Madame Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire
Année académique

2002-2003

9. Renaissance et christianisme. L'aspiration universelle aux réformes

I. Réformer la papauté

II. Réformer les moines

III. Réformer diocèses et paroisses

 

9. Renaissance et christianisme. L'aspiration universelle aux réformes

L'Europe se trouve en face d'un événement majeur pour son histoire, la Réforme protestante. Voilà pourtant un lieu d'interprétations fort controversées. Cf L. Febvre, qui estimait que la question des origines de la Réforme et particulièrement de l'influence de la culture de la Renaissance était mal posée commentait ainsi Michelet, p. 384. La Renaissance est-elle résurrection de l'antiquité ? " Cette antiquité, la voilà qui transforme les arts, les lettres, la philosophie et porte un coup terrible au christianisme. Le postulat est annoncé pour un siècle : Si le Moyen Age fut chrétien, il ne put être antique et puisque la Renaissance est antique, elle dut tuer, elle tue nécessairement et le Moyen Age et le Christianisme. Bel exemple des sottises que peut dicter la logique à l'histoire ". Les historiens du siècle passé, soucieux d'associer Renaissance et progrès de la raison contre l'obscurantisme religieux ont oublié que l'Antiquité fut aussi chrétienne et que Constantin est aussi important qu'Auguste.
Il faut abandonner cette historiographie qui traîne encore beaucoup dans les manuels et qui voudrait que l'Antiquité fût uniformément païenne. La Renaissance ne détruit pas le Christianisme mais le transforme en effet. Les humanistes ont d'ailleurs remarquablement su baptiser les auteurs antiques comme Platon, Virgile et Cicéron. L'Antiquité ne présentait de danger que chez ceux qui se laissaient aspirer par le paganisme général des temps de Cicéron en voulant trop imiter cette langue latine qu'ils estimaient parfaite. Érasme, lui-même dénonça très tôt ce snobisme qui considérait à imiter les antiques jusque là. La Renaissance a donc une face chrétienne, fort agitée d'ailleurs, et qui ne se résume pas à de l'antirenaissance ou au conservatisme des théologastres (fortement remis en cause d'ailleurs). Au niveau le plus élémentaire, celui des paroisses, Pierrette Paravy, Francis Rapp et moi-même avons pu montrer la prospérité de la vie religieuse à la veille de la Réforme et remettre ainsi en cause l'image d'une Église médiévale engluée dans ses " abus ". La Renaissance sert donc largement le christianisme, bien plus qu'elle ne le détruit. Elle le sert dans le renouveau philosophique et biblique. Cf. Rien au-dessus de l'Histoire du christianisme, t. 7, Des réformes à la Réformation (1450-1530).
Le néo-platonisme habituel interprète en effet remarquablement le christianisme dans la mesure où il illustre parfaitement l'article du Credo exaltant le Christ " Lumière née de la lumière ", omniprésent dans la création et source de toute fécondité et de tout ordre. Pas d'autorité sans transcendance, pas d'ordre social sans morale, pas d'activité efficace sans l'aide de Dieu, bientôt, il n'y aura pas de bonheur sans le soleil. Plusieurs auteurs dont l'historien de la littérature Henri Busson ont mis en doute l'affirmation de Lucien Febvre (La religion de Rabelais) selon qui l'athéisme est impossible au début du XVIe siècle. Mais nous verrons qu'il est particulièrement difficile de sonder les reins et les cœurs. Il est évident que des individus au parcours personnel particulier ont pu accéder à la non-croyance, mais tous les mécanismes sociaux et politiques de ce temps supposent l'adhésion à une transcendance, chrétienne ou moins chrétienne, là n'est pas le problème. A commencer par les désirs de réformes de l'État, car j'y insiste à nouveau, toutes les manifestations de la vie collective ont quelque chose à voir avec la vie religieuse. Mais contrairement à ce que laisserait penser Rabelais par exemple, la réforme a commencé, chez les moines, où c'était plus facile, mais aussi chez les évêques comme le montrent les travaux sériels sur les visites pastorales, dont la forme juridique fixe permet des comparaisons fructueuses avec les autres périodes.
Une évidence n'a pas été assez explorée encore par les historiens, l'universalité de l'aspiration à la réforme commune à l'ensemble de l'Europe. La réforme in capite et in membris pour l'Eglise (concept né au concile de Vienne, 1311) mais aussi la réforme de la justice, c'est à dire de l'administration, de la noblesse… dont l'urgence est exprimée sous une forme morale (les danses macabres) mais aussi sous une forme pratique : réformer, c'est re-former, donner à la matière une forme pure correspondant à l'ordre voulu par Dieu, une forme d'avant la dégradation, aussi proche que possible de l'origine. L'idée de réforme appartient en même temps à la tradition chrétienne selon l'adage : Ecclesia semper reformanda (à la fois réforme personnelle et structurelle).
Cf B. Chevallier et P. Contamine, La France à la fin du XVe siècle : renouveau et apogée, Paris, 1985.
J. Le Goff, éd. Hérésies et sociétés dans l'Europe préindustrielle, 11e-18e s., Paris, 1968.
Dès avant le concile de Latran V(1513-1516), la cause est entendue. De très nombreuses propositions sont faites en particulier le Libellus de deux moines camaldules vénitiens, Quirini et Giustiniani. La reformatio de l'Eglise doit embrasser tout le clergé de la tête jusqu'aux ordres religieux, aux évêques et au clergé séculier car seule cette reformatio permettra d'unifier le monde, d'écraser les musulmans et de convertir les Juifs pour hâter la fin du monde. Mais pour le corps chrétien, pour les prédicateurs et prophètes dont l'audience grandit à la fin du XVe siècle, la première réforme, réclamée depuis plus d'un siècle, est celle de la tête car il n'y a pas de fin possible du monde et de Parousie à Jérusalem sans un Empereur Charles fils de Charles et sans un pape angélique parfaits. Les réformes se bousculent donc dans l'Eglise. Mais de quoi s'agit-il ? De restaurer, de rénover, d'innover (cf. J.-M. Le Gall, dans BHR)? Nous l'observerons de trois points de vue : la tête, les religieux qui vivent sous une règle, les séculiers qui vivent dans le siècle.

I. Réformer la papauté

Réformer la papauté est un héritage permanent du XVe siècle qui voit une lente remontée d'un pouvoir mis à mal par le Grand Schisme et par les conciles du siècle. Depuis la nomination de Martin V au concile de Constance " en 1417, la papauté n'a eu de cesse de récupérer son pouvoir, matériellement, en contrôlant le Sacré Collège par des nominations en séries qui recentrent la majorité des électeurs du conclave sur les grandes familles italiennes pour éviter l'intervention trop directe des grandes puissances et pour conforter les politiques dynastiques italiennes. Le basculement intervient en 1471 lorsque lors de l'élection de Sixte IV, 15 des 18 cardinaux qui assistent au conclave sont italiens. C'est de cette date que vient le rapport très particulier entre les Italiens et l'Eglise.
Avec l'aide de très grands théologiens comme l'op Juan de Torquemada †1468 (ne pas confondre avec son neveu, Thomas, le grand inquisiteur, †1498), la papauté continue vers 1500 à caresser les rêves de monarchie universelle des temps de la lutte du sacerdoce et de l'Empire. Alexandre VI partage le monde entre portugais et espagnols et Jules II entreprend en 1510 d'offrir la couronne de France au roi d'Angleterre. Erasme est à Rome en 1509, Luther y passe en 1511. Aucun des deux n'émet pour le moment la moindre réserve. Mais depuis longtemps l'opposition s'exprime. Elle est devenue en France Gallicanisme, défense des libertés de l'Eglise gallicane avec la Pragmatique sanction de Bourges (1438) qui donne au roi la maîtrise de la nomination aux bénéfices et des impositions payées à Rome. C'est le moment où le clergé de France a choisi délibérément le roi comme maître dans les choses temporelles, à la place du pape. Pour ménager Pie II, Louis XI abolit la Pragmatique en 1461 et 1467 puis passe un concordat avec Sixte IV lui redonnant quelques droits en échange de son appui diplomatique.
Mais le pape cherche surtout à contrôler l'Italie en éliminant les influences extérieures par le biais des promotions de cardinaux. Gilles de Viterbe, Général des Augustins (1507-1518), le grand homme du concile de Latran V, parlera d'abus pour les nominations de cardinaux italiens trop jeunes (Rodrigue Borgia à 24 ans mais Hippolyte d'Este à 15 et Jules de Médicis à 14). L'insistance d'un Laurent de Médicis à obtenir un cardinalat pour son fils est symptomatique de l'intérêt de Rome comme levier pour s'assurer le contrôle de Florence et ce fils, le futur Léon X, va reconquérir Florence pour les Médicis. Le rôle central des cardinaux explique pourquoi l'humaniste Paolo Cortese, après avoir projeté d'écrire un De principatu, compose un traité De cardinalatu (1510) qui va très vite servir de modèle. Le dominicain Jérôme Savonarole prêche à partir de 1494 un renouveau général de la société chrétienne en commençant par le clergé et se heurte à Rome au point d'être exécuté de façon scandaleuse. Sa mémoire mythique sera maintenue un siècle durant en particulier avec la publication de ses œuvres par Sebastien Gryphe et la traduction par un de ces " chrétiens du 3e type ", humaniste non schismatique, Balthazar Arnoullet, imprimeur-libraire de Lyon (v. 1517-1556) ; cf Bernard Montagnes, " Les traductions françaises de Savonarole ", dans Revue thomiste, 2002, p. 239-270. Mais aussi par les calvinistes.
Les reproches les plus âpres sont dès lors adressés par les milieux internes qui aspirent à la réforme : Gilles de Viterbe qui propose dans le discours inaugural du concile Latran V la définition souvent reprise par la suite de la Réforme catholique : réformer " homines per sacra, non sacra per homines ", le Vénitien Gaspard Contarini, qui soutient Savonarole… tous reprochent au pape d'avoir abandonné son pouvoir universel pour devenir " un prince d'Italie ".
Or jamais l'administration pontificale n'a si bien marché qu'au tout début du XVIe siècle et nous le savons par le diaire de Burchard, cérémoniaire du pape. La chancellerie est l'organisme le plus puissant (cf Bramante), peuplée de protonotaires et d'abréviateurs, qui reçoivent les suppliques et préparent les bulles ou les brefs de nomination, plus de 10000 par an vers 1497. Le pape devient aussi le maître de ses finances : à la Chambre apostolique, il puise à sa guise et sans rendre de comptes. La Chambre apostolique s'occupe des finances et vérifie les comptes sous l'autorité du cardinal camérier, toujours italien après le cardinal d'Estouteville (1471-1474). L'organisme judiciaire est particulièrement développé avec la Rote qui juge en appel tous les procès de la chrétienté dont les demandes d'annulation de mariage, la Pénitencerie s'occupe de l'absolution des péchés réservés au pape. Mais auprès du pape, un administrateur prend une place de plus en plus importante : le Dataire qui date avant expédition toutes les grâces et exemptions. Cette armée de scribes ne cesse de grossir à la fin du 15e siècle, avec tout ce que cela implique de corruption. La vénalité des offices y est introduite, ainsi que le népotisme mais le pape ne pouvait faire autrement s'il voulait s'assurer une administration compétente et fidèle. Cf W. REINHARD, p. 69-98 et 137-153 ; Peter PARTNER, The pope's men). Pourtant,devant tant de splendeurs, le malaise persiste car Romae omnia esse venalia, " à Rome tout s'achète " affirme le dicton. Comme le dit très bien Francis Rapp, " la reformatio capitis butait contre un mur d'argent ". Pour résoudre ce problème, il faut des revenus assurés.
Avec Jules II, le pape soldat, la papauté se taille une principauté comme n'importe quel autre prince et devient une puissance internationale jusqu'au milieu du XVIIe siècle. Mais surtout en donnant à la papauté une assise territoriale, Jules II lui donne des revenus seigneuriaux qui ne la rendent plus dépendante du bon vouloir des souverains à transférer l'argent à Rome.
Paolo PRODI, Il sovrano pontifice. Un corpo e due anime, la monarchia papale nella prima età moderna, Bologne, 1982, 422 p.
Christine SHAW, Julius II. The Warrior Pope, Oxford UK & Cambridge USA, Blackwell, 1993, 360 p.
Il fut un temps écrit Machiavel, " où le moindre baron se croyait en droit de mépriser la puissance du pape : aujourd'hui, elle commande le respect à un roi de France ". Louis XII n'a pas réussi en effet à contrarier l'influence pontificale sur l'Italie. Le concile (conciliabule) de Pise le prouve. Jules II se sert d'abord des français pour limiter les ambitions de Venise en Italie. Après la victoire d'Agnadel (1509), il ne songe plus qu'à mettre " ces barbares " à la porte. Louis XII utilise l'épouvantail de la Pragmatique en 1510 puis l'appel au concile contre le pape guerrier grace à la dissidence de cinq puis neuf cardinaux en 1511 et au ralliement diplomatique de Maximilien et il fait travailler ses experts théologiens de la Sorbonne pour mettre en valeur son droit impérial à convoquer le concile quand le pape est indigne. Les meilleurs écrivains ont également participé à la propagande : Lemaire de Belges (La déploration de l'Eglise militante), Pierre Gringore (L'espoir de paix). Le concile, convoqué à Pise, rassemble essentiellement des évêques français et opte pour un conciliarisme radical. Jules II réplique en convoquant le concile au Latran en 1512 et en s'appuyant sur le meilleur commentateur thomiste du moment, Thomas de Vio, dit Cajetan (De comparatione auctoritatis papae et concilii, 1511). Jules II fut suivi en partie à cause de son autorité nouvelle mais aussi parce que le corps de la Chrétienté attendait beaucoup d'un concile pour réformer l'Église et la société.
Cet épisode français marque les limites du gallinanisme français du XVe siècle : les participants du concile de Pise seront contraints en 1517 de présenter leurs excuses au pape. En 1478, un concile gallican rétablit la Pragmatique, qui marchera cahin caha jusqu'au concordat de Bologne (1516), qui organise la main-mise du roi et du pape sur les bénéfices les plus importants, au détriment des pouvoirs locaux. Les chapitres cathédraux élisaient les évêques, non sans querelles et sans violences, en tenant compte de l'avis du roi. Désormais, le roi se passe de leur accord avec la connivence du pape, d'où la longue résistance des provinces, des Parlements et même des chapitres cathédraux à cet état de fait.
Les papes de la Renaissance ont très mauvaise réputation, mais celle-ci doit être nuancée par l'interprétation de la Renaissance au XIXe siècle comme contraire au Christianisme : le concept lui-même demande à être revisité. Dernière approche historiographique, synthétique et illustrée : Wolfgang REINHARD, " Papauté et réformes entre Renaissance et baroque ", dans son volume d'articles Papauté, confessions, modernité, Paris, 1998. Ce sont, il est vrai, des chefs d'État avant d'être des spirituels, mais la plupart n'ont pas eu la vie scandaleuse que leur prête l'historiographie allemande et luthérienne depuis Leopold Ranke (publié en 1834, édité en français en 1837 puis 1848 et mis à l'Index en 1870…), Paris, Robert Laffont (Bouquins), 1986, en particulier (même si l'information est excellente et si l'histoire se lit comme un roman). Le plus mal traité est le pape Borgia, Alexandre VI, qui surveilla pourtant de très près les organes de la Curie et montre des initiatives intéressantes en soutenant plusieurs réformes spirituelles après 1497 (cf Léonce Celier, " Alexandre VI et la réforme de l'Eglise ", dans MEFR, 1907, p. 65-124. Mais au concile de Latran V, malgré la participation de 280 prélats, les papes Jules II puis Léon X éludent les problèmes qui fâchent et se refusent à mettre en œuvre des réformes radicales. La réforme ébauchée par le concile qui a posé les vraies questions est proprement escamotée. On comprend dès lors la déception (excessive) d'Erasme qui écrit dès 1522 " Qu'oserai-je dire des conciles, sinon peut-être que le récent concile du Latran n'en a pas été un ? ". Déjà le grand prédicateur alsacien, Geiler de Kaysersberg estimait en 1508 qu'il n'y avait plus d'espoir que la chrétienté se remette cf F. Rapp, " Reformatio, ce qu'en disaient les prédicateurs. L'exemple strasbourgeois dans Les réformes, enracinement socio-culturel, Paris, 1985. Quelques mois après la clôture du concile, la révolte de Luther donne à la réforme une urgence que les pères conciliaires n'ont pas saisie.

Une chanson de Pierre Gringore met en refrain " Ung Dieu, ung roy, une foy, une loy "Louis XII est ainsi légitimé comme pouvoir religieux autant que politique. Les États Généraux de 1484 s'occupent du clergé et de la vie religieuse : cf. L'Église et la vie religeuse en France au début de la Renaissance, 1450-1530 N° spécial, RHEF, 1991. De nombreux travaux sont venus confirmer la nouvelle approche : l'Église de la Renaissance n'est pas vautrée dans ses abus mais fort dynamique. Pourquoi alors la rupture de la Réforme, car c'est dans les régions les plus dynamiques que celle-ci se déploie ? Avant de répondre, il faut voir ce que dit cette nouvelle historiographie qui a mis en valeur l'application des réformes avant la Réforme, particulièrement dans les couvents et les paroisses.

II. Réformer les moines


Prendre garde au fait qu'on donne ce nom générique à ceux qui vivent sous une règle, mais que chaque règle induit des logiques différentes de pouvoir et d'action. En français et dans le monde médiéval, on réservera le mot à ceux qui vivent sous la règle de saint Benoît réformée à plusieurs reprises, différente de la règle canoniale, augustinienne, et compilée par Chrodegang à l'époque carolingienne. Les ordres mendiants sont entre les deux, les dominicains proches de la règle canoniale et les franciscains de la règle cistercienne. Tous ceux qui vivent sous une règle ont subi une réforme à un moment ou à un autre du XVe siècle.
Prenons la France et même le bassin parisien pour simplifier : entre 1450 et 1500, il s'est fondé presque autant de maisons religieuses qu'entre 1350 et 1450. Il y a à la fois réforme des ordres anciens : bénédictins et bénédictines (Fontevrault, Cluny, Chezal-Benoît…) sous l'impulsion par exemple du chanoine de Paris, Jean Henry (†1483), président aux enquêtes et député aux Etats généraux de 1484. La réforme des ordres mendiants arrive aussi à Paris dans le second XVe siècle, venue d'Italie puis de Hollande. Il s'agit de retrouver la règle primitive de saint François, de restaurer l'Observance. Si la réforme s'est faite dans une sérénité relative chez les Dominicains au début du XVe siècle et si elle se développe à partir de couvents charismatiques comme San Marco de Florence (Savonarole) puis en Hollande, sous l'impulsion de Jean Standonck et de Louis d'Amboise,évêque d'Albi, tel n'est pas le cas avec les Franciscains qui s'affrontent, avec violence souvent comme à Paris en 1479 et à Rodez en 1480, entre conventuels et observants.
En Espagne et en France, les pouvoirs soutiennent l'observance, particulièrement sous le règne de Louis XII, mais ce sont des intellectuels qui mènent les réformes, très souvent des humanistes en France, comme Guy Jouennaux qui prend la robe bénédictine à Chezal-Benoît en 1494. Comme Jean Raulin, grand maître du collège de Navarre depuis 1481 et l'un des grands intellectuels du nominalisme qui rejoint Cluny à 54 ans en 1497 ou le prieur du collège de Sorbonne, le théologien Pierre Sutor qui entre chez les chartreux en 1511. En Italie, Pic de la Mirandole, brutalement converti après de brillants succès intellectuels à Rome et à Parisqui favorise le retour de Savonarole à Florence en 1489 et meurt sous l'habit op sans avoir eu le temps de faire profession. Lefèvre d'Etaples, Thomas More et Wimpheling ont voulu être moines. Erasme lui-même n'était pas aussi critique qu'on l'a dit à l'égard de certaines formes de vie monastique (chartreuse).
Cf. J.-P. Massaut, Josse Clichtove, l'humanisme et la réforme du clergé, Paris, 1968 ; Larissa Taylor, Preaching of Christ : Late Medieval and Reformation France, New York, 1992 ; J.-.M. Le Gall, Les moines au temps des Réformes. France, 1480-1560, Seyssel, 2000.
Il faut aussi compter la naissance d'ordres nouveaux comme les Minimes et les Annonciades dans la famille franciscaine, qui allient la ferveur à une grande efficacité administrative. Dans l'un comme dans l'autre cas, le pouvoir royal est d'ailleurs impliqué alors qu'il n'y trouve aucun intérêt en termes de récupération de bénéfices pour ses fidèles. Les princesses jouent un rôle non négligeable, en particulier la femme répudiée de Louis XII, Jeanne de France, qui fonde avec l'ofm de l'observance Gabriel Maria l'ordre de l'Annonciade en 1502 ou Marguerite de Lorraine, duchesse d'Alençon et belle mère de Marguerite d'Angoulême, fondatrice de nombreuses maisons, qui se retire en 1517 dans le couvent qu'elle a fondé à Argentan, qu'elle transforme en couvent de clarisses réformées . Les monarchies interviennent sans cesse, comme si la réforme des réguliers construisait leur image d'efficacité politique, comme si le jus reformandi était un droit régalien essentiel. Église et État sont d'autant plus liés que les conseils royaux comportent et pour longtemps, des prélats de cour qui jouent le rôle de principaux ministres, comme les cardinaux Georges d'Amboise, de Cisneros (un Ofm de l'observance devenu confesseur d'Isabelle la catholique et archevêque de Tolède en 1495), Wolsey…. Cf Cédric Michon : Ces prélats de cour, qui permettent aux princes de lutter contre l'emprise des réseaux féodaux font en quelque sorte le lien entre la réforme de l'Eglise et celle de l'Etat, mais l'Eglise reste surtout, du haut en bas de la hiérarchie, un formidable vecteur de promotion sociale, aussi bien pour Wolsey, fils de boucher que pour Pie V, fils de petits paysans devenu dominicain cf W. REINHARD, p. 117-136.
A Paris, les maisons réformées attirent les vocations jusqu'en 1520 et l'appui du roi est acquis jusqu'en 1524. On comprend dès lors les invectives de Marguerite de Navarre contre les cordeliers indignes. L'observance est une vitrine du pouvoir royal. On trouve des parallèles dans l'Espagne des Rois catholiques mais aussi en Allemagne où Albert d'Autriche, comme le landgrave de Thuringe, le comte de Wurtemberg et le margrave de Brandebourg, aux Pays Bas Marguerite d'Autriche réforment leurs couvents dans le sens de l'observance. Ensuite, le choc de la réforme luthérienne semble stériliser toute action d'envergure. Cet essor et cette chute brutale dans le cours des années 1520 se retrouve dans la réforme des diocèses.

III. Réformer diocèses et paroisses

Ici, l'action royale est beaucoup moins sensible, c'est plutôt celle des élites locales qui se déploie, encore que les liens soient nombreux avec ceux qui inspirent les réformes, le principal élève de Lefèvre d'Etaples, Josse Clichtove par exemple, qui défend à la fois l'observance monastique et l'éminente dignité de l'évêque et du curé, devenant tout au long de sa vie conseiller d'évêques et prédicateur de synodes diocésains. La réforme des diocèses, réforme typique des membres, s'est mise en place plus difficilement que celle des réguliers. Il fallait des circonstances favorables en effet. D'abord que l'évêque réside et qu'il connaisse bien ses paroisses en les visitant. Il fallait aussi qu'il dispose de la nomination de nombreuses cures. C'est le cas à Burgos où le dominicain Pascual de Ampudia lance la réforme Joaquín ORTEGA MARTIN, Un reformador pretridentino, don Pascual de Ampudia, obispo de Burgos (1496-1512), Rome, 1973. . C'est encore le cas à Grenoble (P. Paravy) où Laurent Ier Allemand lance la réforme en 1495, en demandant à un humaniste, futur prieur général de la Chartreuse en 1503, François Du Puy, de rédiger de nouveaux statuts synodaux qui prévoient une meilleure surveillance et une meilleure formation du clergé ayant charge d'âmes tout en visitant une première fois son diocèse. Il recommencera pour voir l'effet de sa politique entre 1506 et 1508. Son successeur ne visitera qu'en 1540. A Rodez, François d'Estaing fait aussi appel comme proche collaborateur à un élève de Lefèvre d'Etaples, Alain de Varènes et visite ses paroisses de façon suivie à partir de 1518, au point de mourir à la tâche en 1529, et à Meaux, Guillaume Briçonnet demande en 1519 à Lefèvre lui-même de venir organiser la prédication.
La réforme des diocèses " à la manière contre réformée " a donc commencé avant la révolte luthérienne, d'autant que depuis la fin de la guerre de Cent ans, les appels à une meilleure conscience des évêques (Gerson) et les visites pastorales se sont succédées, souvent pour des raisons fiscales mais aussi pour suivre la reconstruction des paroisses et faire entrer dans les faits le désir de réformes. C'est d'ailleurs sur ces principes que le concile de Trente va légiférer et réussir à faire passer ses idées. Pour l'heure, le problème est qu'un évêque n'est pas éternel et, en principe, ne choisit pas son successeur, bien qu'en Dauphiné comme en Rouergue, on trouve des dynasties à l'œuvre pendant toute la période de la reconstruction. Bien souvent, comme à Grenoble ou à Rodez, une très bonne série de visites n'est pas poursuivie par le successeur qui se contente, comme Laurent II Allemand ou Georges d'Armagnac d'exploiter les renseignements alors glanés et n'éprouvent pas le besoin de se faire connaître des rustres. Il est vrai que visiter est une entreprise à la fois épuisante et décevante (une à trois paroisses par jour), mais surtout incomplète car les évêques n'ont aucun pouvoir sur les couvents de réguliers et leurs dépendances, qui sont en général exempts de l'autorité épiscopale parce qu'ils relèvent directement du Saint Siège.
La plupart des évêques sont entrés dans la carrière à un niveau intellectuel et social trop élevé, ils sont des seigneurs avant d'être des pasteurs et peinent à comprendre les urgences. Mais il faut bien comprendre que dans la tension religieuse des années 1490-1520, tous ne sont pas indifférents à leur ministère comme on l'a trop dit dans les manuels. Le nombre de gradués en théologie monte parmi eux (en Espagne, les rois catholiques ne confient les diocèses qu'à des letrados) et ils savent de plus en plus s'entourer d'humanistes ou leur demander des conseils, comme Louis Guillard, evêque de Chartres auprès de Clichtove. De vrais humanistes arrivent à l'épiscopat après 1500, comme Louis Pinelle, évêque de Senlis en 1518 ou Claude de Seyssel, évêque de Marseille ou archevêque de Turin (1511-1520).
Cf. P. PARAVY, De la chrétienté romaine à la Réforme en Dauphiné, Rome, 1993. N. LEMAITRE, Le Rouergue flamboyant, Paris, 1988. Michel VEISSIERE, L'évêque Guillaume Briçonnet (1470-1538), Provins 1986 et Autour de Guillaume Briçonnet, Provins, 1993.
A travers ces visites et l'activité des évêques résidents ou du moins de celle de leurs vicaires, beaucoup plus nombreux, formés et motivés qu'on ne l'a longtemps cru, à travers les législations synodales, on peut suivre à la fois les tentatives de réforme du clergé, pour lesquelles les évêques sont bien mal armés (peu de pouvoir sur leur promotion mais aussi fossé intellectuel du fait du manque de formation uniforme du clergé local…). Au bout du compte, les seuls succès semblent provenir du contrôle des desservants (convoqués au synode annuel, autorisés ou non pour les confessions, incités à lire les opuscules de Gerson ou de quelques autres pour mieux assurer leur métier, suivis de façon plus systématiques dans leurs mœurs…).
Les visites enregistrent aussi la montée de sensibilités religieuses nouvelles : le goût pour les pèlerinages, jusque vers 1510, le culte du Saint-Sacrement (partout les célébrations de la Fête Dieu dépassent celles de la Pentecôte dans les dernières années du XVe siècle, la montée du culte de la Passion, autour du Christ mais aussi autour de la Vierge, le goût aussi pour une prédication plus biblique, qui explique le succès des prédicateurs dont c'est le métier). Ces sensibilités sont cultivées collectivement par les confréries, qui commandent les sermons et le théâtre dans les petites villes, mais aussi dans les campagnes, dès que la paroisse est assez riche. Les prédicateurs qui sont parfois des prophètes de la trempe de Savonarole ne ménagent rien ni personne car ils n'ont pas charge d'âme. Par contraste, l'inertie de beaucoup de clercs installés dans leurs bénéfices ou à la vie médiocre devient insupportable à beaucoup de laïcs et même à beaucoup de clercs.
Hervé MARTIN, Le métier de prédicateur au Moyen Age, Paris, 1988. Virginia REINBURG, Popular prayers in Late medieval and Reformation France, Ann Arbor, 1985. Miry RUBIN, Corpus Christi. The Eucharist in Late Medieval culture, Cambridge, 1991. Joël SAUGNIEUX, Les Danses macabres en France et en Espagne et leurs prolongements littéraires, Paris, 1972.
Ces réformes laissent pourtant une impression d'émiettement, d'inachèvement, de mouvements browniens locaux sans continuité. Ce sont pourtant les réformes qui créent le sentiment qu'il existe des abus et non l'inverse. Luther n'arrive pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.

Ce consensus sur les réformes est bien superficiel à vrai-dire. Il y a une distance énorme entre ceux qui veulent rénover l'Église et ceux qui veulent la re-former, entre ceux qui pensent la reformatio comme une renovatio et ceux qui la pensent comme une transformatio, comme un retour absolu à autre chose : ceux qui veulent une renaissance radicale, à la façon du Florentin Savonarole qui veulent le passage à un autre monde. Les plus radicaux sont désormais assez nombreux pour être entendus par tous les déçus.
Il ne faut pas céder à l'anachronisme en effet : réforme comme modernité sont des étiquettes élastiques qui disent à la fois la régénération et le retour au bon temps d'avant le déclin, mais aussi la dernière venue du Christ, le sursaut collectif des derniers temps, identifié par Savonarole avec la descente du roi de France en Italie et prévu en 1524 par Luther. La réforme est donc pensée à la fois comme retour et comme avenir, même quand elle est pour une institution l'une des modalités pour s'affirmer comme pouvoir. Qui dispose du jus reformandi ? L'Empereur (ou le roi), le pape, le concile, les évêques ? Plus personne ne le sait vers 1518. La mise en place effective de réformes légitime désormais les pouvoirs, c'est pourquoi l'échec du concile de Latran V est si grave. L'institution romaine, par timidité et inertie, a manqué d'élan, l'action des réformateurs manqué de continuité. Mais leur mémoire est à l'œuvre et va s'exprimer de plus en plus ouvertement après le sac de Rome, signe eschatologique, pour les catholiques autant que pour les luthériens.
Geiler apostrophait son auditoire urbain d'un " vous autres laïcs, vous nous haïssez ". L'anticléricalisme est un fondement de l'expérience religieuse des villes et de la noblesse de la fin du Moyen Age. Est-il pour autant négation de la religion comme au XIXe siècle ? Certainement pas. Les plus virulents par leur talent, Erasme, Marguerite de Navarre, donnent le ton. En promouvant le meilleur de la vie religieuse, il s'agit de promouvoir une vie plus chrétienne et moins sectaire, moins violente. Le refus des Franciscains conventuels de se réformer sur ordre est pour beaucoup dans l'image dégradée des moines. Comme nous allons le voir, les grands réformateurs de la première génération sont presque tous issus de couvents réformés, à commencer par Luther et Bucer. Comme si cette expérience les conduisait à la rupture et à la négation d'une vie religieuse dont ils ont expérimenté l'impossible perfection.