Concours 2004




Nicole LEMAITRE


FIGURES DE LA RENAISSANCE

Première partie

I Les hommes (et les femmes?) de l'humanisme




I LE PHILOSOPHE

  1. Un « humaniste »

2. L'Antiquité revisitée

3. L'impossible indépendance sociale

II L'ARTISTE ET L'INGÉNIEUR

 1. Le beau et les académies

 2. L'ingénieur

 3. L'artiste à la cour

III LE SAVANT ET L'ALCHIMISTE

  1. Le développement scientifique. Réalité ou fiction?

 2. L'âge d'or des magiciens et astrologues

 3. L'alchimiste et l'astrologue contestés

 

La Renaissance désigne cette période de deux siècles (1360-1560) qui a voulu le changement culturel et surtout qui a eu conscience de changements considérables. Je renvoie au cours de l'an passé qui reprenait l'analyse du concept faite autrefois par Wallace K. Ferguson et qui reste acceptable dans ses grandes lignes. Wallace K. Ferguson, La Renaissance dans la pensée historique (1946), Paris, 1950,  avec la belle préface du grand spécialiste de la littérature du 16e siècle que fut Verdun Léon Saulnier, plus claire que le texte lui-même.

L'interprétation de la Renaissance est d'abord italienne, mais les Allemands tenaient à exalter aussi le Moyen Age (à cause de l'Empire) et si les Français reconnaissaient la suprématie italienne (dès Robert Gaguin à Paris à la fin du 15e siècle, général de l'ordre des Trinitaires et historien), ils n'ont pas vilipendé le Moyen Age autant qu'on l'a dit. Les uns et les autres ont développé l'idée d'une translatio, d'une transmission de la culture, de l'Egypte à la Grèce, à Rome, à l'Italie, à la France. Chemin faisant, ils ont fixé la séparation du Moyen Age et de la Renaissance sur d'autres bases que les Italiens.

Mais le mot Renaissance un sens nouveau surtout au 18e siècle, avec les Lumières, en particulier d'Alembert, dans le Discours préliminaire de l'Encyclopédie. La Renaissance est l'âge de l'érudition qui accumule des matériaux dont le siècle philosophique, âge de la raison, vient extraire la moelle de la pensée. Ce dernier fixe, avec Voltaire, l'idée que la Renaissance est ouverture, mais au sens de balbutiement de la raison. Pour eux, il s'agit bien d'une Révolution mais comme prélude à leur siècle. Avant la Renaissance, il y a les ténèbres, après c'est la Lumière, le triomphe de la science, de l'éloquence et de la raison.

Les romantiques réhabilitent le Moyen Age, mais Michelet (1855) puis Burckhardt (1860) réinterprétent le mythe de Renaissance, pour parler de ce temps qui rompt volontairement avec le Moyen Age, « époque d'esprit collectif, de religion et d'autorité ». Pour eux, la Renaissance italienne d'abord puis européenne a posé la conscience dans l'individualisme et la liberté, ouvert le monde et l'homme aux dépens de la religion.

Il s'agit donc d'une nouvelle civilisation, d'un commencement pour les hommes du 19e s. ; Michelet n'a pas créé le mot Renaissance mais l'a transformé en notion historique. Pour lui, tout vient de la descente française en Italie, qui provoque le transfert du flambeau italien à l'ensemble de l'Europe par la France. Or l'Allemand Burckhardt manifeste lui aussi à la fois une réaction religieuse et nationaliste. Pour lui, la Renaissance italienne aboutit à l'oppression du génie allemand et à la fabrication d'œuvres artificielles. Le nationalisme joue donc un rôle important dans le devenir du mythe. Et celui-ci note que la chronique de Nuremberg (1493, par le médecin Hartman Schedel) parle d'une translatio imperii ad Teutonicos par l'Empire. Les Germains sont aussi le peuple aborigène de l'Europe, le plus pur, le plus près de l'origine donc. On comprend dès lors la liaison précoce établie avec la Réforme par les contemporains eux-mêmes, dès Melanchthon, Déclamation sur l'éducation des adolescents, 1518, qui attaque les barbares et veut affranchir les belles lettres de la corruption. D'autres réformateurs dans d'autres contextes, comme Calvin, insistent de façon plus universelle sur la désolation de l'église du Christ depuis la fin de l'Empire et son disciple, le Senlisien Simon Goulart, affirme que l'éveil des études précède celui de la religion, liant ainsi humanisme et Réforme protestante. C'est une vision simpliste de l'histoire mais pas radicalement fausse.

Burckhardt comme Michelet ont insisté sur l'individualisme et la modernité de la Renaissance qui caractérisent le monde moderne. L'idée sera reprise par Gobineau en France, Dilthey puis Cassirer en Allemagne (Individu et cosmos, 1927). Au 19e siècle, la Renaissance suppose une Kulturgeschichte une histoire culturelle ou plutôt de la civilisation et non plus seulement l'idée de Renaissance des arts et des lettres.

En face, les catholiques défendent encore le Moyen Age, aussi bien l'allemand Henri Thode, spécialiste de François d'Assise (1885) que les thomistes français étienne Gilson et Jacques Maritain au XXe siècle. L'opposition entre Moyen Age et Renaissance semble intenable à mesure que les travaux historiques se multiplient et elle est aujourd'hui abandonnée : la Renaissance continue autant le Moyen Age qu'elle le rompt et il est particulièrement anhistorique de faire dépendre la valeur d'une époque d'une autre (le Moyen Age n'est pas plus barbare que la Renaissance).

Que pouvons-nous dire de cet âge de transition ?

La Renaissance est la seule période qui se soit conçue comme changement, même s'il ne faut pas s'y tromper, dans l'esprit des hommes de ce temps, il ne s'agit pas de faire du nouveau mais de revenir à l'Antiquité, de retrouver l'origine de toute chose. Dans ce monde où le temps est conçu comme dégradation permanente et non comme progrès, revenir à l'origine, c'est revenir à la jeunesse éternelle, à la perfection.

Pourtant une partie des intellectuels dépasse ce simple retour à l'Antiquité, en estimant que le présent retrouvant l'Antiquité est supérieur à l'Antiquité elle-même.

Nos yeux d'historiens post-modernes sont cependant sur leur garde. Les «maîtres du soupçon» interrogent les historiens : Michel Foucault (Histoire de la folie, 1976), lit la Renaissance à travers les lunettes des Lumières, ce qui n'est pas nouveau, mais celles des Lumières revisitées par Freud, qui rejettent la Renaissance loin de la modernité et, surtout, Stephen Greenblatt (Renaissance Self Fashioning, 1980), remet en cause l'émancipation de l'individu à cette époque. Il sera nécessaire de se demander sans cesse, même si l'un et l'autre sont largement remis en cause par les historiens : sommes nous vraiment en face d'une révolution de la pensée entre 1460 et 1560 ? L'impact de l'humanisme doit être discuté sur la société comme sur l'individu.

On associe en effet la Renaissance, qui désigne donc plutôt la Renaissance des lettres et des arts jusqu'au 19e siècle, à l'humanisme, un mouvement d'émancipation de l'individu, de promotion de l'homme comme sommet de la Création et donc de respect de tout homme. Jusqu'où les structures culturelles et sociales valorisent-elles l'individu ? La question, très discutée dans le monde germanique et anglo-saxon, ne peut faire l'objet d'une réponse simple.cf.Keith Whitlock, éd., The Renaissance in Europe. A reader, Yale-Londres, 2000, qui examine tous les points de vue. Voir aussi le collectif Il Rinascimento. Interpretazioni e problemi, Rome, 1979, à partir de la pensée d'Eugène Garin. Nous devons donc, en nous méfiant des idées toutes faites et plus encore de l'anachronisme, mesurer la place de l'individu, du haut en bas de la société, que ce soit à travers les liens de clientèle et l'humanisme civique ou la marchandise et la mystique. L'une des clés de l'individualisation est religieuse en effet, c'est pourquoi toute une partie du cours abordera les nouvelles spiritualités, plus intérieures et plus responsabilisantes qui façonnent une part de notre modernité, mais qui ne sont pas encore partagées par tous.

Pourtant, qui peut on privilégier, quel est le héros représentatif de ce temps ? Raphaël, Vinci, Machiavel, Michel Ange, Rabelais, François Ier ? Il faut renoncer à mettre en valeur un individu, en général mal connu d'ailleurs. Mais nous le ferons en examinant des catégories à la fois sociales et culturelles, des « états » comme disent alors les théoriciens et les confesseurs, c'est-à-dire des situations stables caractéristiques de ce temps, des « figures » (on dirait dans le cadre d'une sociologie wébérienne, des idéaux-types, mais nous devons encore éviter l'anachronisme), des figures donc, considérées par les contemporains eux-mêmes comme révélatrices de ces temps nouveaux et de cette nouvelle manière de voir le monde.

L'an passé, nous partions des historiens pour dérouler le théâtre grandiose de la Renaissance, avec Michelet et Burckhardt. Ce sont cette année les philosophes ou les historiens des idées qui vont nous guider d'abord, pour édifier une galerie de portraits à la fois mythiques, parce que le mythe fournit une synthèse commode, et réels car des individus ou des groupes ont tenté d'incarner les nouveaux idéaux humanistes, avant de voir quelques contre-exemples en redevenant historiens. C'est Victor Cousin qui, au début du 19e siècle encore, a acclimaté l'expression de « philosophie de la Renaissance » en faisant d'ailleurs de Descartes une rupture, ce qui est faux cf. Emmanuel FAYE, Philosophie et perfection de l'homme. De la Renaissance à Descartes, Paris, 1998.

Dans un inventaire à la Prévert, parmi les images qui ressortent de ce que disent les contemporains, même si ces images doivent beaucoup à la relecture de la Renaissance par les philosophes du temps des Lumières, émerge d'abord le philosophe. Il est aussi artiste et écrivain, savant et astrologue, ingénieur et pédagogue. A la façon du Zénon de L'œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, il nous dit quelque chose de la quête humaine du XXe siècle plus que du XVIe siècle reconstitué anachroniquement. Pour nous, comme au XVIe siècle, le philosophe c'est l'humaniste capable de lire les temps nouveaux et de communiquer ses découvertes à ses contemporains.

Mais si cette époque a bougé plus que d'autres, c'est que des hommes d'action ont su incarner ces idées sur toute chose. Ceux qui vont de l'avant, ce sont les détenteurs du pouvoir: pouvoir séculier, en ces temps de naissance de la politique, et il faut alors évoquer les princes et princesses et leurs  entourages de courtisans, d'ambassadeurs, de capitaines. Mais il n'y a pas d'idéal humain à cette époque sans idéal religieux. Des aventuriers de Dieu transforment l'église médiévale en continuité ou en rupture. Rupture de la Réformation, qui est aussi une rupture culturelle assumée et se conjuge en plusieurs approches, dont chacune est révélatrice de l'aspiration générale au changement. Continuité du catholicisme qui transforme de l'intérieur les serviteurs d'institutions millénaires que sont le pape et les cardinaux et même les moines, avant que la Réforme catholique, universellement proposée par le Concile, ne transforme (après notre période) les évêques et les prêtres, et les laïcs eux-mêmes. L'ensemble de la population, est bientôt encadrées par ces «aventuriers» protestants ou catholiques, qui provoquent la «domestication» (Burke) de la Renaissance, en des tentatives d'acculturation sans égal dans l'histoire du christianisme par leur profondeur et leurs conséquences quotidiennes.

Nous verrons donc dans un premier temps ce qu'on peut dire de ceux qui incarnent le changement ou la nouveauté : les Humanistes. Puis dans un second temps les Hommes d'action et aventuriers de la fortune et enfin, pour finir, les Aventuriers de Dieu, réformateurs de la religion en continuité ou en rupture, ce qui nous permettra de poser le problème de la tension entre nouveauté et conservation dans cette période de la Renaissance.

I Les hommes (et les femmes?) de l'humanisme

 

Le « philosophe » nous sert donc de point de départ, mais pourquoi ce mot ? Pourquoi pas l'« intellectuel » à la manière de Christophe Charle et de Jacques Le Goff ? L'intellectuel est pour eux celui qui a la tâche de penser le monde qui l'entoure, de le faire savoir par les médias et de le transformer par l'action. Cette catégorie d'hommes a très précisément pris conscience de son pouvoir pendant l'affaire Dreyfus et nous laisse en héritage nombre de mouvements d'idée du XXe siècle, mais naturellement on la retrouve à d'autres moments de l'histoire et en particulier au Moyen Age. Seulement Jacques Le Goff désigne par là un milieu très spécifique, celui des maîtres des écoles qui se développe dans les Universités, ces organismes corporatifs qui assurent à leurs sociétaires une indépendance certaine par rapport aux autres pouvoirs. Les professeurs, penseurs et savants par métier n'ont à répondre que devant leurs pairs. Le Goff avait raison, parce qu'on peut délimiter en effet un métier d'intellectuel et parce que le mot philosophe n'a au Moyen Age qu'un seul sens : il désigne Aristote et lui seulement.

Au XVIe siècle, nous allons le voir, les professeurs existent toujours, mais les Universités n'ont plus le pouvoir d'indépendance dont elles disposaient autrefois. Les penseurs dans le vent sont souvent des professeurs, mais ils sont dans les cours désormais, dans l'entourage des Grands comme Lefèvre d'Etaples (v.1450-1536) chez Marguerite de Navarre et le roi lui-même (bibliothécaire du roi) ce qui change leur statut. Nous n'emploierons donc pas le mot d'intellectuel pour les définir et nous suivrons, jusqu'à un certain point seulement, qui est celui de l'anthropologie culturelle actuelle, les analyses d'Eugenio GARIN, L'homme de la Renaissance, Paris, 1990.

Pour autant pourquoi employer le mot de philosophe, mis à la mode par les Lumières et donc pas du tout innocent ? Parce que les penseurs de notre temps retournent à l'Antiquité et modifient complètement ce qu'on entendait par philosophe. La fonction n'est plus liée à une corporation et surtout elle cultive la critique à l'égard des idées et de leur expression aux époques précédentes. L'image la plus saisissante est celle de l'un des héros de la fin du XVe siècle, le très indépendant Diogène La‘rce, un philosophe tardif (IIIe siècle) mais auteur de biographies de philosophes anciens et compilateur de textes perdus, celui qui a fait connaître le scepticisme et le sto•cisme. Son oeuvre est vulgarisée par les humanistes italiens dans des paraphrases qui restituent une Antiquité mythique ; un signe ne trompe pas : il est assis au milieu de la fresque de Raphaël au Vatican. C'est Diogène l'érudit, maître de morale et critique de la réalité de son temps qui est mis en valeur. Dans quelle mesure cette image est-elle réalisée ? Et surtout est-elle réalisée partout ? On ne doit jamais oublier que si les modèles sont plus souvent italiens que nordiques, encore que la grande dorsale européenne qui court de l'Italie aux Flandres soit très permeable. Les différences de chronologie sont considérables d'un bout de l'Europe à l'autre, en particulier en matière artistique et scientifique cf.Mary BOAS HALL, «Il Rinascimento scientifico», dans Il Rinascimento. Interpretazioni e problemi, Rome, 1979, p. 325-352.

Nota. Je ne parlerai presque pas des idées. Il faut tout simplement prendre l'un des bons manuels d'histoire de la philosophie, par exemple le t. II de l'Histoire de la philosophie dir. Yvon Belaval dans l'Encyclopédie de la Pléiade.

I LE PHILOSOPHE

Le philosophe exprime bien cette époque de savoirs décloisonnés, mais il nous faut éviter l'anachronisme : qu'est-ce exactement qu'un philosophe à cette époque ?  C'est un humaniste fasciné par les belles lettres de l'Antiquité, qui est donc au service d'un puissant. Le tableau du Vénitien Giorgione présente les philosophes de tous les temps en rois mages (ceux qu'on trouve sous cette couche picturale).

Giorgione, Les trois philosophes, Venise (actuellement à Vienne), toile, v. 1500-1510.

1. Un « humaniste »

On sait toute la difficulté et toute l'ambigüité du mot, forgé à la fin du 18e siècle et qu'il ne faut pas appliquer trop vite à notre époque. Les penseurs de ce temps voulaient restituer l'Antiquité par les studia humanitatis : le beau latin, le grec subtil, voire l'hébreu des secrets de l'univers (la kabbale). Mais derrière ce gožt pour les textes restitués dans leur langue d'origine, il faut aussi lire, à travers bien des angoisses (voir celles de Léonard de Vinci ou de Michel AngeÉ) la quête d'une perfection humaine, la foi dans la capacité du savoir et donc de l'enseignement à rendre l'homme meilleur et digne. Les ouvrages sur la dignité de l'homme, point inconnus auparavant (voir Raymond Sebond ou Sibiuda à Toulouse,   1436, qui affirme « l'égalité en dignité de tous les hommes » dans sa Science du livre des créatures, de la nature ou de l'homme) sont désormais légion à notre époque. Les plus connus sont en Italie ceux de Pic de la Mirandole et en France de Charles de Bovelles, mais l'annonce de la dignité de l'homme se retrouve partout (Ernst Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance (1927), Paris, 1983)

Prenons Pic, dont le destin fut étonnant. Sa courte vie (1463-1494) est à la fois révélatrice des audaces de la pensée de son temps et des difficultés à trouver une place. C'est d'abord un aristocrate, comte de La Mirandole et de Concordia, qui n'a pas de problèmes d'argent, dont la vie est connue grâce à la biographie écrite par son neveu, Gian Francesco. Après des études de droit à Bologne (14-16 ans) qui font de lui un canoniste réputé (il est depuis l'âge de 10 ans protonotaire apostolique) il parcourt les universités les plus célèbres d'Italie et de France et étudie les lettres (Ferrare) la philosophie (Padoue et Pavie). En 1484 à Florence, il se lie avec Marsile Ficin, Ange Politien et Laurent le magnifique et devient l'un des collaborateurs actifs de l'Académie platonicienne. Il vient à Paris en 1484 où il se lie avec les humanistes de la capitale, en particulier l'historien et général des Trinitaires, Robert Gaguin. Il va laisser une telle impression que pendant une génération les étudiants parisiens n'auront de cesse que de se rapporter à lui. Au cours de ses voyages, en même temps qu'il apprend avec une facilité qui impressionne, il accumule les relations et surtout les livres. A son retour en Italie, en 1486, il étudie les langues orientales (arabe, chaldéen, hébreu). C'est ainsi qu'il assimile la kabbale, la science occulte juive.

Un projet insensé naît alors dans son esprit : convoquer à Rome tous les philosophes et théologiens de son temps pour discuter de ses thèses et unifier philosophie et théologie (en grand seigneur, il propose même de payer le voyage et le séjour de ses contradicteurs). Il rédige pour amorcer la discussion neuf cent thèses (De omni re scibili) sur tout ce qu'on peut savoir.

La curie romaine (dont il est l'un des bénéficiers) s'inquiète alors et le contraint le 31 mars 1487 à renoncer à 13 propositions jugées hérétiques. En réfutant cette condamnation, il ne fait qu'indisposer le pape Innocent IV qui l'excommunie. Il part pour la France mais est arrêté et incarcéré au donjon de Vincennes, interdit de soutenance pour ses thèses à l'Université de Paris. De retour à Florence, il est accueilli et protégé par Laurent de Médicis, et travaille jusqu'à sa mort, très pieuse, dans le couvent de San Marco, le jour même de l'entrée de Charles VIII dans la ville.

Sa pensée, qu'il n'a jamais pu exposer de façon synthétique, est caractérisée par une volonté de synthèse sans précédent, selon l'une de ses formules célèbres : Philosophia veritatem quaerit, theologia invenit, religio possidet. La philosophie cherche la vérité, la théologie la trouve, la religion la possède. Il ne peut y avoir de contradiction entre les trois. Mais il est surtout célèbre par l'introduction de ses 900 thèses, un discours De hominis dignitate. Le texte, comme tous les autres de Pic, a fait couler beaucoup d'encre et suscite encore des interprétations contradictoires comme celles de Fernand Roulier et Olivier Boulnois, pour rester en France seulement. Cf. Fernand ROULIER, Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) humaniste philosophe et théologien, Geneve, 1999, 666 p.

Pic parmi d'autres (Poggio Bracciolini, Cristoforo Landino, A. L. Brandolini... célèbre en effet la dignitas hominis , selon le vocabulaire aristotelicien, ou la dignitas animae selon le vocabulaire platonicien (p. 69). L'homme est synthèse de l'univers, animal raisonnable, microcosme qui reproduit l'univers, libre, image de Dieu dont il est une sorte d'hypostase divine (p. 495). Il doit être tourné vers Dieu pour libérer son âme et accéder au bonheur et à l'amour, par les trois temps de purification, illumination et perfection.

C'est on ne peut plus classique dans l'expression, et l'effort en trois temps caractérise toute la mystique de la fin du Moyen Age, mais la proclamation absolue du libre arbitre de l'homme, capable d'être l'artisan de son propre destin est une nouveauté qui aura beaucoup d'échos plus tard : l'homme ne s'accomplit, ne devient ce qu'il doit être qu'en agissant. Saint Augustin ne disait pas autrechose, mais Pic l'assène dans une netteté absolue.

Pourtant, en creusant plus loin, Olivier BOULNOIS le considère comme très influencé par le scotisme, bien plus moderne qu'il n'y paraît donc. cf O. Boulnois, « Humanisme et dignité de l'homme selon Pic » dans Jean Pic de la Mirandole, Oeuvres philosophiques, Paris, 1993, p. 293-340.

Boulnois estime que l'humanisme marque bien un point d'inflexion entre la pensée médievale et moderne sur les rapports entre Dieu, l'homme et le monde. Doit-on parler d'humaniste?Mais le terme est équivoque à cette date : il suppose un sens faible, dans lequel un homme s'oppose au formalisme de la pensée médiévale et un sens fort, qui affirme la volonté de réaliser un homme complet dont le développement ne souffre ni entrave ni limite. Pour Pic, par l'intellect et l'exercice de pensée, l'homme devient libre. Mais penser en philosophe, c'est  aussi réduire l'homme à son indignité actuelle ; lui montrer sa dignité surnaturelle, c'est le rendre plus excellent et l'appeler à l'action pour arriver à sa pleine stature (c'est déjà ce que disait Duns Scot à la fin du XIIIe siècle).

Pic voit le réel (dans De ente et de uno l'être et l'un) comme une somme d'entités indépendantes qui expriment chacune la totalité de l'univers de son propre point de vue. L'univers est unifié, il est un réseau, un immense fleuve de vie et l'homme peut le lire. Derrière cette idée, reposent encore bien des recherches futures.

Il ne faut pas oublier enfin la fascination qu'il a exercée. En 1491, celui qui deviendra le grand professeur de l'humanisme parisien, Jacques Lefebvre d'étaples a tenu à venir discuter avec lui avant de se lancer dans l'édition d'Aristote. Il transmettra à son tour le flambeau à son disciple chanoine de Noyon, Charles de Bovelles (1479-1552) dont le Livre du sage est dans le même ton cf. outre E. CASSIRER, les actes du colloque de Noyon, Charles de Bovelles en son cinquième centenaire, Paris, 1982  et l'étude rapide et brillante d'E. FAYE, Philosophie et perfection de l'homme, op. cit.

Pic est donc un personnage incontournable, sans cesse cité, en dépit (ou à cause?) de l'inachèvement de son œuvre et de ses difficultés d'insertion).


2. L'Antiquité revisitée


Marsile Ficin, Pic, Lefevre mais aussi érasme, More, Paracelse ou Cardan n'ont d'autres références que celles de l'Antiquité. Il ne faut cependant pas trop forcer le trait. Presque tous reconnaissent les techniques de pensée d'une partie de la scolastique, Pic le premier.

C'est l'école d'Athènes de Rapha‘l qui nous sert encore d'entrée dans ce monde très particulier. Rapha‘l a peint les murs de la salle de la Signature au palais du Vatican, entre 1508 et 1511. Il n'est pas le seul à représenter la philosophie (en face de la théologie d'ailleurs dans la même salle). Giorgione à Venise peint au même moment Les trois philosophes, qui représentent les trois âges de la philosophie (antique, médiévale, moderne) sur lesquels on a beaucoup glosé, mais on sait aujourd'hui que le tableau représentait d'abord les rois mages.

L'école d'Athènes représente tout ce qui compte pour cette époque : en haut de l'escalier, dans la grande salle Renaissance dont le dessin est attribué à Bramante, Platon qui tient le Timée et Aristote qui tient l'Ethique, discutent en présence de leurs disciples. Ce sont les deux plus grands philosophes de l'Antiquité, qui ont été étudiés avec passion sinon toujours avec rigueur cf Colloque de Tours, Platon et Aristote à la Renaissance, Paris, 1976.



Raphaël, L'école d'Athènes, Palais du Vatican, fresque, 1508-1511.


A gauche de Platon on trouve naturellement Socrate, l'homme en ocre, avec Eschine (l'orateur athénien, v-390-314), Xénophon son disciple, auteur de l'Anabase et pionnier de l'économie politique (v-430-355), Alcibiade son autre élève, général casqué (v-450-404) et Chrysippe, le logicien stoïcien (-281-205) et en dessous à gauche, Zénon, le fondateur du stoïcisme (-335-264), Epicure couronné de lierre (341-270), Pytagore avec ses tables (v-570-480) tandis qu'Averroes, le philosophe arabo-andaloux,  avec son turban se penche vers lui (1126-1180. L'homme au pied sur le marbre est Anaxagore, le philosophe du Logos qui gouverne l'univers (v-500-428), ératosthène le mathématicien (v-280-192) ou Parmenide (v-515-440) le fondateur de l'ontologie, qui estimait dans De la nature que l'être est un et éternel. Sur la table de marbre, médite Héraclite, le philosophe du mouvement (v-550-480) sous les traits de Michel Ange. Au centre, étalé sur les escaliers, à demi nu et studieux, Diogène. Diogène La‘rce, l'érudit compilateur des Vies et opinions des philosophes (3e s. apr. JC) plus que Diogène le cynique (v-413-323), mais la confusion est fréquente. A droite on voit Archimède (v-287-212) ou plutôt Euclide (-3e s.), sous les traits de Bramante traçant une figure géométrique, et plus à droite Zoroastre, le philosophe persan (v-628-551), avec son globe étoilé (selon Vasari, serait B. Castiglione, selon d'autres Bembo), Ptolémée (v100-170), de dos, la tête couronnée (car confondu avec un roi d'Egypte), qui sont tournés vers les peintres Raphaël (toque) et Perugin (cheveux gris).

On le voit, les anciens et les modernes sont assimilés, d'autant que Platon est peut être représenté sous les traits de Léonard de Vinci et que Michel Ange et Bramante travaillent alors à Rome. Mais du Moyen Age, seul Averroès trouve un statut digne du philosophe. Il est vrai que les pères de l'Eglise et les théologiens sont représentés en face, dans la dispute du Saint-Sacrement. Remarquons qu'en dehors de la statue d'Athena, il n'y a pas de femme dans l'allégorie de la philosophie. Ces philosophes qui disputent librement dans un lieu agréable sont-ils pour autant libre.



3. L'impossible indépendance sociale

Les universitaires sont encore nombreux parmi eux et donc relativement protégés par un statut collectif, mais les plus célèbres ne sont pas à l'Université. Ni Pic, ni Budé, ni Erasme, ni More, ni Machiavel, ni Henri Corneille Agrippa, ni Paracelse, ni Cardan ne sont protégés par cette corporation. Ils vivent donc dans une précarité parfois fort grande.

Certes, Pic est réhabilité, mais par Léon X, un Médicis, fils du « magnifique »É, le réseau est plus important que le débat intellectuel. Les philosophes cherchent à vivre dans la familia d'un grand pour lequel ils assument des tâches d'animation intellectuelle et d'écriture. Le notaire et secrétaire du roi Budé (1468-1540) est un « grand fonctionnaire », tout comme le chancelier Thomas More (1478-1535), proximité du pouvoir qui n'empêchera pas ce dernier de mourir sur le billot. Charles de Bovelles est chanoine de Noyon. Leur contemporain et ami érasme est le seul à avoir tenté de vivre (chichement) de sa plume et marque incontestablement un progrès dans la reconnaissance du travail intellectuel indépendant.

Érasme se plaignait toujours mais il est sans doute le seul auteur à avoir réussi à vivre à l'aise en dépit de pensions payées de façon irrégulière (conseiller impérial) de bénéfices en Angleterre (dont la cure d'Aldington depuis 1512) et un canonicat à Courtrai : 70£ de revenus fixes quand le minimum vital, par exemple le salaire d'un mâçon d'Anvers, est de 5£ par an. Il faut y ajouter l'argent versé par les imprimeurs lors de la remise des manuscrits (il n'y a pas alors de droit d'auteur) et le produit du mécénat littéraire, qui explique le nombre de dédicaces qui émaillent les livres. A sa mort, sa fortune s'élevait à 8000 florins du Rhin, outre le mobilier, les pierreries et autres objets précieux. Outre une douzaine d'amis bénéficiaires de legs particuliers, ce pactole (un professeur d'Université touchait 100 à 300 florins par an) a surtout aidé à fonder des bourses pour étudiants pauvres, des dots pour jeunes filles vertueuses et des aides aux vieillards infirmes.

Mais la plupart des humanistes vivent avec un prince, comme on l'a vu avec Pic. More lui-même auteur de l'Utopie mais aussi d'une Vie de Pic de La Mirandole, a difficilement vécu de son métier d'avocat et de juge avant de devenir conseiller d'Henri VIII en 1518 et chancelier en 1529. La montée de la culture de cour s'accompagne toujours d'une montée des consommations de luxe et donc d'art un peu partout en Europe. La conversation des philosophes de Guirlandaio à la cour de Florence n'est qu'un cas parmi d'autres.

 

       A la Renaissance, la puissance d'un prince mécène peut tout et les philosophes dans le vent de Florence, de Rome, de Milan, de Paris, se retrouvent presque tous à la cour : celle des Médicis, des Sforza, des Gonzague, des Este, du pape, de Charles Quint, de François Ier et d'Henri VIII. A la cour, ils trouvent des princesses hautement formées pour comprendre leur langue ésotérique : Marguerite de Navarre à Paris et Nérac, Vittoria Colonna à Viterbe et Rome, Renée de France à Ferrare mais aussi des familles moins aristocratiques comme celles de More et des Estienne, supposent des femmes lettrées mais qui restent dans l'ombre. La spéculation audacieuse est donc l'affaire des hommes, de spécialistes. Quasi domestique, le philosophe, comme l'artiste et le savant, qui sont souvent les mêmes, n'est pas aussi libre de produire qu'on le croit. Il est tenu de faire plaisir à son patron et de l'exalter, ce que fait Pic par exemple à l'égard de Laurent de Médicis. Ce ne sont pas des intellectuels à la manière de ceux du XXe siècle.

II L'artiste et l'ingénieur


     
Jusque là, les artistes étaient d'abord des artisans, associés aux arts mécaniques dont ils sont souvent issus : orfèvres comme Dürer mais aussi menuisier comme Sangallo. Tout au long de la période, ils restent des «broyeurs de couleurs», bons artisans aux «doigts épais», mais la reconnaissance à leur égard commence à apparaître. Le mot artista n'existe pas encore et Vasari, Les vies des plus grands peintres (1543) dédie encore son recueil aux artefici del disegno « aux praticiens des arts visuels » à ces techniciens qui savent transformer en dessin les artes mechanicae, mais aussi à l'artifex, l'artifex polytechnes, celui qui crée à partir de rien en utilisant les techniques de plusieurs domaines, qui crée surtout quelque chose de beau et d'utile. Malgré Léonard, celui qui a osé dire que la pittura e cosa mentale et revendiquer d'une capacité divine propre à l'artiste, malgré Vasari qui exalte la virtù créatrice de génies comme Michel Ange, il ne faut pas s'y tromper : l'artiste n'est ni solitaire ni indépendant.

Au début de notre période, son activité est surtout liée à la ville. Nous assistons en effet à une mutation des consommations culturelles médiévales. Si les commandes d'Eglise dominaient au Moyen Age, si elles restent essentielles, comme le montre l'ensemble de la production, très religieuse, c'est de moins en moins vrai dans les cours où les commandes de thèmes mythologiques abondent et surtout dans les villes où naît parfois un art « bourgeois » qui tient encore aux métiers, aux confréries, aux villes, bien plus qu'aux individus, sauf aux Pays Bas. Le marché de l'art commence à pointer dès le XVe siècle, à Bruges et Anvers aussi bien qu'à Florence et Venise : les artistes eux-mêmes mais aussi des marchand indépendants comme Claes van Holland, à Louvain, qui emploie vers 1470 un peintre dont il vend les œuvres. La fabrication d'albâtres anglais en masse, les retables, les sculptures, et pas seulement les toiles et les manuscrits sont vendus dans les foires Sophie CASSAGNES, D'art et d'argent.Les artistes et leurs clients dans l'Europe du Nord, Rennes, 2001. Et R. A GOLDWAITHE, Wealth and the demand for art in Italy, 1300-1600, Baltimore, 1993.

Le commerce n'empêche pas, au contraire, que comme les auteurs littéraires, ils sont maintenant de plus en plus reconnus et signent de plus en plus souvent de leur nom, mais ils sont encore tenus par des guildes, des métiers, un milieu particulier, tout comme les orfèvres, les musiciens, les charpentiers ou les mâçons. Rien ne serait plus faux que d'imaginer le créateur solitaire et libre dans son atelier ou l'artiste maudit ou prophète aux prises avec les méchants marchands. Pourtant cet environnement collectif est désormais largement ouvert, en Italie du moins, c'est celui des botteghe, à la fois ateliers spécialisés, entreprises commerciales et salons plus ou moins mondains.

 

1. Le beau et les académies

Entre botteghe et Académies.

Les ateliers constituent une petite société remuante, souvent joyeuse et paillarde prenant plaisir à choquer le bourgeois, comme cette compagnie du chaudron (Cazuela), fréquentée par Andrea Del Sarto, pour laquelle il monta en massepain, saucissons et andouilles une réplique du baptistère. Les ateliers accueillent à la fois des maîtres confirmés, des tâcherons, des apprentis plus ou moins géniaux, mais aussi des amateurs d'art ou des commenditaires de toutes les catégories sociales.

C'est ainsi que Michel Ange est placé en apprentissage à l'âge de 13 ans : « 1488, aujourd'hui Ier avril, moi Lodovico di Leonardo di Buonarroti, j'ai placé mon Michel Ange chez Domenico et Davide [Ghirlandaio] pour trois ans avec l'accord suivant : ledit Michel Ange doit rester avec les susdits, ledit temps pour apprendre la peinture et le métier ; les susdits le gouverneront et doivent lui assurer, eux, Domenico et Davide, vingt-quatre florins sur trois années; 6 la première, 9 la seconde et 10 la troisième, en tout 96 livres ». Il est payé car il a été pris à l'essai sans solde pendant un an.

C'est là que s'élaborent en Italie les modes, que sont diffusées les innovations techniques et qu'une certaine synthèse entre les cultures est concoctée. On les connaît en général par leurs ricordanze, leurs libri di famiglia, qui racontent à la fois l'histoire de la famille au sens large et qui rassemblent les comptes d'exploitation. La plus célèbre des botteghe florentines est celle de Verocchio parce qu'elle a formé Léonard entre 1467 ou 69 et 1479, même dans celle de Baccio d'Agnolo, l'un de ces menuisiers obscurs devenu architecte et qui nous a laissé un remarquable livre de raison, Vasari énumère parmi les habitués le jeune Raphaël d'Urbino, Andrea Sansovino, les frères Sangallo, Antonio et Giuliano, Michel Ange « et de nombreux jeunes de Florence ou d'ailleurs. »

Les botteghe des « arti del disegno » deviennent parfois, comme les ateliers d'imprimeurs, de véritables cénacles. Chez Botticelli, on discutait d'art mais aussi de politique : c'est là que Savonarole diffusa ses sulfureuses idées. Mais la fin du XVe voit naître aussi, près de la cour de Laurent de Médicis et sous l'autorité de Marsile Ficin et Ange Politien, ce qui sera la première académie. On y cultive la conversation entre gens de bonne compagnie mais on y diffuse aussi le platonisme et toute une idée de l'art. Pourtant il faut aller voir de près car la « légende médiceenne », qui fait de Laurent le magnifique un mécène hors pair a été forgée par Vasari en 1556-1558, dans les fresques du Palazzo Vecchio et dans ses Vies. André CHASTEL, Art et humanisme à Florence, Paris, 1959 puis André CHASTEL, Marsile Ficin et l'art,  Geneve 1975.

Pour Ficin et pour toute l'académie qui le suit à Florence, l'Académie de Careggi, très néo-platonisante, l'âme humaine doit se dépasser elle-même et pénétrer de l'intérieur la merveille de l'univers. Elle se reconnaît dans la raison mais celle-ci ne donne toute sa mesure que lorsqu'elle est soulevée par la puissance « démonique » dont parlait Socrate, où il faut reconnaitre l'exaltation de l'amour. éros, Hermes, Saturne les trois domaines de l'affectivité, de la connaissance, de l'éthique. Le milieu florentin de la fin du XVe siècle est le seul à avoir théorisé à ce point les rapports entre l'art et la philosophie.

La production modèle de ce genre de sociabilité est le printemps de Botticelli.



Botticelli, Le printemps
, Florence, toile, 1481.

 

La signification de ce tableau est discutée mais des avancées récentes permettent des remarques assurées, dont rend compte l'historien d'art allemand Horst Bredekamp, Botticelli, le printemps, Paris, 1999. Le contrat de ce tableau, signé en 1481, a été retrouvé et l'œuvre figure à l'inventaire de la branche cadette des Médicis en 1499. Il a donc été fait pour le cousin du Magnifique, Laurenzo le jeune, qui a participé au renversement du régime en 1494.

Il dit, dans une atmosphère qui n'est donc pas inattendue dans la Florence de Pic, l'harmonie entre la nature et l'être humain car le laurier héraldique à droite (Lorenzo, fils de Pier Francesco) est en harmonie avec Flore (Florence) = promesse d'une nouvelle Florence regorgeant de richesses comme en témoigne l'abondance des fleurs générées par la fécondité de Flore.

Vénus trône au centre et les trois graces expriment les trois états de l'amour : chasteté, beauté, volupté. Mercure, messager des Dieux lié à Lorenzo  tend sa main vers les oranges, symboles de jeunesse éternelle, d'amour et de fécondité. Ce thème copié sur les sculptures antiques subsistant, notamment le groupe de Sienne, sera imité un peu partout en Europe, même si on en connaît mal les chemins.

Plutôt que dans Platon directement, l'origine du sujet de ce tableau est à chercher dans le De natura rerum de Lucrece : « Voici le printemps et Vénus, marchant devant eux le messager ailé de Vénus; sur les pas de Zéphyr, Flore sa mère ouvre la voie qu'elle parsème de couleurs précieuses, de parfums à foison. » Il s'agit donc d'exalter l'union de la force et de l'amour, bien plus que l'émanation, la métamorphose ou la résurgence : WIND (Edgar), Mystères païens de la Renaissance, Paris, 1992, 371p.

Mais il faut aussi comprendre que la pensée isolée est étrangère à ce temps. Le tableau de Botticelli est donc la synthèse de plusieurs courants intellectuels : il cultive l'ambigüité, entre Moyen Age et Renaissance, et s'il semble affirmer le naturalisme, il exprime aussi un conservatisme en refusant tout triomphe (celui de Savonarole et des bourgeois de Florence sur les Médicis aînés)

Il s'agit d'une Florence paradisiaque, mais le tableau ment car il cache la querelle tragique des deux lignées pour le pouvoir.

2. L'ingénieur

Le plus souvent, l'artiste n'est pas engagé parce qu'il est artiste mais parce qu'il est ingénieur, capable de construire des machines utiles à la guerre, capable de maîtriser le monde par la géométrie, comme le mathématicien Luca Pacioli, 1495 ou Bramante-Euclide de Raphaël. L'engignour est en effet un concept médiéval, qui désigne celui qui est doué d'engin (d'esprit, d'intelligence) et met en œuvre son engin (son invention, voire son génie) parce qu'il produit des engins (machines, instruments). Le mot d'ingénieur apparaîtra en 1556 en français. Mais l'idée est déjà compris sous trois niveaux de sens : des capacités qui le distinguent, une activité qu'il déploie et ce qu'il réalise. Hélène VERIN, La gloire des ingénieurs. L'intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècles, Paris, 1993 et Paolo ROSSI, Les philosophes et les machines, Paris, 1996 (1962). Au Moyen Age le mot ne s'applique encore qu'au constructeur d'engins de guerre. A Urbino puis à Sienne déjà, Francesco Di Giorgio (1438-1501) développe des engins de guerre autant que des mécaniques industrielles, architecturales ou festives. Cf Paolo Galluzzi, Prima di Leonardo. La cultura delle macchine a Siena nel Rinascimento, expo Sienne, 1991 (BU SC 4=65).

Les Italiens vont développer cet esprit, qu'ils ne jugent pas opposé à celui de l'artiste, au contraire. Ainsi pour Léonard : l'ingénieur est à la fois architecte, fondeur, sculpteur, appelé à Milan en 1482 par Ludovic Sforza qui vient de s'emparer de Milan, non pas d'abord comme peintre mais comme musicien et comme ingénieur. C'est là qu'il dessine sur ses carnets ses fameuses machines et refléchit au mouvement de l'eau en devenant pionnier de l'hydrographie. Ce toscan éduqué à toutes les techniques dans l'academie de Verocchio, hérite du tournant pris par Brunelleschi, la construction est désormais spéculation mathématique. Il a touché à tout le savoir mais il a surtout aimé construire des machines et porté une attention particulière aux instruments de mesure. Il recopie avec soin les modèles existants pour les étudier et les perfectionner, par exemple les grues et palans de Brunelleschi qui ne dépassaient pas Vitruve cf. Philippe FLEURY, La mécanique de Vitruve, Caen, 1993. Léonard a considéré la technologie comme un accomplissement majeur de l'homme, tout en défendant dans ses tableaux le primat de l'émotion.

Il a mis au point une machine à tricoter la soie qui n'a pas eu d'avenir mais qui accompagne le développement de la bonnetterie (tissus tricotés et non tissés) à partir des années 1500. Ceci suppose que l'idée d'automatisme est dans l'air mais il n'est pas allé jusqu'à organiser une entreprise. Il était pourtant dans son rôle, autant que quand il peignait le portrait d'Isabelle d'Este, la Vierge aux Rochers (sur bois, avec un refus de la perspective géométrisante et première tentative de sfumato pour accentuer l'éloignement, vers 1483)ou préparait des décors pour les entrées de ses patrons; la fête qu'il a préparé à Milan, représentée le 13 janvier 1490 « La fête du Paradis » pour les noces d'Isabelle et Gian Galeasso Sforza, est restée célèbre.

Grâce à l'ambassadeur des Este, nous pouvons reconstituer les réjouissances. La grande salle du château était parée de festons de végétation entrelacés des armes des Sforza et des Aragon, les murs couverts de toiles figurant les légendes et exploits de la famille, une grande estrade de 20 brasses (13m) et une plus petite pour les musiciens et au milieu une tribune avec trois gradins réservée aux ducs et à leurs proches. De l'autre côté de la salle, le « paradis » était caché par un rideau. A 20h commence la musique et les danses, suivie à 23h30 de la représentation: on lève le rideau et un ange-enfant annonce la fête. Jupiter et Apollon prennent la parole pour louer le nouveau soleil et descendent de leurs planètes pour s'asseoir sur un mont (descente  du ciel sur la terre). Mercure rejoint Isabelle pour lui faire part du don des trois grâces et des sept vertus, Apollon les offre à la duchesse ainsi qu'un livret qui contient tous les poèmes  (de Bellincioni) qui seront prononcés dans la soirée en l'honneur des ambassadeurs. Cette fête a fasciné non pas par son contenu, mais par les effets spéciaux inventés par Léonard: jeux d'ombres et de lumières en fonction de la musique, grands décors apparaissant à l'improviste dans la salle obscure, la fête sera beaucoup imitée. Le 24 janvier 1491, pour d'autres fêtes, ici un tournoi, il introduira les « hommes sauvages » (Tatars ou Scythes couverts de peaux et de feuillages, exprimant la rudesse et la sagesse primordiales) à nouveau amplement imités par la suite, y compris par lui-même à Cloux en 1518.

Léonard est singulier en bien des choses, mais pas ici. Les Clouet, Du Bellay, Ronsard, Baïf, par exemple, ne font pas autrement à la cour de François Ier et d'Henri II. La Renaissance est un temps où tous les savoirs s'épaulent et se complètent sans pour autant se confondre : l'amateur de dessin anatomique qu'était Léonard était particulièrement lucide à cet égard. « O peintre anatomiste, prends garde qu'une connaisance excessive des os, des muscles, des tendons ne fasse de toi un peintre ligneux » explique-t-il dans son traité de la peinture. Il cherche en effet autre chose, à partir de la lumière : « Imagine les visages des hommes et dans femmes quand tombe le soir, dans la rue, que le temps est grisé ; quelle grâce et quelle douceur les éclaires ceci est l'expression parfaite », écrit-il dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale, mais il n'hésite pas non plus à utiliser ses connaissances sur le vol des oiseaux pour peindre les anges. Il n'y a pas de savoir spécialisé ou éclaté et comme le dit Léonard lui-même, « Être peintre n'a de valeur qu'universel » et il doit poursuivre d'une façon ou d'une autre la saisie de l'essence fragile des êtres dans un univers mouvant, du rocher au métal et au corps humain. Au même moment, Dürer commence à écrire son Traité sur les proportions du corps humain pour « la gloire de Dieu et l'utilité publique » comme l'affirme la dédicace de 1528. Cf Carlo VECCE, Léonard de Vinci, Paris, 1998.

3. L'artiste à la cour

Contrairement à ce qu'on a beaucoup dit au 19e siècle, ce n'est pas dans les villes mais dans les cours que les artistes se sont différentiés des artisans.

Martin WARNKE, L'artiste et la cour. Aux origines de l'artiste moderne, Paris, 1989 (Cologne, 1985).

Avant de faire fortune en ville, ils sont passés le plus souvent  par des cours, pour y acquérir des relations utiles en cas de conflit juridique. Ils ont participé à l'aura des princes et reçu souvent ainsi la mention flatteuse d'une compétence universelle, mais ils ont surtout échappé au contrôle tatillon des corporations, même si c'est pour tomber sous celui du prince avide de gloire. Ce passage de la ville à la cour se fait non sans tensions au début du 15e siècle à Florence. Rôle d'intermédiaire des humanistes : l'Arétin par exemple cherche à imposer ses vues auprès des princes européens, par exemple est l'intermédiaire entre François Ier et Rosso et Charles Quint et le Titien. Lui et Vasari sont persuadés que le mécanisme de la célébrité peut être déclenché et entretenu de façon méthodique et que les humanistes sont en quelque sorte des gestionnaires de la fama. Souvent, les artistes de cour sont en même temps des experts pour recruter d'autres artistes. C'est pourquoi de nombreux artistes se sont mis sous la protection de Michel Ange par exemple.

En général, les cours du 16e siècle reconnaissent la valeur des artistes, en Italie comme en France, en Espagne, en Angleterre ou en Allemagne. Mais il arrive aussi que des généraux ramènent de leurs campagnes des artistes comme autant de trophées, comme Masolino, engagé à la cour de Hongrie par Pippo Spano.  Les favoris aussi, par exemple c'est Thomas Cromwell qui a fait venir Holbein à la cour d'Henri VIII. De plus en plus, les ambassadeurs permanents jouent ce rôle en rédigeant des rapports qui se présentent parfois comme de véritables essais de critique.

L'artiste vit alors dans la familia du prince, comme un domestique, mais qui ferait partie du corps du prince. être familiaris à la cour pontificale ou impériale n'a alors rien d'humiliant au contraire. Le sommet d'une carrière est, par exemple, de devenir  « valet de chambre », comme Primatice en France. Cela veut aussi dire qu'ils rentrent dans le système de la cour, avec ses rumeurs, ses diffamations et sa malveillance. Pourtant le traitement fixe n'était pas la règle, la maison assez courante cependant, à l'image du Clos Lucé de Léonard, voire même l'attribution d'habits, ce qui était important dans la montée du luxe et des conventions vestimentaires de la cour.

Avec l'autorisation du prince, un artiste peut monnayer ses talents ailleurs. En 1552, lors de l'engagement de Lucas Cranach par Maurice, électeur de Saxe, il est spécifié qu'il peut disposer de son oeuvre même s'il doit  «s'attacher particulièrement et avec toute son ardeur à notre travail et, à cause de nos gratifications et de notre bienveillante pension, nous céder ce qu'il peint à notre intention à un prix quelque peu plus modéré que celui qu'il fait à un étranger». François Ier n'hésite pas à payer au double le saint Michel de Rapha‘l et ce dernier lui livre alors une «Sainte famille» en 1518. En général, travailler pour le prince est un exercice libre : Vasari l'affirme d'ailleurs « aucun artiste n'est tenu de travailler ; il travaille pour qui et quand il veut ». Mais cette conception en apparence moderne de la création artistique est en partie fausse. En réalité, les plus grands vivent bien parce qu'ils sont en même temps architecte de la cour ou intendants des arts, des charges officielles qui imposent de répondre à la maladie de la pierre qu'ont la plupart des princes. Mais leur rôle premier est surtout d'organiser les fêtes : il semble bien que Léonard ait été recruté d'abord sur ce critère.

Voyons à nouveau Cranach à Wittenberg. Dans son contrat de 1552, « hormis les armoiries, il est payé pour peindre et pour dorer les étendards des carrosses, tapis de selle, carapaçons, fanions, bannières et hallebardes. Il peint un plateau de table, un cadre, deux traineaux, six cravaches. Il dore un bois de cerf, un frontispice, la flèche au sommet d'une tour, les roses sur des coffrets » sans oublier les murs des salles et les cartons de tapisserie, les portraits qu'on envoie aux princes amis pour les mariages.

 

A Florence, l'art devient peu à peu supérieur à la technique, mais c'est l'artifex qui importe, celui qui sait rendre sensible la musique de l'au-delà (la musique est alors considérée comme l'instrument privilégié d'accès au Tout, cf De harmonica musicorum du maître de chapelle de la cathédrale de Milan, Franchino Gaffurio (1496), reproduit par Chastel dans Art et humanisme, p. 258. Leonard joueur de luth chez Ludovic le More, est tout aussi philosophe et ingénieur qu'artiste. Il est aussi un savant maîtrisant tous les savoirs du monde car son exigence du Beau (qui est aussi le Bien) purifie l'âme par l'amour et la porte à un degré supérieur d'humanité. Pour cela, il utilise aussi bien son savoir théorique(scientia) que son art (ars).

 

III  LE  SAVANT ET L'ALCHIMISTE


L'esthétique de l'Academie florentine est musicale et platonicienne, elle est aussi mathématique, comme le montrent les spéculations des architectes comme Alberti et Bramante, mais aussi des peintres comme Léonard ou Michel Ange. Il faut d'ailleurs remarquer que Florence n'est pas le seul lieu où les mathématiques dominent et pas seulement parce que les artistes voyagent, à Rome par exemple ; comme on l'a vu, Dürer n'est pas en reste dans son traité des proportions du corps humain (1528). Rappelons en effet que le corps est microcosme. Et lorsque le mathématicien et musicien Verocchio forme Léonard, ce n'est pas seulement à broyer des couleurs. Il subsiste à peu près la moitié des cahiers de Léonard, mais c'est suffisant pour voir qu'il observe et spécule sans cesse sur tout. L'ingéniosité de Léonard, son sens critique, son aptitude à la nouveauté l'amènent à refondre les branches du savoir (Chastel) et à dépasser les spéculations du cocon néoplatonicien. Pour lui, la peinture devient la promotion poétique d'un monde crépusculaire et voilé. La véritable beauté est liée au clair-obscur, elle réside dans le rapport entre l'ombre et la lumière, dans l'attente humaine maîtrisée par l'artiste.

Les artistes sont des savants, mais au sens qu'on donne au mot actuel, ils sont des dilettantes. D'autres sont plus représentatifs pour nous : les médecins et les astronomes, qui sont aussi astrologues voire mages. Issus des grandes universités italiennes dont celle de Padoue (mais il y en a d'autres, de Naples et Salerne à Bologne et Perouse) et formés à une science déjà rigoureuse, ils veulent aussi accéder à l'extraordinaire qui apparaît dans l'ordre de la nature.

1. Le développement scientifique. Réalité ou fiction?

L'une des distinctions importantes du Moyen Age entre savoir théorique (scientia) et pratique (ars) se brouille à la Renaissance. Même si Raphaël représente encore dans la salle de la Signature les sept arts libéraux, il en détruit l'ordonnance en centrant son tableau sur Platon et Aristote et en donnant un visage contemporain aux philosophes. Les plus bousculées sont les sciences de la nature en raison de la découverte d'autres mondes et des observations plus précises et mieux diffusées surtout.

Le médecin Paracelse (1493-1541)  est à la fois un précurseur de la médecine moderne et le père de la médecine hermétique la plus bizarre pour nous. Theophrast von Hohenheim est né la même année que Rabelais, auquel son parcours médical et littéraire est comparable, dans une vieille famille noble de Souabe près de Zurich et mort à Salzbourg, après une vie d'errance. Son père était lui même médecin et il n'a pris ce nom que par admiration pour le célèbre médecin du siècle d'Auguste, Celse. Professeur à Bâle, il provoque le scandale en enseignant en allemand et en bržlant publiquement les livres de Galien et Avicenne.

Dans son œuvre imposante, on trouve à la fois des avancées importantes : découverte des produits narcotiques, de l'utilisation des poisons par dosage, description de la maladie des mineurs, du goître, du rôle de l'estomac et des sucs gastriquesÉ mais il confirme aussi la science de son époque dans la théorie des correspondances qui permettent de décrire le rapport des organes avec le monde extérieur (minerais, plantes, animaux qui ont la forme ou la couleur des organes sont censées les soigner). Ce faisant, il oriente l'alchimie vers la thérapeutique et non plus vers la seule transmutation des métaux. Cette position scientifique suppose qu'une harmonie universelle gouverne le monde et que l'homme est la quintessence, un extrait, un résumé de l'organisme du monde, qui obeit aux astres. Mais de nombreuses découvertes qu'on lui attribue appartiennent à d'autres, à Heinrich Wolff (1520-1581) pour la médecine chimique et minérale ou à Alexander Zeitz (v1470-v1545) dans la critique de l'onguent, de la saignée, de la diététique, de l'asepsie. A. KOYRE dans Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe s. allemand, Paris, 1955. A.M. SCHMIDT, Paracelse ou la force qui va, Paris, 1967.

Paracelse, auteur d'un Ex libro de religione perpetua, en même temps que d'ouvrages sur la peste ou la syphillis, par exemple, estimait que le renouveau de la médecine participait du renouveau religieux (i.e. luthérien) mais aussi que la nature était emplie de merveilleux, et que le sage devait se muer en mage à la façon des rois mages pour en maîtriser les secrets et agir bien. En être un peu inquiétant tout de même car proche de la sorcellerie, il est mort dans des circonstances bizarres. Fut-il un charlatan ou un érudit profond ? Nul n'a pu encore trancher, faute de sources. Mais il rappelle que la magie est un art essentiel à la Renaissance.

La question se pose aussi pour un autre médecin célèbre, Jérôme Cardan, qui a à la fois inventé la suspension qui porte son nom et défendu l'astrologie comme science et qui a vécu de ses horoscopes, comme beaucoup d'autres. Il faut attendre 1571 pour qu'il soit inquiété par l'inquisition de Bologne. Anthony CRAFTON, Cardano's cosmos. The worlds and works of a Renaissance astrologer, Cambridge, 1999.

Par contre, Fracastor et Vésale sont déjà des modernes. Girolamo Fracastor (1478-1553) de Vérone, avait fait ses études à Padoue avec Copernic. Après plusieurs années comme médecin dans les armées vénitiennes, il deviendra le médecin du Concile de Trente. Il surtout connu par un poème qui décrit avec réalisme la syphilis (Syphilidis, sive morbi gallici, libri tres) écrit en 1521 et publié en 1530. Il développe aussi les premières règles d'épidémiologie dans son De contagionibis et contagionis morbis et eorum curatione, libri tres (1546). Niant l'influence des astres sur les épidémies, il affirme que «les germes ont la faculté de se multiplier et de se propager» par contact, par objets contaminés, par l'air (insectes et nuées) et observe les maladies communes aux hommes et aux animaux. Il est donc l'un des pères de la pathologie moderne.

Vésale représente aussi tout à fait l'approche moderne de l'anatomie, bien qu'il ne soit pas l'inventeur de l'anatomie ; il ne fait en effet que mettre en image la nouvelle anatomie qu'il partage avec ses homologues contemporains, des images spectaculaires donc efficaces du point de vue médiatique. Comme pour toutes les autres sciences descriptives du temps, l'anatomie combine l'observation, la manipulation la description verbale et la représentation visuelle de la nature avec une attention méticuleuse à ce qu'on dit les anciens et Vésale est vraiment le modèle de cette démarche. Ce médecin de Bruxelles (1514-1564) avait étudié la médecine à Paris avec Michel Servet (1511-1553), célèbre pour ses travaux sur la circulation du sang, il a été exécuté à Genève pour hérésie. En 1537, il est à Padoue et y devient docteur puis professeur en anatomie et chirurgie, devient, en 1543, le médecin de Charles Quint et Philippe II. Il sera appelé au chevet de Henri II à Paris après le coup de lance. Il meurt après un naufrage à son retour de Terre sainte. A Padoue, il a rédigé et fait illustrer la Fabrica (De corporis humani fabrica libri septem, Bâle, 1544) pour corriger les inexactitudes de Galien, un chef d'œuvre de l'imprimerie dont nous reparlerons en TD. Toute une part de sa vie est mal connue cependant et on sait qu'il a dû fuir à plusieurs reprises, sans doute en raison d'expériences trop audacieuses sur les cadavres.



Ambiguité de Copernic aussi. Le plus grand des astronomes est bien Nicolas Copernic (1473-1543) qui met le soleil (et non la terre) au centre du monde. Ce chanoine polonais formé à Cracovie puis en Italie, était aussi médecin et docteur en droit canon et comme Budé ou Bodin, il a réfléchi aux phénomènes monétaires. C'est son disciple, Rheticus, qui réussit à publier à Wittenberg le De revolutionibus (1542), précédé d'une préface au pape Paul III qui défend la liberté d'expression. Mais il ne faut pas voir dans ce livre le développement de toute l'astronomie moderne. Sa révolution est en fait de démontrer que Ptolémée s'est trompé dans l'Almageste et que sa cosmologie ne tient pas. La nouveauté, c'est que son système est contraire aux apparences que les mathématiques priment sur l'usage de nos sens. Le géocentrisme immobile et compliqué fait place à un système simple et harmonisé, incompatible avec la physique d'Aristote, même si Copernic ne le sait pas et s'il laissera à Galilée le soin de l'exprimer. Copernic n'a pas eu le temps de mesurer l'impact de son livre. Les théologiens grognent déjà en effet, et Luther le premier, qui stigmatise « ce fou qui pretend bouleverser toute l'astronomie, mais comme le déclare l'Ecriture, c'est au soleil et non à la terre que Josué a donné l'ordre de s'arrêter ».

 

La Renaissance partage une même epistemè, dans laquelle l'astrologie, la magie, les démons et les météores font bon ménage. Mais pour autant, la polémique a flambé entre les tenants de l'approche rationelle pure, qui refusaient les sciences occultes et les autres qui défendaient leur science parfaite.

2. L'âge d'or des magiciens et astrologues

L'homme du XVIe siècle hésite entre science et magie. Comètes, monstres diables, sorcières, miracles, pouvoirs mystérieux sont autant de signes dont discutent les doctes. Même le très austère Josse Clichtove a donné son avis sur les esprits et les revenants. Cosmologie, astronomie, astrologie, physique coexistent chez les plus grands. Dans un cosmos où Dieu agit par l'intermédiaire des sphères célestes, de l'âme du monde et des anges, il est difficile en effet de savoir si les mirabilia dépendent des mauvais démons ou des anges. Des formes de rationalisation permettent d'entrelacer magie et science sans contradiction. Hélène VEDRINE, Philosophie et magie à la Renaissance, paris, 1996, 126 p. Jean CéARD, La nature et les prodiges. L'insolite au XVIe siècle, Genève, 1996.

Il faut d'abord remarquer la polysémie du terme magie elle-même, qui peut être à la fois blanche, bénéfique et féconde, ou noire, maléfique et stérile. L'une et l'autre sont fondées sur les liens de sympathie qui unissent tous les êtres. H.C. Agrippa de Nettesheim (De occulta philosophia, 1530) 1486-1535 = Herr Trippa de Rabelais (Tiers livre, l. 25), qui en expose les grands principes en synthétisant hermétisme et kabbale christianisés. La magie s'identifie au rêve de savoir absolu et de transparence universelle entre macrocosme et microcosme. Jean Claude MARGOLIN et Sylvain MATTON, éd., Alchimie et philosophie à la Renaissance, colloque Tours 1991, Paris, 1993.

Une quête de l'alphabet où s'inscrivent les secrets de l'univers provoque dès lors l'émulation. Pour Pic ou Copernic la magie ne peut être séparée de la science, elle n'est pas une fausse science car elle permet à l'homme d'utiliser son génie. En 1551, personne ne s'étonne que Della Porta puisse écrire un De la magie naturelle ou parler des miracles de la nature.

On retrouve en effet cette double face chez un auteur célèbre en son temps, Giambattista della Porta, né à Sorrente vers 1535 et mort en 1615, auteur, à quinze ans dit-on d'un livre sur la Magie naturelle qui ne sera publié qu'en 1589. Dans cette magie, science suprême et bénéfique (celle des mages de Chaldée), qu'on ne doit pas confondre avec la magie noire, On y trouve toute la science des signatures, dans les caractéristiques des plantes et leur parenté avec les astres, des écritures cryptiques, des chiffres. Vers 1580, il travaillait sur les signes qui marquent le caractère des hommes, créant une science à l'avenir assuré, la caractérologie, si utilisée dans le concept de race, la Physiognomonie humaine (1586). Pour cet homme ouvert et courageux (il a fait l'éloge de Giordano Bruno après sa mort), il n'y a pas de loi dans la nature et on peut donc s'attendre à tout, mais l'intimité des choses nous est cachée, elle n'est lisible que par des signes extérieurs. La nature doit donc être déchiffrée comme un message crypté, réservé au sage ou à l'initié. Il glorifie donc « cette science de la magie, douée de plus d'un pouvoir, abondante en mystères cachés, dévoilant les propriétés et les qualités secrètes des choses et la connaissance de toute la nature, apprenant à l'aide de l'accord et du désaccord des choses entre elles, soit  à les dissocier par une opportune et mutuelle application, à les réunir pour réaliser ce que le vulgaire appelle des miracles dépassant les limites de l'admiration et de la compréhension humaines » La quête de la ressemblance et de la dissemblance, des similitudes, des sympathies, forme une rationalité qui n'est plus la nôtre mais qui est bien partagée par la pensée sauvage qui habite encore parmi nous : pourquoi la ronce combat-elle efficacement les morsures de serpent ? car ses épines ressemblent aux crocs de vipère. Le poirier sauvage et l'olivier luttent contre le venin car leurs feuilles ont la forme de la langue de serpent. L'homme étant à l'image des choses et les choses à l'image de l'homme, tout correspond et tout est signe.

Cette science, appliquée aux hommes, la physiognomonie, intéressait les chefs d'Etat car elle donnait le caractère profond de chaque être à partir de son aspect extérieur, d'où l'immense succès de son livre, mais les recettes magiques de Porta sont encore en usage : l'œil droit de la belette enchâssé dans un anneau délivre des charmes de sorcellerie qui se font par des yeux, si la sueur, l'urine, le cœur, la matrice, les génitoires du mulet sont posés sur le ventre, ou ingurgités, il est certain que cela empêchera la femme de concevoir et la rendra stérileÉ ce n'est pas crédulité mais rationalité de l'occulte, qu'il faut analyser comme telle. Gérard SIMON, Sciences et savoirs aux XVIe et XVIIe siècles, Lille, 1996. Comme tous les savants, Della Porta refuse la magie noire et les superstitions grossières des masses, mais il croit en la magie blanche des hommes cultivés et savants. Dans ce monde, comme la notion de preuve est encore flottante, celle du signe domine. Savoir décrypter les signes, c'est servir la vie.

Dans ce système, l'astrologie trouve naturellement sa place et se distingue peu à peu de l'astronomie après Kepler seulement. La divination, astrologie judiciaire est régulièrement condamnée par l'Eglise, mais pas l'effet des astres sur les hommes. L'astrologie est donc un savoir plausible, un moyen de maîtriser la nature et l'incertitude de la vie en décryptant les signes laissés par Dieu dans sa création. Cf. Michel FOUCAULT, les mots et les choses, Paris, 1966. Maxime PRéAUD, Les astrologues à la fin du Moyen Age, Paris, 1984. Hervé DRéVILLON, Lire et écrire l'avenir. L'astrologie dans la France du Grand Siècle, Paris, 1996 et Nostradamus, l'éternel retour, Paris, 2003. Pierre BEHAR, Les langues occultes de la Renaissance, Paris, 1996.

Catherine de Médicis qui appointa Nostradamus parmi les savants de son entourage ne fait qu'imiter ce qui se fait dans toutes les cours du temps : mettre les puissances occultes au service du pouvoir du prince.Prenons Cosme Ier de Médicis qui a fait l'objet d'une thèse récente : Alfredo Perifano, L'alchimie à la cour de Côme Ier de Médicis. Savoirs, culture et politique, Paris, 1997. Arrivé au pouvoir à l'âge de 17 ans en 1537, le futur Grand duc (1570) va bâtir l'un des Etats italiens les plus solides. S'il a su s'appuyer sur Charles Quint pour le faire, il n'a pas hésité non plus à utiliser des pouvoirs occultes pour se maintenir. Il s'est intéressé à l'alchimie toute sa vie. L'analyse des pratiques de sa cour montre que nous sommes désormais loin de la simple définition qui consiste à savoir transmuter les métaux vils en argent et en or. En raison de l'analogie entre la lèpre des métaux imparfaits et les maladies humaines, elle devient aussi médecine universelle, comme on l'a vu avec Paracelse. Elle est même conçue comme une quête initiatique dans laquelle la purification de la matière correspond à l'affinement moral et intellectuel de celui qui s'y livre. L'alchimie devient donc médecine mais aussi spéculation mystique sous l'influence des kabbalistes chrétiens de la Renaissance qui ont su capter la science juive traditionnelle en comprenant mieux l'hébreu, à Venise en particulier, mais aussi à Florence et ailleurs cf. François SECRET, Hermétisme et kabbale, Naples, 1992. et  le colloque de Tours 1990, J.-C. MARGOLIN éd., Alchimie et philosophie à la Renaissance, Paris, 1993.

Tout cela se déploie par le biais des rêves par exemple. Il suffit de rappeler le spiritus phantasticus de Marsile Ficin, «qui déploie sont activité surprenante, transmet ses messages sous forme de signes, de figures et d'énigmes qu'il faudra interpréter» ou le Songe de Poliphile de Francesco Colonna avec ses rêveries savantes et sa passion pour les symboles. Cette culture très sophistiquée commence à être mise en cause comme le montre l'ouvrage d'un proche de Cosme, qui n'est pas alchimiste, Benedetto Varchi, Si l'archimia è vera o no quistione (1544), qui tente de séparer l'alchimie véritable des savants de celle des faussaires qui pratiquent sans comprendre et pour le seul appât du gain. Comme la magie et l'astrologie, l'alchimie permet d'espérer maîtriser la nature en la connaissant mieux et en la dirigeant selon les voeux du Créateur. C'est dans cet esprit que Cosme met en place par exemple la salle des cartes, proche de ses collections d'objets les plus précieux dans sa garde-robe et le jardin des simples de Pise, dirigé par le Bolonais Luca Ghini (v. 1490-1556) en 1544. La distillation des plantes et des métaux va devenir une activité du duc, dans un laboratoire du palais nommé  la Fonderia, en dépit des risques d'incendie et de la fumée dégagée, déplorés par Vasari en 1556 et 1558. Des médicaments issus du lieu sont bientôt envoyés dans toutes les cours d'Europe. Des poisons et leurs antidotes aussi.

Pour Basilio Lapi, un moine cistercien qui dédie son Libro de'minerali e distillatione à Cosme entre 1537 et 1557, l'alchimie est pratique médicale mais ce n'est qu'à travers l'astrologie que nous pouvons connaître la «profonde et secrète empreinte des choses». Toutes les sciences se tiennent donc pour le très catholique Cosme. Mais il en est de même ailleurs. Les médecins luthériens et Melanchthon prisaient l'astrologie (cf. La défense de l'astrologie par Melanchthon dans une préface du De sphaera de Sacrobosco en 1531 ou défend la magie naturelle dans son Initia doctrinae physicae en 1549). Medicine and the Reformation, ed. Ole Peter GRELL et Andrew CUNNINGHAM, Londres 1993. L'astrologie peut être pour lui une science chrétienne qui aide à connaître ses esclavages personnels.

3. L'alchimiste et l'astrologue contestés



Pourtant des voix contraires se font entendre à plusieurs reprises pour critiquer l'astrologie, dont celle de Pic, qu'on n'attendait pas ici. (cf. Disputationes contra astrologia). Pic héritait comme tous ses contemporains de la position d'Aristote, pour qui Dieu domine le monde par l'intermédiaire des sphères célestes. Le soleil et la lune influencent le quotidien car le mélange des quatre qualités de base (sec, humide, chaud, froid) est l'effet des astres. Les particularités de la condition humaine viennent donc des astres.  Or pour Pic, le ciel donne la lumière, la chaleur et le mouvement, mais il ne provoque pas d'événement et n'influe pas sur l'individu. L'horoscope dépend de la naissance, mais on ignore quand commence la vie de l'individu. On ignore le nombre des corps célestes. Donc les bases de l'astrologie sont incertaines, d'ailleurs les tables se trompent pour les equinoxes et il est impossible de refaire les calculs de Ptolémée.

L'astronomie n'étant pas mathématisable ne peut être séparée de l'astrologie or celle ci est la pire ennemie de la foi « c'est a partir d'elle que l'on tombe le plus vite et avec le plus de facilité dans l'impiété, l'irreligion, l'hérésie, la vaine superstition, la mauvaise vie, et dans une dépravation sans retour ». En fait, le platonisme de Pic entre ici en contradiction avec son aristotélisme. Pour lui, l'extraordinaire, le miracle se réalise si Dieu le veut. Seuls les anges, les prêtres dirigent l'homme suivant le dessein du Créateur, la nature n'y est pour rien, il suffit qu'elle se laisse pénétrer par la force transcendante.

Les disputaciones ont sans doute été composées en 1493-94, juste avant la mort de Pic. L'œuvre est d'ailleurs incomplète et cette diatribe antiastrologique doit sans doute à Savonarole, mais il n'est pas impossible non plus qu'il ait subi l'influence de la Sorbonne, où il a enseigné en 1485-86 et 88, avec sa tradition de grands maîtres hostiles à l'astrologie : Guillaume d'Auvergne, Jean Gerson, Nicolas OresmeÉ

C'est un tournant car Pic critique l'astrologie à l'aide des outils modernes de la connaissance. Pour lui, l'astrologie est un combat pour la religion. Pour Ficin, l'astrologie a réintroduit le fatalisme antique dans le monde chrétien et détruit le libre arbitre. Eric Weil, La philosophie de Pietro Pomponazzi. Pic de La Mirandole et la critique de l'astrologie, Paris, 1985.

Mais le refus le plus puissant vient de la cour de Rome. L'un des modèles de l'art de vivre, le De Cardinalatu de Paolo Cortese (1510), condamne en effet l'»astrologie chaldéenne», au nom de la nature et de la religion,  en s'appuyant sur l'autorité à la fois de Ciceron et de Pic. L'astrologie va contre le libre arbitre de l'homme et l'empêche d'aller vers sa perfection, donc la pratique de l'astrologie est contraire à la dignité de cardinal. Un homme éduqué dispose de la force morale qui lui permet de se passer des astrologues. Cf. John F. D'AMICO, «Contra divinationem : Paolo Cortesi's attack on astrology», dans Roman and German Humanism. 1450-1550. Collected studies ed. Paul F. Grendler, Londres, 1993, p. 281-291.

En dépit de la lucidité de quelques uns, on ne doit pas s'étonner du mélange de science et de magie, quand toutes les conceptions du monde supposent un cosmos unifié par la lumière venue d'en haut. Même More et Machiavel n'ont pas séparé profane et sacré. Seul érasme puis Calvin le font. Ficin, Léonard et Pic refusent cependant l'astrologie, comme les littérateurs moralistes que sont Rabelais ou Cortesi ; les prémices de l'âge critique sont bien là et ils le sont dans les cours, aussi bien que dans les chapitres des cathédrales et les universités; ce sont des formes de rationalité souvent sophistiquées dont la logique vaut bien la nôtre, mais ce n'est pas notre critique scientifique ni notre division des savoirs.

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