Dans son dernier discours, il énumère les d'ailleurs : dix voyages aux Pays Bas, neuf en Allemagne, sept en Italie, six en Espagne, quatre à travers la France, deux en Angleterre, deux en Afrique. Sa monarchie est la seule à conserver un caractère supranational. Le spectacle le plus significatif est d'une part son couronnement impérial à Bologne le 24 février 1530, juste après la paix de Barcelone avec le pape Clément VII pour lutter contre les Turcs présents en Hongrie et d'autre part la Paix des dames (Cambrai) avec la France en 1529.
Les arcs de triomphe en font le successeur des grands empereurs mais aussi un champion de la foi chrétienne mettant son épée au service de la papauté. L'architecture, supervisée par Giorgio Vasari, un débutant alors, sort tout droit de Vitruve, et de Jules Romain. Il faudra attendre 1548 en France pour retrouver l'entrée à l'antique. Celle-ci a été élaborée par des humanistes au service des princes italiens, comme Jules Romain, disciple favori de Raphaêl, au service de Frédéric II de Mantoue en 1524. Ce n'est pas un hasard si Primatice son élève, est appelé à Fontainebleau ; de même, Vasari entrera au service des Médicis en 1554 pour remplir de telles tâches.
Dans le courant du siècle, les arcs de triomphe remplacent les tableaux vivants des entrées d'autrefois, manifestant un autre rapport aux élites des lieux visités et imposant à la ville un placage en trompe l'oeil qui met en valeur le pouvoir souverain et non plus l'identité de la ville et du souverain.L'Empereur restaure donc la ville selon les nouvelles valeurs et Florence, par exemple deviendra ainsi une vaste scénographie exaltant les Grands ducs. Charles Quint a donc modifié les rapports entre l'art et le pouvoir dans l'Italie des princes estime Roy Strong.
Il en est de même dans le voyage des Pays Bas de Charles et de son fils Philippe (1548-1549) la fastueuse entrée d'Anvers qui mobilisa 234 peintres quand la ville n'en comptait que 37, masque une faillite politique (Philippe devait y être proclamé Empereur mais ne put faire son entrée que comme futur roi d'Espagne et la ville avait rappelé que sa prospérité tenait à la liberté : Dulcis libertas était la devise de plusieurs allégories).
Caractère assez archaïque de la pensée politique malgré les éditions critiques de la politique d'Aristote. Importance des références médiévales encore, y compris dans le Prince de Machiavel. Dans les entrées des Pays Bas, les fêtes de Gand et de Binche tournent autour de la culture chevaleresque des romans si prisés par la noblesse : " les chevaliers errants de la Gaule belge imploraient l'aide de l'Empereur pour qu'ils les délivre des sortilèges du méchant magicien Norabroch, qui retenait des nobles dans son " château ténébreux " caché par les nuages.Bien sûr, il y avait une épée magique et des épreuves à franchir pour que les chevaliers valeureux y accèdent. Je vous renvoie à cette merveille de dessin animé parodiant les contes de fées hollywoodiens, derniers avatars de cette mythologie chevaleresque, Schrek, ou à Lancelot et Amadis de Gaule si vous préférez. Sauf que le chevalier qui a gagné les épreuves et délivré les prisonniers n'était autre que le prince Philippe, le successeur désigné de Charles et que le thème du souverain libérateur sert autant la propagande royale que la noblesse. Bien entendu, la France, l'Allemagne ou l'Angleterre ne tarderont pas à copier la chose. Rien n'a jamais égalé les fêtes de la fin du 15e siècle et du début du suivant du point de vue collectif sinon de celui du faste.
Les plus puissantes monarchies confortent ainsi leur pouvoir dans des fêtes qui utilisent encore l'ensemble des mythes présents : le vieux fond des légendes arthuriennes et carolingiennes, les romans de chevalerie et les récits des croisades mais aussi les légendes mythologiques, grecques, troyennes (pour la France) ou romaines réinventées selon les circonstances. Pour le moment, la plus grande partie du corps social est impliquée dans ces fêtes, du moins au niveau des élites. Lorsque celles-ci deviendront spectatrices, dans le cours du 17e, la magie royale commencera à décliner.

2. On dit parfois que certaines monarchies sont absolues. Qu'est-ce à dire ?

C'est ainsi que l'auteur de l'excellent Que Sais Je sur l'absolutisme, Richard Bonney, se pose la question dans " Absolutism : What's in a name ? ", French History, 1987, p. 93-94.
La polémique a surtout concerné le roi de France. Deux écoles s'opposent : Georges Pagès, La monarchie d'Ancien Régime en France, Paris, 1946 qui estimait que l'absolutisme monarchique a triomphé au commencement du XVIe siècle et avec Roger Doucet, Étude sur le gouvernement de François Ier, Paris, 1921 et1926 et Les institutions de la France au XVIe siècle, Paris 1948.qui voyait naître sous François Ier un nouveau système de gouvernement, esquissé sous Louis XII et qui annonçait la monarchie de Louis XIV. Mais en deux siècles les choses ont beaucoup changé et il faut être prudent. Henri Prentout ne fait commencer l'absolutisme que sous Louis XIV Les Etats généraux de Normandie, Caen, 1925-1927. . Auparavant, nous serions à l'âge des monarchies de contrat. John Russel Major a qualifié la monarchie de François Ier de " populaire et consultative ". Representative institutions in Renaissance France, 1421-1559, Madison, 1960 et Representative government in Early Modern France, Londres, 1980.Cette opposition recoupe à peu près deux points de vue, selon que l'on observe à partir du centre ou à partir des périphéries où la puissance du roi est plus récente et plus limitée par les privilèges.
Car l'idée de pouvoir absolu est bien en usage au Moyen Age et on utilise la maxime romaine : princeps legibus solutus (le prince est au-dessus -délié- des lois). Les légistes médiévaux,au nom du même principe, ont déclaré le roi empereur en son royaume. Mais le roi n'est pas réputé rêgner sans le consentement de ses sujets exprimé par des institutions comme le Parlement de Paris (assimilé parfois au Sénat romain). Le tout est actualisé en 1515 par Claude de Seyssel La grant monarchie de France. Pour lui, qui reprend Aristote, la grandeur des rois vient de ce qu'ils acceptent trois " freins " à leur autorité : religion, justice, police, qui leur évite de tomber dans la tyrannie. Au contraire, Guillaume Budé, dans l'Institution du prince (1518), estime que le roi est libre d'ignorer les conseils, son pouvoir absolu ayant pour seule limite le jugement de la postérité.
Le défenseur le plus ardent de la suprématie royale est Charles Du Moulin, Commentaire de la coutume de Paris, 1539. Le roi seul, et aucun autre seigneur ou officier, bénéficie de l'imperium. Contrairement à ce qui est parfois dit dans les manuels, l'État n'acquiert sa signification moderne qu'au 16e siècle et l'on ne parle de raison d'État que depuis le milieu de ce siècle, jusqu'à ce que Giovanni Botero publie son De la raison d'État en 1589 (le machiavélisme qui entre dans la langue française en 1611 n'est donc pas une invention de Machiavel).
Machiavel cherchait d'abord une nouvelle éthique politique, un principe de régénération des corps politiques et pour cela, l'idée de raison d'État n'était pas indispensable, il lui suffisait d'insister sur celle de bonum commune, assimilé à un devoir absolu du souverain et qui transcende ses propres réactions personnelles cf Yves-Charles Zarka (dir.) Raison et déraison d'État. Théoriciens et théories de la raison d'État aux 16e-17e s., Paris, 1994. Les disputes qui vont suivre à propos de Machiavel viennent essentiellement de ce qu'il ne se pose pas le problème du bien et du mal moral en politique, mais ni plus ni moins que Seyssel par exemple, le très pieux et tolérant évêque de Marseille. Il n'est pas donc pas évident de parler d'une révolution du politique à notre époque et surtout pas de la modernité de Machiavel, car la quête de l'efficacité est une condition de survie pour un chef d'État.
La tentative de synthèse de Fanny Cosandey et Robert Descimon, L'absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, points Seuil, 2002, p. 293-296. permet de confronter la notion d'absolutisme, ce millefeuille idéologique, à son développement en tout lieu au temps de la Renaissance. Elle est et reste fondée
1. sur le droit romain retravaillé par les légistes du Moyen Age qui élaborent l'assimilation de la loi et du roi.Cette idée sera cependant surtout développée par Bodin et Le Bret après notre période.
2. Sur une interprétation nationale du droit romain qui dit que "le roi de France est empereur en son royaume "
3. Sur les apports de la théologie et du droit canon qui divisent le pouvoir du roi en potestas ordinaria et potestas absoluta, qui justifie les actions du roi contre la loi commune.
4. L'Église fournit le modèle d'une théorie corporative de la royauté : le roi est le chef et le royaume ou les sujets sont les membres.
5. L'Écriture rappelle : " Il n'y a de puissance qui ne vienne de Dieu " Rm, 13,1. Ce qui élimine à terme l'idée de consultation des sujets et construit le droit divin. Une lente évolution a bâti en France l'idée d'indépendance par rapport à la papauté.
6. Au XVIIe siècle, la monarchie administrative sera la réalisation concrète de la monarchie absolue.Il y a la théorie, déjà fort avancée et puis il y a la réalité du pouvoir. cf en 1544, Charles Quint demande aux officiers de Milan de verser une partie de leurs gages au trésor. Le geste serait évident en Espagne où sentiment des plus hauts personnages est qu'ils doivent leur vie et leurs biens au souverain, mais cela ne marche pas en Italie car les gages ne sont pas pas payés par Charles Quint mais par la ville de Milan. Charles laissa faire, en face de situations de ce genre, François Ier fit preuve d'autoritarisme. Ainsi, le concordat de Bologne fut imposé au peuple malgré l'opposition du Parlement. Le retour de captivité fut aussi l'occation de restaurer son pouvoir en imposant au Parlement une ordonnance qui le soumettait à son autorité suprême. Il soumettait de même les parlements de province, celui de Rouen par exemple. Mais la collaboration existait encore aussi, par exemple pour l'ordonnance des monnaies de 1540.
Autre marque de pouvoir qui caractérise la France : le consentement à l'impôt. Le roi de France peut se passer de l'avis des contribuables, même en pays d'États. Les villes ou l'Église sont obligés de payer, de prendre en charge les passages de troupes, de consentir des prêts jamais remboursés. C'est déjà la guerre qui a permis à la monarchie d'obtenir ces pouvoirs fiscaux. L'État français est donc déjà fisco-financier, même s'il vit surtout d'expédients.
Les princes voisins admirent ce pouvoir universel à trouver de l'argent. Le prince Philippe par exemple, qui estimait en 1547 dans une lettre à son père, que le roi de France règne plus en despote qu'en suzerain naturel et se laisse plus guider par ses caprices que par la raison et que, décidément, le peuple français est bien complaisant.
François Ier se considérait bien comme un monarque " absolu " mais pas au point de remettre en cause les privilèges médiévaux. Son pouvoir n'est pas parfait ; ses institutions sont encore très hétérogènes et il surtout, il manque de fidèles pour défendre partout ses droits.

3. Un signe des temps nouveaux : la naissance de la bureaucratie

Là encore, le mouvement vient d'Italie. Le XVIe siècle est d'abord le temps des secrétaires. Du haut en bas de la hiérarchie des pouvoirs, les conseillers fidèles et écrivant bien ne cessent de grandir en influence ; ce sont le plus souvent des humanistes. Il faut y ajouter les courriers chargés de transporter les lettres et messages oraux. Les arcanes du pouvoir ne cessent en effet de se développer.
On l'a vu, le nombre d'officiers de justice et de finances ne cesse de grandir ; vers 1515, il y a déjà environ 5000 officiers, un pour 3000 habitants ou 115 m2. Cette très célèbre estimation de Pierre Chaunu pour l'Histoire Economique et sociale de la France (une approximation qui n'est pas remise en question par les travaux récents) ne doit pas faire oublier que ce ne sont pas des fonctionnaires au sens napoléonien du terme. Pourtant ce sont les hommes du roi et le fait qu'ils achètent leur charge n'y change rien car ils ne sont pas certains de pouvoir la transmettre librement avant le règne d'Henri IV. En France, l'appareil d'État se développe en un " État d'offices " surtout sous le règne d'Henri II, quand les Recettes générales deviennent les Généralités (1554), dirigées par un Bureau des finances peuplé de Trésoriers des finances et quand les Présidiaux parachèvent la main-mise de la justice royale sur toute justice. Cf P. Hamon, L'argent du roi. Les finances sous François Ier, Paris, 1994.
Les juristes ont beaucoup débattu sous François Ier de la nature de l'autorité exercée par les officiers : sont-ils de simples agents ou jouissent-ils du droit de propriété sur l'autorité exercée dans leur sphère ? Tous les légistes, sauf Pierre Rebuffi, établissent que l'autorité du gouvernement revient au roi seul. Pour Chasseneuz, offices et dignités jaillissent du roi comme d'une fontaine. Pourtant il estime que le parlement de Paris participe à la prérogative royale. Le roi, bien qu'inspiré par Dieu, doit donc consulter ses officiers pour les grandes affaires de l'État et Rebuffi ajoute " il est plus juste de voir un price suivre la volonté de tous ses mais que de les voir eux tous, suivre l'avis d'un unique prince ", car le devoir du roi est de " préserver le bien-être de la chose publique ". Le parlement est ainsi placé entre le roi et le peuple.
A la tête, on trouve assez souvent des prélats, cardinaux d'Amboise, Duprat, Du Bellay, Gardiner, Pole : des prélats d'Etat (Cedric Michon). Les prélats forment 40% des diplomates en GB, 30% en France. Ils sont aussi dans l'administration des provinces, la levée des impôts, les missions extraordinaires de tout type. Ils sont très polyvalents et constituent une pépinière de lettrés juristes dont certains, une dizaine en France et en Angleterre, mènent des carrières éclatantes comme Guillaume Du Bellay et Stephen Gardiner, caractéristiques d'une oligarchie de service qui doit tout au roi et ne risque pas de créer de dynastie. L'Eglise semble servir de " convertisseur social " car ce sont des hommes relativement nouveaux, souvent issus de compétences provinciales (les Du Bellay étaient au service des ducs d'Anjou au XVe et les Gardiner des ducs de Suffolk). Ils sont plutôt recrutés à l'Université en Angleterre et par clientèle en France et en Italie. L'Eglise est-elle une troisième voie de la formation de l'Etat ? (selon Elton, contre Starkey) ? Elle permet en tout cas les mutations de l'Etat qui distingue de mieux en mieux courtisans et bureaucrates. Mais Starkey a bien montré qu'en Angleterre, jusqu'en 1530, le gouvernement est largement domestique et dominé par les courtisans. Descimon dirait que le gouvernement a un caractère mixte, à la fois domestique et bureaucratique (la moitié des gentilshommes de la Chambre du roi exerce d'autres fonctions). A partir des années 1520-1530 pourtant, les prélats vont privilégier leur rôle de pasteur et ne plus dominer les systèmes de clientèles. Ces dernières ne doivent pas être surestimées car lorsqu'il y a concurrence des fidélités, c'est toujours le service du roi qui prime en France. Du Bellay et Gardiner ont des pratiques politiques proches mais des pratiques culturelles fort différentes : Du Bellay reste un guerrier, un hobereau grand chasseur passionné de chevaux tandis que Gardiner est un homme raffiné qui monte plutôt des mules et refuse de répondre à une gifle. Ils ont des pratiques d'écriture différentes :Gardiner écrit seulement pour défendre les vérités théologiques ou le prince tandis que Du Bellay a une conscience d'auteur et a voulu écrire très tôt ses mémoires. Ils ne sont ni officiers ni bureaucrates, mais quand ils sont en mission personnelle du souverain, ils ont sous leur autorité tout un monde d'officiers locaux.
Les premiers en prestige sont les officiers des justice. Mais il y a aussi tous les autres officiers. Les offices de finance sont les plus développés à notre époque et leur création entraînait de nombreux conflits avec le roi et pas toujours à l'avantage de la création d'une administration digne de ce nom. En 1543, François Ier créa une Chambre des comptes à Rouen. Ses membres devaient acheter leur office et recevoir en gages une taxe locale sur les marchandises. Pourtant le roi proposa aux Etats de renoncer à la nouvelle chambre en échange de 220000 livres (100 de plus que ce que rapporterait la vente).Les États devront finalement en payer 265000 pour être débarassés. Créer des officiers est et restera longtemps un moyen de pression pour faire payer les notables. David Parker estime qu'en l'absence de toute institution de représentation nationale sur le modèle du Parlement anglais, le roi de France devait tenir compte de la multitude des intérêts locaux, The making of French absolutism, Londres, 1983. Ceux de la noblesse en particulier, dont la loyauté à l'égard de la couronne ne va jamais de soi en raison de sa perception du devoir de révolte Arlette Jouanna, Le devoir de révolte, La noblesse française et la gestation de l'Etat moderne (1559-1661), Paris, 1989. Les gouverneurs par exemple, grands officiers, servent autant à étendre le pouvoir royal qu'à préserver les intérêts de leur caste. Cette forme d'administration, patrimoniale bien plus que bureaucratique encore, leur donne un énorme pouvoir de patronage. Cette faiblesse structurelle est parfaitement dominée quand le roi est fort, mais elle se révèlera dans toute son ampleur au moment des guerres civiles et provoquera d'ailleurs d'accélération de la mise en place de la bureaucratie, mais c'est une autre histoire. Louis XIV disposait en 1665 de onze fois plus d'officiers que François Ier. Il y avait de bonnes raisons pour que ce dernier ne soit pas si absolu que cela. Mais il y tendait tout de même.
Le pouvoir du roi, c'est d'abord la guerre et la paix, or l'une et l'autre sont en pleine rénovation au début du XVIe siècle. Comme l'affirme Jean-Michel Sallman, (Passer les monts), les guerres d'Italie sont un merveilleux champ d'expérimentation pour l'histoire comparée des techniques guerrières et le passage de la primauté de la cavalerie lourde à celle de l'infanterie Suisse. Les espagnols développent une association promise à un bel avenir, des cavaliers légers et des fantassins. Le tercio est né officiellement en 1535, mais après de multiples expériences commencées en 1497 avec la reconquête du royaume de Naples par l'Aragon : le rôle offensif de l'infanterie est rendu plus efficace par l'usage coordonné de trois types d'armes (piques, épées, arquebuses) dans un groupe théorique de 2500 hommes. Pour la guerre, tout dépend de sa capacité à rassembler des troupes et à les gérer. En 1515, l'armée royale françaisecomprenait essentiellement des cavaliers, les compagnies d'ordonnance, peuplées de volontaires de l'aristocratie et groupés en " lances " (unités) dont chacune comportait un homme d'armes cuirassé, accompagné de huit chevaux, deux archers et des auxilliaires en nombre variable. Une compagnie comprenait cinquante à soixante lances sous l'autorité d'un capitaine ou de son lieutenant. Les troupes de la maison du roi pouvaient intervenir aussi : les archers écossais, les cent gentilshommes et trois compagnies d'archers français. Le roi pouvait convoquer le ban et l'arrière ban en cas de danger car chaque vassal devait un service militaire proportionnel à la taille de son fief. Mais les problèmes d'organisation devenaient alors très complexes, c'est pourquoi l'administration royale recherche d'autres solutions. David Potter, War and government in the French provinces. The Picardy1470-1560, Cambridge, 1993.
Pour l'infanterie le roi faisait lever des volontaires par des capitaines, ils étaient pourvus d'un casque et d'un justaucorps en cuir et disposaient d'une pique, d'une hallebarde, ou d'une arquebuse. Le roi employait aussi des mercenaires étrangers dont les plus célèbres étaient les Suisses. Les fantassins suisses étant passés à l'ennemi en 1510, il leva en Allemagne 23000 lansquenets qui semaient la terreur dans les campagnes.
Mais l'essentiel était déjà l'artillerie, soixante types de canons en 1515, dont surtout des canons en bronze, plus légers que ceux en fonte. L'artillerie n'est pas une arme noble, mais elle a permis l'ascension de spécialistes comme Galiot de Genouillac cf. Phil Contamine, " Les industries de guerre dans la France de la Renaissance ", Revue historique, 1984, p. 249-280.
" L'Italie finance-t-elle les guerres d'Italie ? " s'est demandé Philippe Hamon, dans Passer les monts. Français en Italie-Italie en France (1494-1525) éd ; Jean Balsamo, Paris, 1998. De grosses sommes investies, par C. VIII et Louis XII, ensuite, fiscalité dans duché de Milan (autant que la Normandie en 1514 et aide des alliés compte de façon aléatoire. L'impossibilité de transporter les tonnes de métal indispensables a provoqué le recours à l'emprunt et donc une amélioration des techniques financières qui font de Lyon une place financière dominante cf Jacqueline Boucher, " Les Italiens à Lyon " dans le même volume, et sans doute le développement accéléré de la vénalité des offices et donc de la bureaucratisation de l'État.La guerre est souvent facteur de réforme. Mais la paix présentait aussi des avantages.
Faire la paix imposait de développer la diplomatie, celle-ci est en cours de codification. Une longue histoire fait émerger la figure de l'ambassadeur (l'orateur disent encore les Italiens) muni de lettres de créance. Venise d'abord, puis Mantoue, Florence, Milan et Rome, les princes italiens inventent les ambassadeurs permanents, qui ne remplacent pas encore complètement les légats, envoyés en vue d'une négociation. Vers 1490, Milan a déjà des représentants en Espagne, France, Angleterre et cour impériale ; en 1503 le pape commence à envoyer des nonces tandis que Rome reçoit des oratores des différents pays et devient un centre de redistribution de l'information géostratégique. Cf Joycelyne G. Russel, Peacemaking in the Renaissance, Londres, 1986, en attendant les travaux d'A. Tallon. La descente des Français en Italie précipite le mouvement en ce qui concerne la France.
L'installation à demeure des ambassadeurs induit une politique extérieure permanente et stable qui transforme profondément la recherche de la paix. Les techniques restent fondées sur les mariages et sur les contacts personnels (cf Camp du Drap d'or, mais la présence d'un représentant permanent provoque en effet " le négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement en tout lieu " dira Richelieu. Les ambassadeurs, comme les officiers, manifestent la marche encore incertaine vers un encadrement de type bureaucratique au sens moderne du terme. Le roi les choisit et les révoque à sa guise, mais nous sommes encore loin d'une bureaucratie stable car les ambassadeurs sont payés de façon très irrégulière et peuvent encore servir plusieurs maîtres en même temps.
4. Au bout du compte, "Y-a-t-il un État de la Renaissance?"
F. Chabod notait d'abord les différences de rythme entre aires européennes, ce qui vaut pour France, l'Angleterre, Espagne au XVI e s'est passé en Italie au XVe, le modèle étant le passage de Florence de l'âge des communes à celui des grands ducs. Peut-on cependant parler d'une construction de " l'État comme oeuvre d'art? " à la façon de Burckhardt ? Certainement pas car cette construction doit beaucoup plus au hasard des événements qu'à une approche rationnelle de la construction du pouvoir. Les historiens du XIXe siècle y insistaient en raison du contexte dans lequel ils vivaient. Or Chabod refuse à juste titre de transposer l'éclosion du sentiment national sur notre époque car celui-ci n'y joue pas encore de rôle décisif (contre Hauser, La modernité...) En France comme en Espagne, l'État repose sur le sentiment de fidélité à la personne du roi plus que sur un patriotisme de type moderne. La conception sacrée du roi suffit à lui donner une base morale et l'honneur reste le fondement de la fidélité. La frontière a une valeur différente : la frontière naturelle n'existe pas encore. Beaucoup d'etrangers, on l'a vu, sont au service d'un souverain sans qu'on y trouve à redire.
Surtout, la monarchie reste chrétienne partout. L'idéologie de la respublica christiana, venue de saint Augustin, est liée à la religion, à la foi au Christ et à son lieutenant sur la terre pour le temporel, le roi. L'idée de contrat avec les gouvernés n'est pas effacée, mais elle n'est pas invoquée en premier. Le pouvoir local n'est pas nié, mais les rois de France, d'Espagne ou d'Angleterre ont les moyens de s'en passer.
Peut on parler avec cette aspiration commune à la puissance absolue du prince, d'une première phase de l'absolutisme? L'État princier italien ou Français ou espagnol ou Anglais est conçu et perçu partout comme absolu (mais non despotique car il n'est pas sans limites comme le montre le développement, en Italie puis partout en Europe de la théorie de la "balance des pouvoirs", de l'équilibre entre pouvoir du souverain et pouvoir des corps) En théorie, la monarchie française est absolue depuis longtemps. Mais ce qui est nouv eau, c'est le renforcement sur le temps long du corps des fonctionnaires publics-officiers ; l'apparition encore fragile d'une bureaucratie. Cette époque n'invente ni les officiers ni la vénalité mais elle concentre l'État à la fois autour d u souverain et de la hierarchie des officiers. Désormais, les États généraux sont l'exception et non la règle dans la gestion ordinaire de l'État. La multiplication des officiers constitue un puissant facteur pour barrer la route aux brigues et factions politiques, amoindrir la noblesse. La vénalité des offices, malgré ses inconvénients très graves, a eu alors une signification politique. De même, dans le domaine militaire, la présence les mercenaires : L'État ne dépend plus de la seule force militaire de la noblesse féodale et des idéologies de fidélité. Il suffit qu'il ait des capacités financières.
Mais les différences sont nombreuses d'un lieu à l'autre. En Italie, l'aristocratie politique des 12e-13e s'est transformée en une aristocratie de hauts fonctionnaires au service du prince : à Milan ou Florence. En France, ce sont surtout des bourgeois enrichis, capables de soutenir les finances royales qui font ce passage, par la seule volonté du roi. Mais leur ascension sert le souverain avant de le gêner. Les officiers servent " à retenir les peuples dans leur devoir " dira Richelieu. Mais l'esprit de corps des officiers grandit aussi et la volonté de participer vraiment au pouvoir va, provisoirement, en faire un corps revendicatif au XVIIe siècle.
La Renaissance voit donc la consolidation des pouvoirs monarchiques par la cour, par la " réputation " du prince à travers la propagande, par la recherche de la majesté dans les cérémonies. Elle assiste à la naissance de l' organisation administrative moderne. Seuls cantons suisses ne développent pas le recrutement d'officiers par la vénalité.
cf Werner Naf, dans l'ensemble de l'Europe, nous assistons cependant la plupart du temps à un double jeu complexe de l'État et des États (ordres) ;
Mais nous sommes bien loin d'un État absolu organisé, même pour la France. Comme l'a montré Denis Richet, le développement de l'absolutisme supposait nombre de mutations, engendrées par les résistances manifestées au cours des guerres de religion. C'est en effet la puissance des résistances qui provoquera la radicalisation du pouvoir royal ou princier aux siècles suivants. Et de toutes façons, comme le disait de façon élégante David Parker : " l'absolutisme fut toujours en œuvre mais ne se réalisa jamais "(The making of French absolutism, 1983). Les princes de la Renaissance le voulaient sans pouvoir le réaliser.
Une chose est sûre, ce serait une grave erreur de penser l'État et la politique de façon autonome. Ni l'un ni l'autre ne sont séparés encore de la perception commune du pouvoir, en dépendance directe avec la théologie chrétienne. Nous allons examiner désormais comment religion et politique se lient, comment le schisme joue sur les failles politiques et sociales de chaque zone, mais aussi comment une part de la révolution religieuse échappera toujours à ceux qui veulent mettre de la raison sur des quêtes existentielles, religieuses par principe.