Madame
Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique
2002-2003
9. Renaissance et christianisme.
L'aspiration universelle aux réformes
I. Réformer la papauté
II. Réformer les moines
III. Réformer diocèses
et paroisses
|
|
9. Renaissance et
christianisme. L'aspiration universelle aux réformes
L'Europe se trouve
en face d'un événement majeur pour son histoire, la
Réforme protestante. Voilà pourtant un lieu d'interprétations
fort controversées. Cf L. Febvre, qui estimait que la question
des origines de la Réforme et particulièrement de
l'influence de la culture de la Renaissance était mal posée
commentait ainsi Michelet, p. 384. La Renaissance est-elle résurrection
de l'antiquité ? " Cette antiquité, la voilà
qui transforme les arts, les lettres, la philosophie et porte un
coup terrible au christianisme. Le postulat est annoncé pour
un siècle : Si le Moyen Age fut chrétien, il ne put
être antique et puisque la Renaissance est antique, elle dut
tuer, elle tue nécessairement et le Moyen Age et le Christianisme.
Bel exemple des sottises que peut dicter la logique à l'histoire
". Les historiens du siècle passé, soucieux d'associer
Renaissance et progrès de la raison contre l'obscurantisme
religieux ont oublié que l'Antiquité fut aussi chrétienne
et que Constantin est aussi important qu'Auguste.
Il faut abandonner cette historiographie qui traîne encore
beaucoup dans les manuels et qui voudrait que l'Antiquité
fût uniformément païenne. La Renaissance ne détruit
pas le Christianisme mais le transforme en effet. Les humanistes
ont d'ailleurs remarquablement su baptiser les auteurs antiques
comme Platon, Virgile et Cicéron. L'Antiquité ne présentait
de danger que chez ceux qui se laissaient aspirer par le paganisme
général des temps de Cicéron en voulant trop
imiter cette langue latine qu'ils estimaient parfaite. Érasme,
lui-même dénonça très tôt ce snobisme
qui considérait à imiter les antiques jusque là.
La Renaissance a donc une face chrétienne, fort agitée
d'ailleurs, et qui ne se résume pas à de l'antirenaissance
ou au conservatisme des théologastres (fortement remis en
cause d'ailleurs). Au niveau le plus élémentaire,
celui des paroisses, Pierrette Paravy, Francis Rapp et moi-même
avons pu montrer la prospérité de la vie religieuse
à la veille de la Réforme et remettre ainsi en cause
l'image d'une Église médiévale engluée
dans ses " abus ". La Renaissance sert donc largement
le christianisme, bien plus qu'elle ne le détruit. Elle le
sert dans le renouveau philosophique et biblique. Cf. Rien au-dessus
de l'Histoire du christianisme, t. 7, Des réformes à
la Réformation (1450-1530).
Le néo-platonisme habituel interprète en effet remarquablement
le christianisme dans la mesure où il illustre parfaitement
l'article du Credo exaltant le Christ " Lumière née
de la lumière ", omniprésent dans la création
et source de toute fécondité et de tout ordre. Pas
d'autorité sans transcendance, pas d'ordre social sans morale,
pas d'activité efficace sans l'aide de Dieu, bientôt,
il n'y aura pas de bonheur sans le soleil. Plusieurs auteurs dont
l'historien de la littérature Henri Busson ont mis en doute
l'affirmation de Lucien Febvre (La religion de Rabelais) selon qui
l'athéisme est impossible au début du XVIe siècle.
Mais nous verrons qu'il est particulièrement difficile de
sonder les reins et les cœurs. Il est évident que des individus
au parcours personnel particulier ont pu accéder à
la non-croyance, mais tous les mécanismes sociaux et politiques
de ce temps supposent l'adhésion à une transcendance,
chrétienne ou moins chrétienne, là n'est pas
le problème. A commencer par les désirs de réformes
de l'État, car j'y insiste à nouveau, toutes les manifestations
de la vie collective ont quelque chose à voir avec la vie
religieuse. Mais contrairement à ce que laisserait penser
Rabelais par exemple, la réforme a commencé, chez
les moines, où c'était plus facile, mais aussi chez
les évêques comme le montrent les travaux sériels
sur les visites pastorales, dont la forme juridique fixe permet
des comparaisons fructueuses avec les autres périodes.
Une évidence n'a pas été assez explorée
encore par les historiens, l'universalité de l'aspiration
à la réforme commune à l'ensemble de l'Europe.
La réforme in capite et in membris pour l'Eglise (concept
né au concile de Vienne, 1311) mais aussi la réforme
de la justice, c'est à dire de l'administration, de la noblesse…
dont l'urgence est exprimée sous une forme morale (les danses
macabres) mais aussi sous une forme pratique : réformer,
c'est re-former, donner à la matière une forme pure
correspondant à l'ordre voulu par Dieu, une forme d'avant
la dégradation, aussi proche que possible de l'origine. L'idée
de réforme appartient en même temps à la tradition
chrétienne selon l'adage : Ecclesia semper reformanda (à
la fois réforme personnelle et structurelle).
Cf B. Chevallier et P. Contamine, La France à la fin du XVe
siècle : renouveau et apogée, Paris, 1985.
J. Le Goff, éd. Hérésies et sociétés
dans l'Europe préindustrielle, 11e-18e s., Paris, 1968.
Dès avant le concile de Latran V(1513-1516), la cause est
entendue. De très nombreuses propositions sont faites en
particulier le Libellus de deux moines camaldules vénitiens,
Quirini et Giustiniani. La reformatio de l'Eglise doit embrasser
tout le clergé de la tête jusqu'aux ordres religieux,
aux évêques et au clergé séculier car
seule cette reformatio permettra d'unifier le monde, d'écraser
les musulmans et de convertir les Juifs pour hâter la fin
du monde. Mais pour le corps chrétien, pour les prédicateurs
et prophètes dont l'audience grandit à la fin du XVe
siècle, la première réforme, réclamée
depuis plus d'un siècle, est celle de la tête car il
n'y a pas de fin possible du monde et de Parousie à Jérusalem
sans un Empereur Charles fils de Charles et sans un pape angélique
parfaits. Les réformes se bousculent donc dans l'Eglise.
Mais de quoi s'agit-il ? De restaurer, de rénover, d'innover
(cf. J.-M. Le Gall, dans BHR)? Nous l'observerons de trois points
de vue : la tête, les religieux qui vivent sous une règle,
les séculiers qui vivent dans le siècle.
I. Réformer
la papauté
Réformer la
papauté est un héritage permanent du XVe siècle
qui voit une lente remontée d'un pouvoir mis à mal
par le Grand Schisme et par les conciles du siècle. Depuis
la nomination de Martin V au concile de Constance " en 1417,
la papauté n'a eu de cesse de récupérer son
pouvoir, matériellement, en contrôlant le Sacré
Collège par des nominations en séries qui recentrent
la majorité des électeurs du conclave sur les grandes
familles italiennes pour éviter l'intervention trop directe
des grandes puissances et pour conforter les politiques dynastiques
italiennes. Le basculement intervient en 1471 lorsque lors de l'élection
de Sixte IV, 15 des 18 cardinaux qui assistent au conclave sont
italiens. C'est de cette date que vient le rapport très particulier
entre les Italiens et l'Eglise.
Avec l'aide de très grands théologiens comme l'op
Juan de Torquemada †1468 (ne pas confondre avec son neveu, Thomas,
le grand inquisiteur, †1498), la papauté continue vers 1500
à caresser les rêves de monarchie universelle des temps
de la lutte du sacerdoce et de l'Empire. Alexandre VI partage le
monde entre portugais et espagnols et Jules II entreprend en 1510
d'offrir la couronne de France au roi d'Angleterre. Erasme est à
Rome en 1509, Luther y passe en 1511. Aucun des deux n'émet
pour le moment la moindre réserve. Mais depuis longtemps
l'opposition s'exprime. Elle est devenue en France Gallicanisme,
défense des libertés de l'Eglise gallicane avec la
Pragmatique sanction de Bourges (1438) qui donne au roi la maîtrise
de la nomination aux bénéfices et des impositions
payées à Rome. C'est le moment où le clergé
de France a choisi délibérément le roi comme
maître dans les choses temporelles, à la place du pape.
Pour ménager Pie II, Louis XI abolit la Pragmatique en 1461
et 1467 puis passe un concordat avec Sixte IV lui redonnant quelques
droits en échange de son appui diplomatique.
Mais le pape cherche surtout à contrôler l'Italie en
éliminant les influences extérieures par le biais
des promotions de cardinaux. Gilles de Viterbe, Général
des Augustins (1507-1518), le grand homme du concile de Latran V,
parlera d'abus pour les nominations de cardinaux italiens trop jeunes
(Rodrigue Borgia à 24 ans mais Hippolyte d'Este à
15 et Jules de Médicis à 14). L'insistance d'un Laurent
de Médicis à obtenir un cardinalat pour son fils est
symptomatique de l'intérêt de Rome comme levier pour
s'assurer le contrôle de Florence et ce fils, le futur Léon
X, va reconquérir Florence pour les Médicis. Le rôle
central des cardinaux explique pourquoi l'humaniste Paolo Cortese,
après avoir projeté d'écrire un De principatu,
compose un traité De cardinalatu (1510) qui va très
vite servir de modèle. Le dominicain Jérôme
Savonarole prêche à partir de 1494 un renouveau général
de la société chrétienne en commençant
par le clergé et se heurte à Rome au point d'être
exécuté de façon scandaleuse. Sa mémoire
mythique sera maintenue un siècle durant en particulier avec
la publication de ses œuvres par Sebastien Gryphe et la traduction
par un de ces " chrétiens du 3e type ", humaniste
non schismatique, Balthazar Arnoullet, imprimeur-libraire de Lyon
(v. 1517-1556) ; cf Bernard Montagnes, " Les traductions françaises
de Savonarole ", dans Revue thomiste, 2002, p. 239-270. Mais
aussi par les calvinistes.
Les reproches les plus âpres sont dès lors adressés
par les milieux internes qui aspirent à la réforme
: Gilles de Viterbe qui propose dans le discours inaugural du concile
Latran V la définition souvent reprise par la suite de la
Réforme catholique : réformer " homines per sacra,
non sacra per homines ", le Vénitien Gaspard Contarini,
qui soutient Savonarole… tous reprochent au pape d'avoir abandonné
son pouvoir universel pour devenir " un prince d'Italie ".
Or jamais l'administration pontificale n'a si bien marché
qu'au tout début du XVIe siècle et nous le savons
par le diaire de Burchard, cérémoniaire du pape. La
chancellerie est l'organisme le plus puissant (cf Bramante), peuplée
de protonotaires et d'abréviateurs, qui reçoivent
les suppliques et préparent les bulles ou les brefs de nomination,
plus de 10000 par an vers 1497. Le pape devient aussi le maître
de ses finances : à la Chambre apostolique, il puise à
sa guise et sans rendre de comptes. La Chambre apostolique s'occupe
des finances et vérifie les comptes sous l'autorité
du cardinal camérier, toujours italien après le cardinal
d'Estouteville (1471-1474). L'organisme judiciaire est particulièrement
développé avec la Rote qui juge en appel tous les
procès de la chrétienté dont les demandes d'annulation
de mariage, la Pénitencerie s'occupe de l'absolution des
péchés réservés au pape. Mais auprès
du pape, un administrateur prend une place de plus en plus importante
: le Dataire qui date avant expédition toutes les grâces
et exemptions. Cette armée de scribes ne cesse de grossir
à la fin du 15e siècle, avec tout ce que cela implique
de corruption. La vénalité des offices y est introduite,
ainsi que le népotisme mais le pape ne pouvait faire autrement
s'il voulait s'assurer une administration compétente et fidèle.
Cf W. REINHARD, p. 69-98 et 137-153 ; Peter PARTNER, The pope's
men). Pourtant,devant tant de splendeurs, le malaise persiste car
Romae omnia esse venalia, " à Rome tout s'achète
" affirme le dicton. Comme le dit très bien Francis
Rapp, " la reformatio capitis butait contre un mur d'argent
". Pour résoudre ce problème, il faut des revenus
assurés.
Avec Jules II, le pape soldat, la papauté se taille une principauté
comme n'importe quel autre prince et devient une puissance internationale
jusqu'au milieu du XVIIe siècle. Mais surtout en donnant
à la papauté une assise territoriale, Jules II lui
donne des revenus seigneuriaux qui ne la rendent plus dépendante
du bon vouloir des souverains à transférer l'argent
à Rome.
Paolo PRODI, Il sovrano pontifice. Un corpo e due anime, la monarchia
papale nella prima età moderna, Bologne, 1982, 422 p.
Christine SHAW, Julius II. The Warrior Pope, Oxford UK & Cambridge
USA, Blackwell, 1993, 360 p.
Il fut un temps écrit Machiavel, " où le moindre
baron se croyait en droit de mépriser la puissance du pape
: aujourd'hui, elle commande le respect à un roi de France
". Louis XII n'a pas réussi en effet à contrarier
l'influence pontificale sur l'Italie. Le concile (conciliabule)
de Pise le prouve. Jules II se sert d'abord des français
pour limiter les ambitions de Venise en Italie. Après la
victoire d'Agnadel (1509), il ne songe plus qu'à mettre "
ces barbares " à la porte. Louis XII utilise l'épouvantail
de la Pragmatique en 1510 puis l'appel au concile contre le pape
guerrier grace à la dissidence de cinq puis neuf cardinaux
en 1511 et au ralliement diplomatique de Maximilien et il fait travailler
ses experts théologiens de la Sorbonne pour mettre en valeur
son droit impérial à convoquer le concile quand le
pape est indigne. Les meilleurs écrivains ont également
participé à la propagande : Lemaire de Belges (La
déploration de l'Eglise militante), Pierre Gringore (L'espoir
de paix). Le concile, convoqué à Pise, rassemble essentiellement
des évêques français et opte pour un conciliarisme
radical. Jules II réplique en convoquant le concile au Latran
en 1512 et en s'appuyant sur le meilleur commentateur thomiste du
moment, Thomas de Vio, dit Cajetan (De comparatione auctoritatis
papae et concilii, 1511). Jules II fut suivi en partie à
cause de son autorité nouvelle mais aussi parce que le corps
de la Chrétienté attendait beaucoup d'un concile pour
réformer l'Église et la société.
Cet épisode français marque les limites du gallinanisme
français du XVe siècle : les participants du concile
de Pise seront contraints en 1517 de présenter leurs excuses
au pape. En 1478, un concile gallican rétablit la Pragmatique,
qui marchera cahin caha jusqu'au concordat de Bologne (1516), qui
organise la main-mise du roi et du pape sur les bénéfices
les plus importants, au détriment des pouvoirs locaux. Les
chapitres cathédraux élisaient les évêques,
non sans querelles et sans violences, en tenant compte de l'avis
du roi. Désormais, le roi se passe de leur accord avec la
connivence du pape, d'où la longue résistance des
provinces, des Parlements et même des chapitres cathédraux
à cet état de fait.
Les papes de la Renaissance ont très mauvaise réputation,
mais celle-ci doit être nuancée par l'interprétation
de la Renaissance au XIXe siècle comme contraire au Christianisme
: le concept lui-même demande à être revisité.
Dernière approche historiographique, synthétique et
illustrée : Wolfgang REINHARD, " Papauté et réformes
entre Renaissance et baroque ", dans son volume d'articles
Papauté, confessions, modernité, Paris, 1998. Ce sont,
il est vrai, des chefs d'État avant d'être des spirituels,
mais la plupart n'ont pas eu la vie scandaleuse que leur prête
l'historiographie allemande et luthérienne depuis Leopold
Ranke (publié en 1834, édité en français
en 1837 puis 1848 et mis à l'Index en 1870…), Paris, Robert
Laffont (Bouquins), 1986, en particulier (même si l'information
est excellente et si l'histoire se lit comme un roman). Le plus
mal traité est le pape Borgia, Alexandre VI, qui surveilla
pourtant de très près les organes de la Curie et montre
des initiatives intéressantes en soutenant plusieurs réformes
spirituelles après 1497 (cf Léonce Celier, "
Alexandre VI et la réforme de l'Eglise ", dans MEFR,
1907, p. 65-124. Mais au concile de Latran V, malgré la participation
de 280 prélats, les papes Jules II puis Léon X éludent
les problèmes qui fâchent et se refusent à mettre
en œuvre des réformes radicales. La réforme ébauchée
par le concile qui a posé les vraies questions est proprement
escamotée. On comprend dès lors la déception
(excessive) d'Erasme qui écrit dès 1522 " Qu'oserai-je
dire des conciles, sinon peut-être que le récent concile
du Latran n'en a pas été un ? ". Déjà
le grand prédicateur alsacien, Geiler de Kaysersberg estimait
en 1508 qu'il n'y avait plus d'espoir que la chrétienté
se remette cf F. Rapp, " Reformatio, ce qu'en disaient les
prédicateurs. L'exemple strasbourgeois dans Les réformes,
enracinement socio-culturel, Paris, 1985. Quelques mois après
la clôture du concile, la révolte de Luther donne à
la réforme une urgence que les pères conciliaires
n'ont pas saisie.
Une chanson de Pierre Gringore met en refrain " Ung Dieu, ung
roy, une foy, une loy "Louis XII est ainsi légitimé
comme pouvoir religieux autant que politique. Les États Généraux
de 1484 s'occupent du clergé et de la vie religieuse : cf.
L'Église et la vie religeuse en France au début de
la Renaissance, 1450-1530 N° spécial, RHEF, 1991. De
nombreux travaux sont venus confirmer la nouvelle approche : l'Église
de la Renaissance n'est pas vautrée dans ses abus mais fort
dynamique. Pourquoi alors la rupture de la Réforme, car c'est
dans les régions les plus dynamiques que celle-ci se déploie
? Avant de répondre, il faut voir ce que dit cette nouvelle
historiographie qui a mis en valeur l'application des réformes
avant la Réforme, particulièrement dans les couvents
et les paroisses.
II. Réformer
les moines
Prendre garde au fait qu'on donne ce nom générique
à ceux qui vivent sous une règle, mais que chaque
règle induit des logiques différentes de pouvoir et
d'action. En français et dans le monde médiéval,
on réservera le mot à ceux qui vivent sous la règle
de saint Benoît réformée à plusieurs
reprises, différente de la règle canoniale, augustinienne,
et compilée par Chrodegang à l'époque carolingienne.
Les ordres mendiants sont entre les deux, les dominicains proches
de la règle canoniale et les franciscains de la règle
cistercienne. Tous ceux qui vivent sous une règle ont subi
une réforme à un moment ou à un autre du XVe
siècle.
Prenons la France et même le bassin parisien pour simplifier
: entre 1450 et 1500, il s'est fondé presque autant de maisons
religieuses qu'entre 1350 et 1450. Il y a à la fois réforme
des ordres anciens : bénédictins et bénédictines
(Fontevrault, Cluny, Chezal-Benoît…) sous l'impulsion par
exemple du chanoine de Paris, Jean Henry (†1483), président
aux enquêtes et député aux Etats généraux
de 1484. La réforme des ordres mendiants arrive aussi à
Paris dans le second XVe siècle, venue d'Italie puis de Hollande.
Il s'agit de retrouver la règle primitive de saint François,
de restaurer l'Observance. Si la réforme s'est faite dans
une sérénité relative chez les Dominicains
au début du XVe siècle et si elle se développe
à partir de couvents charismatiques comme San Marco de Florence
(Savonarole) puis en Hollande, sous l'impulsion de Jean Standonck
et de Louis d'Amboise,évêque d'Albi, tel n'est pas
le cas avec les Franciscains qui s'affrontent, avec violence souvent
comme à Paris en 1479 et à Rodez en 1480, entre conventuels
et observants.
En Espagne et en France, les pouvoirs soutiennent l'observance,
particulièrement sous le règne de Louis XII, mais
ce sont des intellectuels qui mènent les réformes,
très souvent des humanistes en France, comme Guy Jouennaux
qui prend la robe bénédictine à Chezal-Benoît
en 1494. Comme Jean Raulin, grand maître du collège
de Navarre depuis 1481 et l'un des grands intellectuels du nominalisme
qui rejoint Cluny à 54 ans en 1497 ou le prieur du collège
de Sorbonne, le théologien Pierre Sutor qui entre chez les
chartreux en 1511. En Italie, Pic de la Mirandole, brutalement converti
après de brillants succès intellectuels à Rome
et à Parisqui favorise le retour de Savonarole à Florence
en 1489 et meurt sous l'habit op sans avoir eu le temps de faire
profession. Lefèvre d'Etaples, Thomas More et Wimpheling
ont voulu être moines. Erasme lui-même n'était
pas aussi critique qu'on l'a dit à l'égard de certaines
formes de vie monastique (chartreuse).
Cf. J.-P. Massaut, Josse Clichtove, l'humanisme et la réforme
du clergé, Paris, 1968 ; Larissa Taylor, Preaching of Christ
: Late Medieval and Reformation France, New York, 1992 ; J.-.M.
Le Gall, Les moines au temps des Réformes. France, 1480-1560,
Seyssel, 2000.
Il faut aussi compter la naissance d'ordres nouveaux comme les Minimes
et les Annonciades dans la famille franciscaine, qui allient la
ferveur à une grande efficacité administrative. Dans
l'un comme dans l'autre cas, le pouvoir royal est d'ailleurs impliqué
alors qu'il n'y trouve aucun intérêt en termes de récupération
de bénéfices pour ses fidèles. Les princesses
jouent un rôle non négligeable, en particulier la femme
répudiée de Louis XII, Jeanne de France, qui fonde
avec l'ofm de l'observance Gabriel Maria l'ordre de l'Annonciade
en 1502 ou Marguerite de Lorraine, duchesse d'Alençon et
belle mère de Marguerite d'Angoulême, fondatrice de
nombreuses maisons, qui se retire en 1517 dans le couvent qu'elle
a fondé à Argentan, qu'elle transforme en couvent
de clarisses réformées . Les monarchies interviennent
sans cesse, comme si la réforme des réguliers construisait
leur image d'efficacité politique, comme si le jus reformandi
était un droit régalien essentiel. Église et
État sont d'autant plus liés que les conseils royaux
comportent et pour longtemps, des prélats de cour qui jouent
le rôle de principaux ministres, comme les cardinaux Georges
d'Amboise, de Cisneros (un Ofm de l'observance devenu confesseur
d'Isabelle la catholique et archevêque de Tolède en
1495), Wolsey…. Cf Cédric Michon : Ces prélats de
cour, qui permettent aux princes de lutter contre l'emprise des
réseaux féodaux font en quelque sorte le lien entre
la réforme de l'Eglise et celle de l'Etat, mais l'Eglise
reste surtout, du haut en bas de la hiérarchie, un formidable
vecteur de promotion sociale, aussi bien pour Wolsey, fils de boucher
que pour Pie V, fils de petits paysans devenu dominicain cf W. REINHARD,
p. 117-136.
A Paris, les maisons réformées attirent les vocations
jusqu'en 1520 et l'appui du roi est acquis jusqu'en 1524. On comprend
dès lors les invectives de Marguerite de Navarre contre les
cordeliers indignes. L'observance est une vitrine du pouvoir royal.
On trouve des parallèles dans l'Espagne des Rois catholiques
mais aussi en Allemagne où Albert d'Autriche, comme le landgrave
de Thuringe, le comte de Wurtemberg et le margrave de Brandebourg,
aux Pays Bas Marguerite d'Autriche réforment leurs couvents
dans le sens de l'observance. Ensuite, le choc de la réforme
luthérienne semble stériliser toute action d'envergure.
Cet essor et cette chute brutale dans le cours des années
1520 se retrouve dans la réforme des diocèses.
III. Réformer
diocèses et paroisses
Ici,
l'action royale est beaucoup moins sensible, c'est plutôt
celle des élites locales qui se déploie, encore que
les liens soient nombreux avec ceux qui inspirent les réformes,
le principal élève de Lefèvre d'Etaples, Josse
Clichtove par exemple, qui défend à la fois l'observance
monastique et l'éminente dignité de l'évêque
et du curé, devenant tout au long de sa vie conseiller d'évêques
et prédicateur de synodes diocésains. La réforme
des diocèses, réforme typique des membres, s'est mise
en place plus difficilement que celle des réguliers. Il fallait
des circonstances favorables en effet. D'abord que l'évêque
réside et qu'il connaisse bien ses paroisses en les visitant.
Il fallait aussi qu'il dispose de la nomination de nombreuses cures.
C'est le cas à Burgos où le dominicain Pascual de
Ampudia lance la réforme Joaquín ORTEGA MARTIN, Un
reformador pretridentino, don Pascual de Ampudia, obispo de Burgos
(1496-1512), Rome, 1973. . C'est encore le cas à Grenoble
(P. Paravy) où Laurent Ier Allemand lance la réforme
en 1495, en demandant à un humaniste, futur prieur général
de la Chartreuse en 1503, François Du Puy, de rédiger
de nouveaux statuts synodaux qui prévoient une meilleure
surveillance et une meilleure formation du clergé ayant charge
d'âmes tout en visitant une première fois son diocèse.
Il recommencera pour voir l'effet de sa politique entre 1506 et
1508. Son successeur ne visitera qu'en 1540. A Rodez, François
d'Estaing fait aussi appel comme proche collaborateur à un
élève de Lefèvre d'Etaples, Alain de Varènes
et visite ses paroisses de façon suivie à partir de
1518, au point de mourir à la tâche en 1529, et à
Meaux, Guillaume Briçonnet demande en 1519 à Lefèvre
lui-même de venir organiser la prédication.
La réforme des diocèses " à la manière
contre réformée " a donc commencé avant
la révolte luthérienne, d'autant que depuis la fin
de la guerre de Cent ans, les appels à une meilleure conscience
des évêques (Gerson) et les visites pastorales se sont
succédées, souvent pour des raisons fiscales mais
aussi pour suivre la reconstruction des paroisses et faire entrer
dans les faits le désir de réformes. C'est d'ailleurs
sur ces principes que le concile de Trente va légiférer
et réussir à faire passer ses idées. Pour l'heure,
le problème est qu'un évêque n'est pas éternel
et, en principe, ne choisit pas son successeur, bien qu'en Dauphiné
comme en Rouergue, on trouve des dynasties à l'œuvre pendant
toute la période de la reconstruction. Bien souvent, comme
à Grenoble ou à Rodez, une très bonne série
de visites n'est pas poursuivie par le successeur qui se contente,
comme Laurent II Allemand ou Georges d'Armagnac d'exploiter les
renseignements alors glanés et n'éprouvent pas le
besoin de se faire connaître des rustres. Il est vrai que
visiter est une entreprise à la fois épuisante et
décevante (une à trois paroisses par jour), mais surtout
incomplète car les évêques n'ont aucun pouvoir
sur les couvents de réguliers et leurs dépendances,
qui sont en général exempts de l'autorité épiscopale
parce qu'ils relèvent directement du Saint Siège.
La plupart des évêques sont entrés dans la carrière
à un niveau intellectuel et social trop élevé,
ils sont des seigneurs avant d'être des pasteurs et peinent
à comprendre les urgences. Mais il faut bien comprendre que
dans la tension religieuse des années 1490-1520, tous ne
sont pas indifférents à leur ministère comme
on l'a trop dit dans les manuels. Le nombre de gradués en
théologie monte parmi eux (en Espagne, les rois catholiques
ne confient les diocèses qu'à des letrados) et ils
savent de plus en plus s'entourer d'humanistes ou leur demander
des conseils, comme Louis Guillard, evêque de Chartres auprès
de Clichtove. De vrais humanistes arrivent à l'épiscopat
après 1500, comme Louis Pinelle, évêque de Senlis
en 1518 ou Claude de Seyssel, évêque de Marseille ou
archevêque de Turin (1511-1520).
Cf. P. PARAVY, De la chrétienté romaine à la
Réforme en Dauphiné, Rome, 1993. N. LEMAITRE, Le Rouergue
flamboyant, Paris, 1988. Michel VEISSIERE, L'évêque
Guillaume Briçonnet (1470-1538), Provins 1986 et Autour de
Guillaume Briçonnet, Provins, 1993.
A travers ces visites et l'activité des évêques
résidents ou du moins de celle de leurs vicaires, beaucoup
plus nombreux, formés et motivés qu'on ne l'a longtemps
cru, à travers les législations synodales, on peut
suivre à la fois les tentatives de réforme du clergé,
pour lesquelles les évêques sont bien mal armés
(peu de pouvoir sur leur promotion mais aussi fossé intellectuel
du fait du manque de formation uniforme du clergé local…).
Au bout du compte, les seuls succès semblent provenir du
contrôle des desservants (convoqués au synode annuel,
autorisés ou non pour les confessions, incités à
lire les opuscules de Gerson ou de quelques autres pour mieux assurer
leur métier, suivis de façon plus systématiques
dans leurs mœurs…).
Les visites enregistrent aussi la montée de sensibilités
religieuses nouvelles : le goût pour les pèlerinages,
jusque vers 1510, le culte du Saint-Sacrement (partout les célébrations
de la Fête Dieu dépassent celles de la Pentecôte
dans les dernières années du XVe siècle, la
montée du culte de la Passion, autour du Christ mais aussi
autour de la Vierge, le goût aussi pour une prédication
plus biblique, qui explique le succès des prédicateurs
dont c'est le métier). Ces sensibilités sont cultivées
collectivement par les confréries, qui commandent les sermons
et le théâtre dans les petites villes, mais aussi dans
les campagnes, dès que la paroisse est assez riche. Les prédicateurs
qui sont parfois des prophètes de la trempe de Savonarole
ne ménagent rien ni personne car ils n'ont pas charge d'âme.
Par contraste, l'inertie de beaucoup de clercs installés
dans leurs bénéfices ou à la vie médiocre
devient insupportable à beaucoup de laïcs et même
à beaucoup de clercs.
Hervé MARTIN, Le métier de prédicateur au Moyen
Age, Paris, 1988. Virginia REINBURG, Popular prayers in Late medieval
and Reformation France, Ann Arbor, 1985. Miry RUBIN, Corpus Christi.
The Eucharist in Late Medieval culture, Cambridge, 1991. Joël
SAUGNIEUX, Les Danses macabres en France et en Espagne et leurs
prolongements littéraires, Paris, 1972.
Ces réformes laissent pourtant une impression d'émiettement,
d'inachèvement, de mouvements browniens locaux sans continuité.
Ce sont pourtant les réformes qui créent le sentiment
qu'il existe des abus et non l'inverse. Luther n'arrive pas comme
un coup de tonnerre dans un ciel serein.
Ce consensus sur les réformes est bien superficiel à
vrai-dire. Il y a une distance énorme entre ceux qui veulent
rénover l'Église et ceux qui veulent la re-former,
entre ceux qui pensent la reformatio comme une renovatio et ceux
qui la pensent comme une transformatio, comme un retour absolu à
autre chose : ceux qui veulent une renaissance radicale, à
la façon du Florentin Savonarole qui veulent le passage à
un autre monde. Les plus radicaux sont désormais assez nombreux
pour être entendus par tous les déçus.
Il ne faut pas céder à l'anachronisme en effet : réforme
comme modernité sont des étiquettes élastiques
qui disent à la fois la régénération
et le retour au bon temps d'avant le déclin, mais aussi la
dernière venue du Christ, le sursaut collectif des derniers
temps, identifié par Savonarole avec la descente du roi de
France en Italie et prévu en 1524 par Luther. La réforme
est donc pensée à la fois comme retour et comme avenir,
même quand elle est pour une institution l'une des modalités
pour s'affirmer comme pouvoir. Qui dispose du jus reformandi ? L'Empereur
(ou le roi), le pape, le concile, les évêques ? Plus
personne ne le sait vers 1518. La mise en place effective de réformes
légitime désormais les pouvoirs, c'est pourquoi l'échec
du concile de Latran V est si grave. L'institution romaine, par
timidité et inertie, a manqué d'élan, l'action
des réformateurs manqué de continuité. Mais
leur mémoire est à l'œuvre et va s'exprimer de plus
en plus ouvertement après le sac de Rome, signe eschatologique,
pour les catholiques autant que pour les luthériens.
Geiler apostrophait son auditoire urbain d'un " vous autres
laïcs, vous nous haïssez ". L'anticléricalisme
est un fondement de l'expérience religieuse des villes et
de la noblesse de la fin du Moyen Age. Est-il pour autant négation
de la religion comme au XIXe siècle ? Certainement pas. Les
plus virulents par leur talent, Erasme, Marguerite de Navarre, donnent
le ton. En promouvant le meilleur de la vie religieuse, il s'agit
de promouvoir une vie plus chrétienne et moins sectaire,
moins violente. Le refus des Franciscains conventuels de se réformer
sur ordre est pour beaucoup dans l'image dégradée
des moines. Comme nous allons le voir, les grands réformateurs
de la première génération sont presque tous
issus de couvents réformés, à commencer par
Luther et Bucer. Comme si cette expérience les conduisait
à la rupture et à la négation d'une vie religieuse
dont ils ont expérimenté l'impossible perfection.
|