Les artistes, les philosophes et les médecins peuvent refaire le monde, ils ne le construisent pas, surtout dans ces sociétés hiérarchisées. Ceux qui ont les moyens de leurs rêves seuls peuvent se le permettre. Dans l’imaginaire de la Renaissance, ceux qui apparaissent le plus souvent ne sont pas les artistes ou les philosophes, mais les hommes de guerre et les princes. Pour Brantôme, les grands capitaines sont dignes de demeurer dans la mémoire des hommes, pourtant, “Ce que demande fort la noblesse, c’est d’aller à la guerre, et puis en tirer un bon visage et une bonne récompense de son roy”. Les valeurs guerrières dans l’imaginaire et le comportement des nobles, mais aussi dans la définition des hiérarchies sociales et de l’Etat sont essentielles. Au temps des guerres d’Italie, la guerre est extérieure, presque assimilée à la croisade. Elle est belle et joyeuse et à la cour de François Ier ou d’Henri II, celui qui revient balafré d’une opération guerrière est assimilé aux héros intemporels de la violence et de l’amour depuis l’Antiquité. cf. L’homme de guerre au XVIe siècle, Saint-Etienne, 1992. Colloque qui comprend une belle communication sur le vocabulaire de l’homme de guerre (à partir de Monluc) et sur la symbolique du décor des armures. Philippe Contamine, éd., Guerre et concurrence entre les Etats européens du XIVe au XVIIIe s., Paris, 1998.
Pourtant, nous verrons émerger deux
catégories trop peu avancées dans
les manuels : les diplomates, qui exercent un métier
nouveau, au
service
des princes et les marchands, sans lesquels la découverte du
monde
n’aurait pu
se faire.
Les romans de chevalerie, si prisés
d’un bout
à l’autre de l’Europe,
exaltent le merveilleux qui entoure les guerriers et prisent la
vaillance,
cette qualité de courage et d’engagement issue du Moyen Age, par
exemple Guy de
Warwick, édité à Paris, en 1525. Ces histoires
“d’armes et d’amour”
comme on
dit alors révèlent au plus haut point les
mentalités nobiliaires mais
fournissent aussi aux autres catégories sociales des moyens
d’identification.
Ces chevalliers errants et ces chevaliers pèlerins
pénitents façonnent
en effet
une vision particulière du monde qui impose son mythe, un monde
où le
traitre a
toujours tort et où la vaillance permet de devenir le “meilleur
chevalier du
monde”. En somme, le western classique n’a rien inventé : sous
Louis
XII ou
François Ier, voire plus tard, le passé raconté
par les romans reste
pour le
présent le plus flatteur des miroirs. Tous sont des guerriers
exemplaires, sans
ombre et sans faiblesse. Le mythe du chevalier Bayard rend bien compte
de cette
aura des grands capitaines, qui font parfois rêver les dames de
la
cour. Mais
le métier des armes change pourtant avec les techniques de la
guerre.
Les
capitaines sont de plus en plus souvent des professionnels. Pourtant,
toute une
frange de la société abandonne aussi le mythe : la
satire n’est
pas
absente, aussi bien chez Erasme que dans l’Arioste, en attendant le
déferlement
des critiques au temps des guerres de religion.
Verrochio, Statue
équestre du Colleoni (1488), bronze, Florence.
Quand Verrochio édifie à Venise (1488) pour Bartelomeo Colleoni (†1475) l’une des premières grandes statues équestres à l’Antique en bronze, il participe à la gloire d’un guerrier brutal mais exalte aussi le fin connaisseur des possibilités de l’art pour son renom. D’autres capitaines ont préféré la gloire littéraire : pour Enea Silvio Piccolomini, le poète et le soldat ont en commun l’amour de la gloire et de la vertu. Le bon chevalier est celui qui est lettré et qui accomplit des exploits. D’ailleurs ceux-ci prouvent sa noblesse dans les Amadis qui racontent ces histoires d’enfants volés, éduqués par des paysans, mais dont la supériorité éclate dans l’action. Les mémorialistes y reviennent souvent : les jeunes gens nobles se précipitent sur les “belles occasions pour donner la preuve qu’il désiroient rendre de leur vertu et valeur” (François de Boyvin). Les blessures spectaculaires sont recherchées : il suffit d’évoquer le balafré Guise, le nez de cuir de Monluc, le bras de fer de La Noue. C’est pourquoi la quête obsessionnelle de la guerre appartient à ce temps, c’est pourquoi il y a des humanistes guerriers comme le dramaturge l’Arétin ou le théologien de la Réforme Zwingli, curé de Glaris qui a accompagné ses mercenaires à Marignan . Cf. Frédérique VERRIER, L’humanisme militaire dans l’Italie du XVIe siècle, Paris, 1997.
Dès son vivant et dans la
décennie qui a
suivi sa mort, le 30 avril
1524, Bayard est le personnage “sans peur et sans reproche”, le
modèle
du
guerrier valeureux, généreux, chaste et pieux. Pierre
Terrail, sieur de
Bayard
et lieutenant pour le roi en Dauphiné, chevalier de l’ordre de
Saint-Michel,
capitaine de cent hommes d’armes, a eu une biographie dès 1525
(Symphorien
Champier, un cousin par alliance), mais le récit le plus
utilisé par la
suite,
est l’anonyme Loyal serviteur, la
“très joyeuse, plaisante et récréative histoire du
gentil seigneur de
Bayard”
paru à Paris en 1527, écrit sans doute par Jacques de
Mailles,
secrétaire de la
compagnie de Bayard, et dont Brantôme conseille la lecture
à tout
gentilhomme. C’est une vie-modèle,
imitée des Vies de Plutarque ou des vies de saints.
Bayard servait dans la compagnie de Ligny
depuis 1491, mais sa
réputation de vaillance commence en 1502. En fait, sa
carrière est
celle d’un
petit gentilhomme de province assez pauvre, qui reçoit en 1509
le
commandement
de 25 lances, puis de 100 lances en 1521. En fait, comme tout
capitaine, il
reçoit la coquette somme de 1200 £ par an et une pension
de 8000 livres
en
1523; il dispose donc d’un revenu qui est sans commune mesure avec
celui d’un
artisan-ouvrier (100-120£), pourtant il n’est jamais au premier
rang,
puisqu’on
trouve toujours au dessus de lui des chefs plus titrés :
Lautrec,
Gaston de
Foix, Bonnivet, voire Anne de Montmorency, qui a vingt ans de moins que
lui. La
guerre sert cependant dans l’ensemble l’ascension sociale. Jean
Jacquart, “Le
chevalier Bayard”, dans L’homme de guerre, op. cit.,
Denis Crouzet,
éd.,
Symphorien Champier, Les gestes ensemble la vie du preulx chevalier
Bayard
(1525), Paris, 1992. Le Bayard du mythe chante la gloire de la
mort qui
couronne une vie de pureté et d’imitation du Christ, face
à la
« mort
hideuse et affreuse d’une maladie et d’un lict ». La vie de
l’homme est
cependant autre.
Entré au service du roi de France en 1490, à l’âge de 17 ans, Bayard n’est pas un mercenaire et c’est pourquoi le nationalisme l’a exalté, mais sa fortune historiographique est quand même étonnante par rapport à des capitaines de la même trempe que lui comme l’Écossais Stuart d’Aubigny, d’Alègre, La Trémoille de la grande aristocratie ou le fameux monsieur de La Palice, sans parler des Espagnols ou Allemands. Cela tient, à la qualité des récits mais aussi au fait qu’ils ont rapidement trouvé un public avide de ces exploits : la petite noblesse s’est trouvé un modèle alors qu’elle est en prise à la nostalgie, face à la montée des robins au sein du pouvoir royal ou à la promotion de la marchandise et de l’argent et la gloire de Bayard sera systématiquement cultivée par les hobereaux de la fin du XVIe siècle. Bayard serviteur fidèle du roi, opposé au connétable félon, au temps de l’absolutisme, est un héros généreux et presque philanthrope qui plait au temps des Lumières, qui plait aussi après la Révolution car il fait barrage aux gloires de celles-ci sous l’Empire et la Restauration. Il est le patriote et le défenseur de la nation pour les “hussards de la République”, en attendant les récupérations contradictoires de la Résistance et de Vichy, en compagnie de Jeanne la bonne Lorraine. Il faut se méfier des effets d’anachronisme et remarquer l’histoire à rebondissements de ce mythe inusable. J. Jacquart, Bayard, 1987.
Gentilhomme dauphinois, Bayard appartient au royaume, mais il aurait pu aussi bien se mettre au service de la Savoie, où il fut page à partir de 1486, ou de l’Empire comme ses voisins de l’autre côté des Alpes, nobles petits et grands des vallées alpines et du Piémont. Là, les grands capitaines ont autant de vaillance, là aussi et plus que Bayard qui se méfiait des armes à feu et reste ancré dans l’idéal chevaleresque, ils ont fait de la guerre un métier en se mettant au service de la poussière de principautés qu’est l’Italie de son temps. Ces capitaines montagnards ont su monayer leur savoir-faire en fonction de leur efficacité. Ce système de liberté d’engagement est d’ailleurs mis en cause par la descente des Français en Italie.
Les condottieri, comme les
conquistadores font donc
partie
des mythes de la Renaissance, mais ils ne sont pas que des soldats de
fortune
qui ont réussi. Ils sont aussi des guerriers efficaces,
parfaitement
disciplinés ou presque, qui contribuent par leur consommation
à
l’économie du
pays plutôt que des prédateurs. Le mot condottiere vient
d’ailleurs du
latin conducere
: celui qui fournit,
organise, mène
la guerre. La condotta est
d’ailleurs, depuis le XIVe siècle au moins, le contrat
très précis
passé entre
une ville et un capitaine qui va la défendre, avec les
mercenaires
qu’il a lui même
recrutés. C’est à notre époque un contrat
passé avec un Etat, qui paie
une
troupe quasi permanente, parfaitement disciplinée tant qu’elle
était
payée, sur
un contrat de plusieurs mois. Le moment délicat étant la
fin du contrat
qui
démobilise brutalement les hommes. Mais les capitaines savent
tirer les
avantages du système dans de remarquables promotions sociales.
C’est
ainsi que
plusieurs d’entre eux arrivent à la tête des villes. Les
Sforza,
Malatesta,
Colleoni, Gattamelata, Urbino, Colonna, Orsini… en témoignent.
Pour les Malatesta, de Rimini et Cesena,
de1150 à 1536, voir Charles
YRARTE, Un condottiere au Xve siècle. Rimini. Etudes sur les
lettres et les
art à la cour des Malatesta,
Paris, 1882
avec des dessins pour illustrer.
Ils sont
issus de toutes les catégories sociales mais plutôt de la
petite
noblesse que
de l’aristocratie ou des villes (Gattamelata était bien fils de
boulanger et
Carmagnola paysan, mais c’est exceptionnel) et ils ont su se
transmettre la
tradition du commandement de père en fils. Mais il faut
distinguer les
capitaines généraux qui gardent longtemps une grande
autonomie et
accèdent
parfois au pouvoir tout court, des capitaines d’une toute petite troupe
cultivant l’image charismatique du chef de guerre autant que le
mécénat.
Les premiers sont aussi des lettrés de
haute
volée, comme Pietro del
Monte en Italie et en Espagne, qui fut écrivain et philosophe,
comme
Monluc et
Brantôme en France. Del Monte (1457-1509) est né en
Toscane mais on le
trouve
d’abord à Milan, au service de Ludovic le More et dans la
proximité de
son
gendre et capitaine général, Galeazzo Sanseverino, le
meilleur écuyer
de sa
génération, qui passé au service de Louis XII et de
François Ier, devint Grand Écuyer et fondateur des
Écuries
royales, avant de mourir dans la bataille de Pavie. Del Monte, lui,
passe au
service de l’Espagne au temps de la prise de Grenade, y apprenant des
techniques nouvelles, en matière d’artillerie surtout. Comme son
ami
Balthazar
Castiglione, il y cultive l’écriture et les armes. Il
écrit en
particulier un De
conceptione Virginis, sur un
sujet
alors brûlant parmi les clercs, l’Immaculée conception. Le
livre est
dédié à
Isabelle la Catholique et Del Monte devient chroniqueur des Rois
Catholiques en
1501. Il réapparait en Italie dans la guerre de Florence contre
Pise
(1495-1505). Il abandonne Florence pour se retrouver à Mantoue
et à
Rome et
renoue avec Castiglione. De 1507 à sa mort en 1509, à la
bataille
d’Agnadel, il
est au service de Venise. Il est aussi connu comme auteur du De
dignoscendis
hominis (v.1490) et d’Opuscula que comme guerrier, un guerrier hostile aux
Français
et aux Allemands car pénétré du rôle premier
de mener la croisade,
quand on est
un vrai jinete. Il
appartient à
une lignée de condottiere qui ont choisi un catholicisme de
combat dès
avant la
Réformation. Cf M.-M. Fontaine, Le condottiere
Pietro Del
Monte,
philosophe et écrivain de la Renaissance (1457-1509), Genève, 1991.
L’âge des
soldats
de
fortune s’achève pourtant dans les guerres d’Italie. Prenons
Giovanni
de Medicis
dit Giovanni dalle bande nere “ des bandes noires”, à cause de
son
armure et de
ses reitres, habillés en noir, Giovanni qui sert de héros
au film de
Mario
Olmi, Le métier des armes
(2000),
dont la statue (de Baccio Bandinelli) est conservée Piazza San
Lorenzo
à
Florence. Il est né en 1498 dans une branche cadette de la
célèbre
famille. Son
fils aîné, prénommé Côme, né en
1519, est le futur grand duc de
Toscane.Marié
avec une Salviati, la grande banque donc, il se met au service du pape
Médicis
Léon X en 1515 et combat ensuite avec des hommes qui lui sont
entièrement
dévoués et qui l’admirent profondément,
tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre,
avec des serviteurs de haute volée, comme le poète et
dramaturge
l’Aretin, son
secrétaire à la fin de sa vie, appointé pour
chanter ses exploits.
Pietro
Aretino (1492-1556), déjà célèbre à
Rome pour une comédie licencieuse, la
Cortigiana (1525) se
réfugia
auprès
de son ami pour échapper aux poursuites, mais il aimait cette
ambiance
de
bamboche et de paillardise des reitres, qui va influencer à
jamais son
œuvre
littéraire, développée à Venise. Il s’agit
d’une cavalerie lourde très
mobile,
armée de piques, d’épées et de dagues et
appuyée déjà par quelques
bouches à
feu. Cf Paul Larivaille, l’Arétin entre Renaissance
et
maniérisme, Lille, 1972.
Giovanni était au service de
François Ier
à la veille de
Pavie, quand il reçut une première arquebusade dans la
jambe. Il n’en
est pas
mort, mais pendant sa convalescence forcée, on voit sa femme
s’employer
à
trouver de l’argent pour payer la troupe, en somme, pour maintenir le
capital
collectif qu’elle représentait pour la famille. Giovanni put
reprendre
du
service pour le pape Clément VII, mais sous l’autorité
d’un piètre
stratège,
Francesco Della Rovere, duc d’Urbino. C’est en guerroyant que la balle
d’arquebuse d’un lansquenet lui
brisa la cuisse. Soigné à Padoue et amputé, cette
fois on ne put
empêcher la
gangrène. Veillé par l’Arétin, il décida de
mourir sur un lit de camp
et fut
enterré à Mantoue, revêtu de son armure noire, en
novembre 1526, juste
avant le
sac de Rome. Giovanni, cavalier
émérite avait commencé à pourvoir cependant
ses soldats d’armes à
feu ; il
était un capitaine moderne, ayant su s’adapter assez vite,
contrairement à la
légende. Mais le système du condottiere disparaît
avec lui, au profit
de
troupes mieux pourvues en armes à feu, engagées avec
beaucoup plus
d’argent, et
la guerre de siège remplace peu à peu (très
lentement) la guerre de
mouvement.
Il ne pouvait plus y avoir de chef indépendant vivant de la
guerre,
mais des
armées nationales de professionnels, bien plus nombreux,
lancés dans
des
opérations géostratégiques cohérentes.
C’est ce que Charles Quint puis
François
Ier ont rapidement compris. Mais les reitres de Giovanni
restent
pourtant dangereux après sa mort : commandés par le
bolonais Ugo
Pepoli,
ils s’illustrent par exemple dans l’armée de Lautrec à
Naples en 1528
en
mettant en déroute les lansquenets allemands.
Un autre disciple illustre est Sampiero de
Bastelica, éphémère « roi
des Corses » le titre vient des Barbaresques, (1555-1564).
Ce
Corse né
vers 1498, il fait son apprentissage militaire dans la compagnie de son
oncle,
Tristano d’Ornano, au service des Médicis, au printemps 1516,
avant de
passer
au service de la France à la mort de Giovanni. Il est
assassiné en
1567. Michel
Vergé-Franceschi, Sampiero corso, un mercenaire
européen au XVIe
siècle, Paris, 2000.
Le modèle en est le tercio
espagnol, société de fantassins sans hiérarchie,
formée de volontaires
engagés
qui constituent ces nouveaux professionnels. On leur demande trois
choses :
suivre son enseigne sans poser de questions, obeir absolument aux
ordres reçus,
être armé convenablement pour être efficace. Le
soldat était recruté
par un
capitaine désigné par le roi et ne dépendait que
de lui pour la
formation de
base aux deux armes du tercio, la
pique et l’arquebuse, auxquels il faut ajouter l’épée qui
le ne quitte
pas. En
revanche, sa protection était légère : un morion
et un pourpoint de
buffle. Le
coût des armes était prélevé sur la solde.
Le simple soldat gagne trois
écus
par mois quand son lieutenant est à 12 écus et le
capitaine 40 écus, en
temps
de paix comme en temps de guerre. Il faut y ajouter enfin les primes
exceptionnelles, pour services signalés. En somme, ce n’est pas
très
brillant.
Mais tous les volontaires espagnols sont issus de la hidalguia, cette petite noblesse qui manque de pouvoir
économique et trouve là une véritable
carrière, qui n’exclue pas
l’accès au
grade de capitaine. Ils sont liés par un idéal collectif
: la défense
de la
vraie foi face à l’Islam et à la Réforme. Peu
à peu, le système du tercio se développe dans toute l’Europe et
le
tercio
espagnol dominera jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Les
compagnies sont
toujours
appuyés dans leurs mouvements par de l’artillerie,
généralement
regroupée en
petites unités qui, en raison de la faible vitesse de tir, sont
installées en
« forteresses sur le champ de bataille.
La “forteresse d’artillerie” et la guerre de siège transforment donc l’image du guerrier combattant au corps à corps ou exécutant de savants mouvements de cavalerie. L’idée de la vaillance en est transformée. Les tactiques fondées sur la charge brutale et le mouvement tournant ont fait place à la puissance de feu. Le développement du tir par salves implique bientôt de disposer les hommes en lignes aussi minces et longues que possible, de transformer un carré de piquiers de cinquante hommes de profondeur en une ligne de mousqueterie épaisse de dix hommes seulement : l’affrontement personnalisé perd en fréquence. Les sièges en particulier exigent une grande armée et beaucoup d’ingénieurs pour construire des fortenresses d’un côté ou des murs de circonvallation et contrevallation de l’autre. Ce que Geoffrey PARKER nomme, dans une thèse célèbre pour les controverses qu’elle a provoquées (mais après notre période), La révolution militaire. La guerre et l’essor de l’Occident, Paris, 1993 (1988). Là, le condottiere et ses lances n’a plus sa place, il laisse le terrain à l’ingénieur et ses lances aux pionniers et aux fantassins. Ce n’est pas un hasard si l’aura du condottiere disparaît aussi. Sur les batailles (beaux schémas) et les grands capitaines, utiliser Brantôme, un peu tardif mais passionnant et pour les images, Thomas F. ARNOLD, Les guerres de la Renaissance, Paris, 2002.
Dans le Prince, chap. 12,
Machiavel pose très tôt la question de l’utilité
des mercenaires.
L’arrivée des
Français en Italie a en effet clairement montré
l’inefficacité de
certaines de
ces bandes fortes en cavalerie face à une armée nombreuse
de fantassins
et qui
détient la supériorité du feu : “Les
capitaines mercenaires
sont ou tres
excellents hommes de guerre ou non ; s’ils le sont, tu ne dois pas t’y
fier car
ils tâcheront à se faire grands eux-mêmes ou en te
ruinant, toi qui es
leur
maître, ou en détruisant d’autres contre ton intention ;
mais si le
capitaine
est sans talent, il sera par là même cause de ta perte”. On ne peut mieux dire la fin d’une
époque.
Pourtant, il existe encore
une véritable culture de la guerre, qui tient autant aux clans
et à
leur
puissance qu’à la valeur des individus. Le terme même de
condottiere
commence à
être peu archaïque dans l’Italien du début du XVIe
siècle.
Le prestige social des guerriers
n’empêche
pas la critique, et ce très
tôt, dès le milieu du XVe siècle chez des
humanistes comme Pacifico
Massimi
d’Ascoli (†1506), soldat dans l’armée d’Alphonse d’Aragon,
devenu
pacifiste par
son expérience même de la guerre. Dans ses
élégies, il récuse le mépris
de la faiblesse
physique et de la peur et s’indigne de l’apologie de la souffrance
d’autrui. “lis
moi donc dit-il, je coupe l’angoisse et la bile. Vis en joie et aime la
vie”.
Il faut ajouter, parmi les grands pacifistes du temps, Erasme, qui établit d’emblée, dans l’Eloge de la folie, une coupure avec un style de vie radicalement différent de l’étude : « Quand s’affrontent les deux armées bardées de fer et que retentit le son rauque des trompettes, à quoi seraient bons ces sages exténués par l’étude ? Ce sont des parasites, des débauchés, des voleurs, des assassins, des rustres, des abrutis et des escrocs, en un mot la lie de la société qui veut s’illustrer dans cette carrière glorieuse » . Entre 1515 et 1534, trois oeuvres majeures donnent son point de vue : l’adage Dulce bellum inexpertis, la Querela pacis(Complainte de la paix, 1517), de De Bello Turcis inferendo (1530).cf Jean-Claude MARGOLIN, Erasme, guerre et paix, Paris, 1973Il a écrit La complainte de la paix . Oeuvres, Col Bouquins, p. 912–955.alors qu’il vient d’arriver à la cour de Charles (15 ans alors) comme conseiller, à la demande du chancelier Jean Le Sauvage. Il a le courage de mettre à nu ce qui est derrière la guerre : non pas la vaillance et la grandeur mais l’ambition, la sottise et la cupidité. “Ecoutez vaillants guerriers, Voyez les enseignes sous lesquelles vous combattez) n’est-ce pas assurément, sous le signe de celui qui le premier sema la discorde entre Dieu et les hommes (Satan) ?” Même la guerre contre les Turcs est un mal : selon une formule qui va devenir célèbre et qui résonne encore de toute sa puissance évocatrice de vérité : « la guerre est le fléau des Etats, le tombeau de la justice : les lois sont muettes au milieu des armes ». Pourtant sa voix reste isolée car la culture aristocratique est dominante et qu’elle reste celle de la guerre et de la croisade, comprises comme des valeurs suprêmes, et pour longtemps encore. Il faut attendre Grotius, qui fonde le droit des gens sur le droit de l’humanité et non plus de Dieu pour que le discours d’Erasme soit enfin entendu. Cf. Jacqueline Lagrée, « Erasme inspirateur de Grotius ? » dans Bulletin de l’Institut d’histoire de la Réformation, XXIV, 2002-2003, p. 53-71.
En Allemagne, L’empereur Maximilien Ier qui a
régné de 1493 à 1519 porte
deux surnoms contradictoires, “le dernier des chevaliers” mais aussi
“le père
des lansquenets”.
Albrecht Dürer,
Lansquenet,
gravure sur bois.
Armé de la pique et de la hallebarde.
Le
lansquenet se bat comme les
Suisses puis prend rapidement toute son efficacité avec
arquebuses et
mousquets
en passant de la formation massive des Suisses aux rangées de
deux ou
trois
mousquets pour éviter balles et boulets. Les gravures de
Dürer en font
pourtant
un type social populaire dans le monde de ce temps. Dans le
poème qu’il
consacre en 1529 au comportement héroïque des fantassins
devant Vienne
assiégée
par les Turcs en 1529, le poète Hans Sachs (dont Wagner fera le
héros
des Maîtres
chanteurs) insiste sur le
vêtement :
le chapeau à plumes, les crevés aux manches et aux
chausses, la
braguette
prohéminente. Bien plus que sur les armes : hallebarde,
épée puis,
après 1560,
pistole (petite arquebuse utilisée pendant les charges). Le
lansquenet
est
brave et bon, mais impécunieux et roublard. Bref il est
sympathique à
certains,
dans les contes drôlatiques, mais il sème aussi la terreur
auprès des
paysans
dans les massacres de 1526 ou quand il est démobilisé et
donc on
observe une
dissociation de son image.
En 1526, à l’issue de la guerre des
paysans,
Luther compose un traité
intitulé Les gens de guerre peuvent-ils être en
état de grâce?
Qui propose à l’homme de guerre chrétien des
règles
de conduite adaptées à chacune des situations de son
état. Il répondait
ainsi à
la requête du chevalier Assa von Kram, colonel de
l’électeur de Saxe et
traumatisé par les massacres de paysans rebelles. Cf
Jacques
RIDÉ,
“Guerre juste et guerre injuste selon Martin Luther” dans Le juste
et
l’injuste à la Renaissance et à l’âge classique, 1986, p. 49-56. Un guerrier
pouvait donc être tenaillé de scrupules, même s’il
combattait pour sa
foi.
A la fin de notre période, Agrippa
d’Aubigné,
évoque dans les
Tragiques, dictées en
1577,
alors
qu’il est blessé, le début des Guerres de religion, et
dit comment la
prière
des psaumes, genoux en terre, précède l’engagement chez
les huguenots,
mais
aussi comment : “Parmy les gens de pied cinq ou six ans
entiers/
j’apprins des enragez les dangereux mestiers/ et à n’avoir
discours que
de
jeuz, de querelles/De bourdeaux, de putains, vérolles,
maquerelles” éd. Pléiade,
p. 327.
Pourtant c’est probablement le
développement
de la comédie qui a
provoqué peu à peu l’abandon du modèle du
chevalier sans peur et sans
reproche.
En Italie, dans le théâtre dialectal du milieu du XVIe
siècle, par
exemple Il
travaglia, de Calmo, (1556),
le rêve
illusoire de vaillance est démonté. Déjà
l’Arétin, désormais installé
bourgeoisement à Venise, qui s’y connaissait en la
matière, mettait en
scène
Tinca dans La Talanta
(1534), qui
a plus de blessures que d’écus et des compétences
acquises sur le champ
de
bataille : “manger de la viande mal cuite, dormir dans le foin,
chevaucher sous
le soleil”. La distance entre les exploits et la réalité
est désormais
mise en
scène régulièrement par les auteurs Italiens. Le
soldat se métamorphose
même en
tueur à gage couard et ignorant, toujours fier à bras,
dans des
personnages
loufoques : le capitan Vinciguerra, le capitan Brigante, le capitan
Martebellonio etc. cf L’homme de guerre, op. cit. Autant
de noms loufoques qui détruisent tout lyrisme de la vaillance.
Les guerres d’Italie en Italie avec leur
cortège de sauvagerie ont
laissé leur trace et démonté en Italie, dès
notre époque, l’image du
chevalier
sans peur et sans reproche ; comme lre fera la guerre des paysans
en
Allemagne et comme le feront les Guerres de Religion en France. Devant
la
montée de la sauvagerie, l’ancien combattant devenu
littérateur avoue
maintenant sa peur panique et la souffrance de sa chair. Les romans de
chevalerie ne sont plus reconnus que par les femmes et Bayard est
largement
démythifié à la fin du XVIe siècle :
le chevalier a perdu son
cheval et le
noble guerrier est devenu cruel aux populations. Les charges de
cavalerie
protégeaient en effet relativement les hommes, du moins tant que
les
armes à
feu restaient imprécises, mais désormais l’infanterie,
devenue reine
des
batailles, suppose la résistance au feu et à un moment
donné le corps à
corps
où tous les coups sont permis. Si les guerriers ont
changé, c’est que
les États
ont changé, et en premier lieu ceux qui les dirigent, les
princes.
Entre 1420, quand l’humanisme civique est
théorisé, et 1550, quand naît
le machiavelisme, la réflexion politique commence à
modifier l’image du
pouvoir. Du pouvoir urbain au pouvoir personnel et du monarque
sacré et
modèle
au Moyen Age, au prince initié et compétent de la fin du
XVIe siècle,
il y a
toutes les recherches italiennes et humanistes. Le Prince de Machiavel bien sûr, premier
traité de
politique
dont il ne faut pas exagérer l’influence, mais aussi les
traités
d’éducation et
de civilité qui réfléchissent à ce qu’est
la souveraineté et au moyen
de
gouverner le plus efficace. Sur les idées politiques et leur
évolution,
voir
dans la col. l’Évolution de l’Humanité, Quentin SKINNER, Les
fondements de
la pensée politique moderne,
Paris, 2000 et
son essai sur Machiavel,
Paris,
2001 (1981), 166 p.
Il faut cependant distinguer la
poussière
d’Etats-cités italiens et les
grands organismes étatiques en construction en France et en
Espagne. Le
pouvoir
du roi de France est envié, pourtant, pour les
mémorialistes, il ne
peut, pas
plus qu’un autre, se passer de raison, d’un entourage de conseillers,
de
courtisans et de capitaines et moins encore de femmes. A notre
époque
en effet,
dans les sacres, “les femmes sont ointes plus bas que le roi” dit un traité sur la loi salique des
années 1450 attribué en 1507 à Claude de Seyssel (Fanny
Cosandey, La
reine de France, Paris, 2000), il n’y a
de prince que mâle, même si le principe français de
la loi salique
n’est pas
partagé dans toute l’Europe. Par contre le jeu des mariages et
le
théâtre de la
cour dont la fonction grandit à mesure que des moeurs plus
polies et
que le
goût des lettres devient une norme dans les cours renforce la
place des
femmes.
Nombre de princesses ont transmis la culture de la Renaissance en
Europe :
Béatrice d’Aragon (Mathias Corvin) en Hongrie, Bonne Sforza
(Sigismond Ier
Jagellon) en Pologne-Lithuanie, Valentine Visconti puis Catherine de
Médicis en
France…ou, dans l’autre sens, Renée de France à la cour
de Ferrare.
Cette
influence tient à la montée de la vie de cour, milieu
à la fois
militaire,
administratif, culturel et festif. Lieu travaillé de rumeurs
mais aussi
de
modes en tout genre, dont les moindres ne sont pas les théories
politiques
nouvelles. La nouveauté du discours politique est-elle en
rapport avec
la
réalité de l’exercice du pouvoir ? Par quels moyens
le prince
est-il
informé de son pouvoir ? Comment en défend-il
l’image ?
Le Florentin Machiavel (1469-1527) est le seul théoricien à ne pas s’adresser à un prince particulier, encore qu’il espérait bien se faire accepter par les Médicis. Il a composé le Prince alors qu’il était écarté du pouvoir par les Médicis, mais dans une Italie qui est depuis plusieurs générations un laboratoire politique sans égal du fait de l’émiettement du pouvoir. Il parle en Florentin qui a observé le pouvoir au sein de la Chancellerie de l’éphémère république florentine (1498-1512) et comme diplomate en France et à Rome, mais comme il le dit lui même dans une lettre à l’ambassadeur de Florence à Rome (10 déc. 1513) : « je creuse de mon mieux les problèmes que pose un tel sujet : ce que c’est que la souveraineté, combien d’espèces il y en a, comment on l’acquiert, comment on la garde, comment on la perd ». La lucidité, la clarté d’écriture et la concision du Prince en font une œuvre littéraire majeure, mais aussi cette manière d’aborder le politique de manière scientifique : ce n’est plus la Providence divine ou la Fortune (chance) qui dirigent l’Etat, mais un professionnel raisonnable qui possède assez de virtù (la grace, la volonté…) pour s’élever audessus de la Fortune et rester au pouvoir cf dans une littérature immense de l’interprétation du Prince, un livre qui donne à penser le politique en général : Claude LEFORT, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, 1992. Machiavel dit tout haut ce qui devient une évidence en Europe : désormais, le pouvoir devra être justifié par la raison. Il s’agit d’associer la sagesse politique et la puissance militaire ou du moins faire croire qu’il détient l’une et l’autre, à l’image des rois bibliques.
Bovelles,
Du sage : Sagesse et
Fortune,
bois gravé de l’édition Estienne (1510).
Mais le pouvoir n’est pas que faire croire, il est aussi expression de la force réelle et vise de plus en plus l’efficacité. La Renaissance est un temps de mise en place des armées permanentes, d’organisation de l’administration, de renforcement de la bureaucratie, de naissance de la pensée politique, de Rome à Londres, à Paris et à Madrid. Eugene F. RICE-Anthony GRAFTON, The foundations of Early Modern Europe, 1460-1559, New-York, 1994
A l’épreuve de
la
guerre, de plus
en plus coûteuse à mesure que les fantassins
professionnels sont
multipliés et
les forteresses modifiées, les souverains doivent trouver de
l’argent :
« pas d’argent, pas de Suisse » dit alors le
proverbe. La
campagne de
Marignan a coûté en 1515 7,5 millions £ mais celle
de 1542-1544 plus de
30
millions£. Le coût de la guerre augmente de façon
vertigineuse. Philippe HAMON, L’argent
du roi. Les
finances sous
François Ier, Paris,
1994,
45-47, qui
une augmentation de 50% entre les campagnes de 1534-1537 et celle-ci,
en raison du développement de
l’artillerie
et de
la marine (requise par l’entrée en guerre de Henry VIII en
1543). Il
faut
ajouter que si la guerre coûte, la diplomatie aussi.
Entretenir un ambassadeur en Suisse ne coûte que
400£ par an
en 1538, mais 25000 £ à Rome en 1537. Les entrevues entre
souverains
sont
également des gouffres : le
camp du drap d’or (1520) revient à plus de 400mille£ et la
Normandie
aurait en
outre déboursé plus de 99mille £ mais la visite de
Charles Quint en
France (fin
1539-1540) était évaluée à plus de 200mille
£. Pour s’en assurer, ils
développent leur bureaucratie. A ce jeu, le roi de France semble
être
le mieux
pourvu. L’administration de ses finances reste certes sommaire pour
nous, mais
des réformes non négligeables ont été
conduites sous François Ier :
naissance du trésor de l’Epargne (1523-24)et de celui des
finances
extraordinaires et des parties casuelles (1527) montrent bien le souci
de
rassembler des caisses sous le contrôle du Conseil du roi car
elles
sont le
plus souvent dispersées localement pour éviter trop de
transferts (d’où
une
forte évaporation locale). Bien qu’on ne puisse pas encore
parler de
centralisation, les officiers apprennent peu à peu, le plus
souvent par
tradition familiale, le contrôle des deniers :
rassemblement,
circulation
enregistrement de l’argent du roi. Même si la profession est
dangereuse, comme
en témoignent les multiples arrestations et exécutions du
règne, dont
Semblançay, pendu à Montfaucon, ils encaissent aussi des
bénéfices
apréciables ; ils
apparaissent bien comme des agents du roi, dont l’ascension sociale
dépend des
compétences, ce qui ne sera plus vrai quand la monarchie vivra
à
crédit. Cf.Philippe HAMON, Messieurs
des finances. Les
grands officiers de finance dans la France de la Renaissance, Paris, 1999.
La propagande royale justifie sans cesse les demandes de la monarchie, elle a su expliquer les demandes d’argent en mettant en valeur des actions spectaculaires, comme la pendaison du Surintendant Semblançay (12 Août 1527) ou l’entrevue de Nice (1er oct. 1533) avec le pape, à défaut de belles victoires après le désastre de Pavie et aussi pour cacher le secret de plus en plus grand en la matière. Malgré les troubles et les révoltes, l’argent des tailles et taxes indirectes a fini par arriver. Malgré les banqueroutes, les créanciers de François Ier et d’Henri II s’y sont retrouvés et donc ont continué à soutenir la monarchie. C’est la collaboration avec les officiers de finances locaux qui explique largement cette réussite. Ceci n’est pas vrai en Angleterre ou en Espagne où le consentement à l’impôt est un principe qui rend les autres princes envieux, ni en Hongrie où le monopole minier de la monarchie lui permet de se passer de fiscalité.
Le développement de l’administration est directement lié à ces capacités financières, encore que le système de l’office ne soit pas totalement en place à notre époque. Vers 1515 en France, il y a déjà environ 5000 officiers, un pour 3000 habitants ou 115 m2. Cette très célèbre estimation de Pierre Chaunu pour l’Histoire Economique et sociale de la France (une approximation qui n’est pas remise en question par les travaux récents) ne doit pas faire oublier que ce ne sont pas des fonctionnaires au sens napoléonien du terme. Pourtant ce sont les hommes du roi et le fait qu’ils achètent leur charge n’y change rien car ils ne sont pas certains de pouvoir la transmettre librement avant le règne d’Henri IV. L’appareil d’État se développe en un “ État d’offices ” surtout sous le règne d’Henri II, quand les Recettes générales deviennent les Généralités (1554), dirigées par un Bureau des finances peuplé de Trésoriers des finances et quand les Présidiaux parachèvent la main-mise de la justice royale sur toute justice. Cf P. Hamon, L’argent du roi. Les finances sous François Ier, Paris, 1994.
Les juristes ont beaucoup débattu sous François Ier de la nature de l’autorité exercée par les officiers : sont-ils de simples agents ou jouissent-ils du droit de propriété sur l’autorité exercée dans leur sphère ? Pour Chasseneuz et l’ensemble des légistes, offices et dignités jaillissent du roi comme d’une fontaine. Pourtant le roi, bien qu’inspiré par Dieu, doit consulter ses officiers pour les grandes affaires de l’État. Le parlement est ainsi placé en théorie entre le roi et le peuple.
L’État anglais distingue de mieux en mieux courtisans et bureaucrates. Mais David Starkey a bien montré qu’en Angleterre, jusqu’en 1530, le gouvernement est largement domestique et dominé par les courtisans : Henry VIII. A European court in England, Londres, 1991. Descimon dirait que le gouvernement a un caractère mixte, à la fois domestique et bureaucratique (la moitié des gentilshommes de la Chambre du roi exerce d’autres fonctions).
Il ne faut pas imaginer
cependant
que le roi dirige tout. En 1543, François Ier
créa une
Chambre des
comptes à Rouen. Ses membres devaient acheter leur office et
recevoir
en gages
une taxe locale sur les marchandises. Pourtant le roi proposa aux
États
de renoncer
à la nouvelle chambre en échange de 220000 livres (100 de
plus que ce
que
rapporterait la vente).Les États devront finalement en payer
265000
pour être
débarassés. Créer des officiers est et restera
longtemps un moyen de
pression
pour faire payer les notables. David Parker estime qu’en l’absence de
toute
institution de représentation nationale sur le modèle du
Parlement
anglais, le
roi de France devait tenir compte de la multitude des
intérêts locaux, The
making of French absolutism,
Londres, 1983. Ceux de la noblesse
en
particulier, dont la loyauté à l’égard de la
couronne ne va jamais de
soi en
raison de sa perception du devoir de révolte Arlette
Jouanna, Le devoir de révolte, La noblesse française
et la
gestation de
l’Etat moderne (1559-1661),
Paris,
1989. Les gouverneurs par exemple, grands officiers, servent
autant à
étendre le pouvoir royal qu’à préserver les
intérêts de leur caste.
Cette forme
d’administration, patrimoniale bien plus que bureaucratique encore,
leur donne
un énorme pouvoir de patronage. Cette faiblesse structurelle est
parfaitement
dominée quand le roi est fort, mais elle révèlera
sa faiblesse au
moment des
guerres civiles et provoquera d’ailleurs d’accélération
de la mise en
place de
la bureaucratie, mais c’est une autre histoire. Louis XIV disposait en
1665 de
onze fois plus d’officiers que François Ier.
L’État de ce
dernier
n’est pas encore une entreprise (au sens de Weber) cf.
Robert Descimon, « Les élites du pouvoir et le
prince :
l’État comme
entreprise », dans Les
élites du pouvoir et la construction de l’État en Europe, éd. W. Reinhard, Paris, 1996, p.
133-162.
L’impression est que le nombre de personnages compétents et fidèles grandit en France, mais ceci est vrai partout. On voit les princes italiens entourés de secrétaires « qui servent leur prince dans les tâches de l’esprit et non du corps » affirme Francesco Sansovino, Del secretario, 1554, cité par Florence ALAZARD, « l’Italie de la Renaissance du mal frances à la felice vittoria » dans L’Europe de la Renaissance, éd. G. Chaix, Nantes, 2002, p. 27-43. Il faut réévaluer en effet le développement de la bureaucratie dans l’Italie du XVIe siècle : en 1543, Cosme Ier de Médicis salarie trois secrétaires et quelques dizaines de personnes ; en 1550, 10 secrétaires et 280 salariés permanents Richard B. LITCHFIELD, The emergence of a bureaucraty : the florentine patricians, 1530-1790, Princeton, 1986. Les fonctionnaires sont sur le point de naître avec ces secrétaires aux fonctions de plus en plus bureaucratiques, qu’on retrouve dans tous les services des grandes familles. Les Nevers par exemple, utilisent des hommes qui viennent de l’élite de leur duché, dont le plus important est le poète Blaise de Vigenère, qui est en même temps alchimiste et génie de la logistique et de la propagande (A. Boltanski). Plus qu’au Moyen Age, où peu de princes pouvaient se targuer de véritables services bureaucratiques comme le roi de France, les princes petits et grands sont environnés d’humanistes et de letrados qui veulent lui donner de bons conseils et les former, et qui vont surtout les servir par leur plume dans le nouveau monde médiatique.
Les « institutions du prince
« font partie des
classiques de la littérature de la Renaissance dans toute
l’Europe,
même si elles
véhiculent beaucoup de lieux communs, issus en particulier des Miroirs
des
princes antérieurs,
pour
lesquels
« un roi sans instruction est comme un âne
couronné » :
le
savoir est donc constitutif de la puissance et on soigne de plus en
plus le
savoir des héritiers comme l’a montré J. Cornette dans
Ran
HALEVY, dir.,
Le savoir du prince du Moyen Age aux Lumières, Paris 2002. Ronald W. TRUMAN, Spanish
treatises on
government, society and relgion in the time of Philip II, Leyde, 1999 qui fournit un bon tableau
de la
production littéraire en Espagne, Portugal et Pays-Bas vers
1550. Devenir
roi. Essais sur la littérature adressée au prince, éd. Isabelle Cogitore et Francis
Goyet,
Grenoble, 2001. Depuis
l’Antiquité, on exalte les vertus chrétiennes
(foi, charité, justice, prudence, tempérance…) avant les
qualités
princières
(magnificence, libéralité, honneur, respect de la parole
donnée…) cf.
Q.
SKINNER. Dès la fin du 15e siècle, les
ouvrages se sont
multipliés,
qui montrent que les princes sont entourés de donneurs d’avis de
diverse
farine : Francesco Patrizzi dédia au pape en 1470 un
traité sur Le
royaume et l’éducation du roi,
et
Diomède Carafa (1407-1487) avait composé, avant
Castiglione (1513), un Parfait
courtisan.
On peut tenter de distinguer les
pédagogues
des donneurs de conseil.
Parmi les premiers Jean Louis Vives (1492-1540), espagnol professeur
à
Louvain
depuis 1519, qui édite un Sur l’éducation en 1531 ; Josse Clichtove à
Paris
(1472-1543) : l’office
du roi, 1519 ; Philippe
de la
Torre, l’éducation d’un roi chrétien
pour Philippe II, 1556. Tous suivent plus ou moins les miroirs des
princes.
Erasme a pour sa part écrit L’éducation d’un prince
chrétien pour Charles
Quint en 1516 et sera imité par
une
bonne partie des auteurs espagnols, aussi bien dans l’utilisation des
auteurs
anciens que dans la défense de la paix pour la sauvegarde de
l’Espagne.
Erasme
tente en effet d’indiquer que la voie de la paix est toujours la plus
sûre pour
un empereur : « Autant tu surpasses Alexandre
en
bonheur,
glorieux prince Charles, autant nous espérons te le voir
surpasser
aussi par la
sagesse, car Alexandre s’était rendu maître d’immenses
territoires,
mais il n’a
pas craint de verser le sang et son empire ne devait pas durer. Toi, tu
es né
dans l’empire le plus beau, tu es destiné à un pouvoir
plus grand
encore.
Alexandre a dû peiner pour conquérier. Toi, tu devras
peut-être faire
autant
d’efforts pour céder volontairement une partie de tes biens
plutôt que
d’en
annexer d’autres. Tu dois à Dieu d’obtenir un empire sans verser
le
sang et
sans nuire à personne : ce sera un premier devoir de
sagesse de le
conserver dans la paix » cf. James D. TRACY, The
politics of
Erasmus. A
Pacifist Intellectual and His Political Milieu,
Toronto, 1978.
D’autres en restent aux livres d’avis
à la
façon du Courtisan, mais
avec d’étonnants succès comme le Cadran des princes d’Antonio de Guevara (1529)
ou le livre nommé le gouverneur de Sir Thomas Elyot (1531). Ils disent
l’importance
de la qualité du commandement et du savoir et cherchent ainsi
à
valoriser leurs
idées humanistes auprès du pouvoir princier. De la
pédagogie au
conseil, il n’y
a pas en effet d’opposition puisque tous ceux qui écrivent sont
proches
du
pouvoir d’une façon ou d’une autre. La conséquence
première est
l’introduction
de l’humanisme dans la réflexion juridique de l’administration
princière. On
commence seulement à prendre la mesure de l’importance des
travaux des
élèves
juristes de Lorenzo Valla comme Ange Politien (1428-1497)
puis André Alciat (1492-1550) pour la
réflexion sur la place du droit et du corps des lois dans le
pouvoir du
roi. En
France, outre Alciat, qui a enseigné à Paris, c’est
Guillaume Budé
(1467-1540),
humaniste et secrétaire du roi, qui avait lu Valla et
étudié en Italie,
qui
représente la nouvelle culture juridique. Mais Ulrich de Hutten
(1488-1523) ou
Sébastien Brandt en Allemagne représentent les
mêmes quêtes, même si le
droit
coutumier est ici plus prégnant. La présence de ces
savants juristes au
sein
des cours plaide pour une amélioration de la réflexion
des
bureaucraties sur
leur fonction. Le plus remarquable est que ce mouvement ne produit pas
encore
de revendications corporatives des gens de loi, comme en
témoigne le
cas Budé
(auteur dans cet esprit humaniste des Annotations sur le Pandecte, 1518).
La monarchie de France de
Claude de Seyssel (1515) appartient à la catégorie des
Miroirs, mais
Pour L’institution
du Prince, écrite pour
François Ier,
Guillaume Budé a-t-il écrit un ouvrage de divertissement
ou une oeuvre
de
réflexion politique à la façon de Machiavel ?
Budé a écrit ce texte au
début de
l’année 1519 cf. Claude Bontems, “L’institution du
prince de
Guillaume
Budé”, dans Le prince dans la France des XVIe et XVIIe s., Paris, 1965
qui étudie et édite le texte. L’idéologie de
l’absolutisme est promue
dans
toute sa pureté comme elle ne l’avait jamais été F.
Cosandey et
R.
Descimon, L’absolutisme, 2002. Le roi étant supérieur
à tous les humains
est aussi
le plus beau, le plus fort, le plus éloquent, le plus
cultivé,
parfaitement
sage et prudent… Cela signifie qu’il doit rendre bonne justice et
respecter les
lois de ses prédécesseurs, qu’il doit être prince
de la paix, ce qui
limite
singulièrement son pouvoir absolu théorique.
Les mêmes auteurs travaillent aussi
à
valoriser l’image de leur patron
et l’on observe une mutation de celle-ci : le vaillant guerrier
cède le
pas (sans disparaître) au lettré et au
mécène.
A l’autre bout de l’Europe, dans la Moscovie d’Ivan III ou la Moldavie d’Etienne le grand (1457-1504), le prince reste un guerrier qui assure la paix à son peuple face aux agressions extérieures. Mais la construction de l’Etat est associée à cette politique guerrière obligée, contre les Turcs soucieux de s’emparer des bouches du Danube par exemple. Les plumes parlent désormais des avantages d’un gouvernement puissant du point de vue administratif. Cette montée en puissance se traduit, par exemple, par la rédaction des Annales de Moldavie à l’extrême fin du XVe siècle, pour conforter le prince dans sa position de défenseur du christianisme et de prince de la paix. La propagande est ainsi le premier symptôme de la présence d’une bureaucratie. Mais on peut aussi bien citer les constructions d’églises et de monastères qui vont chanter la gloire du grand prince cf Serban PAPACOSTEA, Stephen the Great, prince of Moldavia, 1457-1504, Bucarest, 1996 et de nombreux articles en français dans les revues roumaines.
Si les princes italiens ont su comme les autres, dès le 15e siècle, faire parler les artistes de leur gloire, les plus grands ne sont pas en reste et font développer de véritables programmes pour asseoir leur pouvoir dans des couches de plus en plus larges de la population. Ces programmes passent par l’image et l’imprimerie dont les services de Henri VIII, François Ier, Charles Quint ou Philippe II ont su remarquablement jouer. Si l’origine sacrée du roi ne se dément pas, et permet toujours d’identifier le roi à David le roi de justice, en France comme en Angleterre, on joue désormais sur la nouvelle culture de l’Antiquité en utilisant la figure d’Hercule (la force, chez les Médicis comme chez les Valois) ou Jupiter (seigneur suprême, par Cosme Ier). Tout le vocabulaire mythologique peut servir à exalter le prince, parfois même dans d’étranges mélanges comme ce François Ier en Minerve et en Mars à la fois, sans compter les figures d’Alexandre ou des grands empereurs. Les Alexander redivivus ou Cleopatra nova font partie des poncifs de l’histoire des princes. Cf. Chantal GRELL, Werner PARAVICINI, Les princes et l’histoire du XIVe au XVIIIe siècle, Bonn, 1998.
Le thème impérial est surtout très employé par Charles Quint bien sûr, il est aussi présent en France (Al. HARAN, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVIe et XVIIe s., Paris, 2000 ). Par le truchement des prophéties, on voit même le thème parcourir l’Europe au temps de la Renaissance, du Portugal (le roi Dom Sébastien 1557-1578) et de l’Angleterre (origine britannique de l’empereur Constantin) à la Moscovie d’ Ivan III le Grand (1462-1505). Ce dernier, marié avec Zoé Paléologue, lança l’idée de Troisième Rome, héritière de Constantinople, qui commença à s’imposer lors du couronnement d’Ivan IV le Terrible comme Tsar (pour la première fois) en 1547. Le plus étonnant est que cette symbolique s’adapte très vite aux modes nouvelles, comme on le voit dans l’utilisation du messianisme impérial français lors de la descente de Charles VIII en Italie comme nouveau Charlemagne. Cette polysémie du thème impérial est la preuve du formidable dynamisme politique et culturel du moment. Le théâtre politique ne cultive pas trop encore, la langue de bois, comme en témoigne l’Orlando furioso de l’Arioste (1474-1533), livre-gigogne réécrit à plusieurs reprises, la dernière fois en 1532, qui comporte une glorification de Charles Quint comme nouveau Charlemagne choisi par la providence pour étendre sa domination au-delà des colonnes d’Hercule, d’où cette capacité d’adaptation du thème à toutes les situations dynastiques. On voit par exemple Tristan de Lascagne, auteur du Lys tres chrestian florissant en la foy chrestiane, 1540 mettre en evidence le statut biblique et messianique de la nation française et de son roi : les Francs sont les nouveaux Hébreux et Paris la nouvelle Jérusalem. Pour des auteurs comme Jean Lemaire de Belges Illustrations de Gaule et singularitez de Troye, 1509 et Guillaume Postel, la France a vocation a unir le monde. Cette littérature explique les multiples candidatures françaises à l’Empire.
Le prince voyage et doit encore être vu, son pouvoir n’est pas destiné à être mis sous le boisseau, il doît être montré pour être crédible, dans les banquets, les chasses, les bals : de plus en plus, se met en place un théâtre du pouvoir, destiné à montrer le prince comme tel, aussi bien dans ses palais que dans les entrées.
Entrée
de François Ier à Amiens (1527), bois
gravé et peint d’après
Rosso.
François Ier utilise l’émotion de l’amour en donnant son cœur à Elizabeth d’Autriche dans l’entrée d’Amiens, en 1527 : cette gravure sur bois en couleurs d’après Rosso, rappelle la visite en même temps qu’elle annonce le mariage prochain. Les bustes de François qui offre son cœur et d’Eleonore qui offre des fleurs, sont disposés dans les branches d’un arbre placé au-dessous de la Vierge (arbre de Jessé) et sur les armes d’Amiens et de France. Le roi prononce « pour avoyr les exquis joyaux/ De Vénus ma dame très gente/mon cœur vela vous présente ». L’équivalence de la mariée en Vénus est traditionnelle mais il s’agit bien d’une gravure populaire. Cf. Janet COX-REARICK, Chefs-d’œuvre de la Renaissance. La collection de François Ier, Anvers, 1995. Cette image prouve qu’on utilise de plus en plus les mariages et les femmes pour donner une assise à la personne du prince. C’est l’une des caractéristiques des constructions des pouvoirs de ce temps. Les princesses à marier sont, comme aujourd’hui, une publicité du pouvoir, et elles restent un pivot des géostratégies depuis toujours. Mais on voit monter le rôle des veuves (celles de la Chambre des Dames à la cour impériale par exemple) dans la négociation officieuse des mariages —pour éviter l’humiliation d’un refus—. Et depuis Maximilien Ier, il s’agit d’une politique systématisée : Tu felix Austria nube, même si les autres princes le font aussi bien.
Auprès de ceux qui sont frottés de culture antique, François Ier et Charles Quint manient les emblèmes mieux que tous les autres. Dans l’entrée à Lyon en 1515, François Ier est tour à tour duc, noble champion, élu de Dieu, second César ou nouveau Constantin ; il est encore le bien-aimé du Cantique des Cantiques ou le protégé des archanges et des séraphins mais il est déjà le parfait triangle néo-platonicien. (Anne-Marie Le Coq, François Ier imaginaire. Symbolique et politique à l’âge de la Renaissance, Paris, 1987). Dans une miniature peinte sans doute vers 1532 et attribuée à Niccolo da Modena, assistant de Primatice le roi est à la fois Mars et Minerve, le héros de la guerre et de la raison. « O France heureuse, honore donc la face/ de ton grand roy qui surpasse Nature, /Car l’honorant tu sers en mesme place/Minerve, Mars, Diane, Amour, Mercure », dit la légende. Bref, comme le dit Machiavel, le prince doit paraître avant d’être, mais il doit briller tout en conservant le contact avec la culture de ses sujets pour se faire comprendre. Dans le même esprit, mais à destination d’une ville qui ne croit pas encore en la grandeur des Médicis, ces derniers n’hésitent pas à se faire représenter en rois mages, ces rois détenteurs de toute science profane et sacrée, qu’ils offrent généreusement à tous à travers le Christ (Gozzoli, 1459 ; Botticelli, 1479 ; Léonard, 1481-82 —exécuté par Lippi 1496— ; Botticelli, 1492 ) cf Botticelli, 1475, détrempe sur bois, aux Offices. L’artiste s’est aussi représenté à l’extrême droite et la perspective est forcée par le pilier oblique cf. Chastel, p. 240-248.
L’antichambre et le
studiolo dans le château d’Urbino, Chastel, p. 370.
L’architecture et ses nouveautés
manifeste plus que
tout ces changements. L’organisation des palais change lentement, en
Italie
d’abord puis un peu partout afin de séparer la partie publique
de la
partie
intime de la vie du prince, réservée à ses
favoris. C’est ainsi qu’à
Urbino, la
ville est organisée pour converger sur le palais, et que dans le
palais, le
studiolo de Frédéric de Montefeltro, achevé en
1482, rassemble autour
du duc
une fabuleuse collection qui réunit l’antique et le moderne,
l’Esprit-Saint et
les muses, les portraits des hommes illustres et tous les symboles du
savoir.
Seuls les intimes du duc ont le droit de la voir.
L’un des premiers grands portraits de la Renaissance représente le duc à la fois de façon réaliste, à la façon flamande (rides, verrues, nez cassé) et comme une icône du pouvoir fort, bienveillant et sage, qui veille sur son territoire. Dans l’architecture à antichambre, le prince est mis en valeur pour son activité intellectuelle. Les solliciteurs se trouvent dans l’antichambre mais la visite du studiolo est réservée aux proches, à ceux qui sont choisis par le duc, aux initiés. Le prince n’est plus simplement celui qui a une belle prestance mais celui qui détient le pouvoir. On voit donc s’esquisser à la fois une mise en scène des arcanes du pouvoir et de la hiérarchie du monde et une promotion de la cour elle-même comme hiérarchie, deux aspects qui vont dominer l’organisation des cours au XVIe siècle. L’architecture exprime donc le pouvoir du prince, à mesure que celui-ci perd en commensalité.
Le système de
l’antichambre va
être adopté par les nouveaux palais français sous
le règne d’Henri II
seulement. Sous le règne de François Ier, les
palais
comprennent
seulement une grande pièce publique qui donne directement sur la
chambre du
roi ; l’antichambre n’existe pas. Le mot n’apparaît dans la
langue
française que dans un contrat du Louvre en 1551 puis dans un
sonnet des
Regrets
de J. Du Bellay en 1558. Pourtant des antichambres ont
été construites,
par
l’architecte Serlio en particulier, pour les châteaux du Grand
Ferrare
(Hyppolite d’Este) et pour celui d’Ancy le Franc. Mais la mode n’arrive
pas à
la cour. Henri II par contre multiplie les antichambres dans les
châteaux
royaux : Louvre, Fontainebleau, Amboise, Saint Germain (Philibert
Delorme)… et dans trois châteaux appartenant à des
favoris : Anet,
Beynes
(P. Delorme pour Diane de Poitiers), Vallery (Pierre Lescot pour le
maréchal de
Saint-André). Il faudra encore attendre le règne d’Henri
III pour
trouver le
rôle de l’antichambre dans un règlement de la cour :
lieu où les
courtisans
attendent le roi, lieu où le roi
dîne ordinairement. Cette pièce supplémentaire a
donc permis aux
gentilshommes
de se distinguer du tout venant qui reste dans la salle. Les courtisans
choisis
attendent ici d’être admis dans la chambre ou de rencontrer le
roi qui
passe
pour aller à la messe. Il s’agit bien d’une conception
désormais
élitiste de la
monarchie, de défendre aussi une certaine hiérarchisation
de la cour et
de
permettre au roi de limiter le nombre de solliciteurs qui ont un
accès
direct à
sa personne. Cf. architectures
françaises,
Monique Chatenet, La cour de France au XVIe siècle. Vie
sociale et
architecture, Paris, 2002.
La galerie François Ier à Fontainebleau fait partie d’une logique identique. Elle a été achevée par Rosso exprès pour le voyage de Charles Quint, en 1540, auquel le roi a expliqué les symboles bien compliqués, tellement que dès le règne de Charles IX, on ne sera plus capable d’interpréter complètement le programme iconographique de la galerie. L’essentiel de l’histoire est dans un numéro spécial de la Revue de l’art : Sylvie BEGUIN et al., La galerie François Ier au château de Fontainebleau, Paris, 1972. Il s’agit bien d’exalter la monarchie à travers la mythologie, de dire l’échange entre le dieu-roi et les hommes, mais les scènes ont été déplacées au cours des âges et leur interprétation ancienne est à jamais perdue, sauf découverte de nouvelles sources. Parmi les tentatives nombreuses, outre l’équipe de 1972, il faut souligner l’intérêt de l’interprétation de Françoise JOUKOVSKY, « Humain et sacré dans la Galerie François Ier », dans Nouvelle revue du XVIe s., 5, 1987, p. 5-23. Le prince est l’éléphant fleurdelysé, détenteur de la force et de la sagesse de tous les temps. Il est aussi dans l’Ignorance chassée le roi initié qui rentre dans le temple et propage la lumière en laissant derrière lui les forces du mal.
Rosso
et Primatice, L’ignorance chassée,
galerie de Fontainebleau.
On pourrait faire la même
démonstration dans
les fêtes, même si
celles-ci sont infiniment plus somptueuses dans la seconde
moitié du
siècle,
partout en Europe : Roy Strong, Les fêtes de la
Renaissance. Art
et pouvoir, 1450-1650, Paris,
1991. Les thèmes
mythologiques
(Hercule), traditionnels
(Très chrétien) et impériaux y sont
présents en permanence. Venu
d’Italie, le
triomphe à l’antique devient par exemple un classique des
entrées sous
le règne
d’Henri II.
Le prince doit avoir un comportement rationel
qu’on n’appelle pas
encore machiavélique et qui se rapporte à la res
publica et non à la
raison d’Etat (celle ci va
naître dans la
seconde moitié du 16e siècle). Le roi de
France reste un roi
chrétien, héritier de saint Louis. Le grand duc de
Toscane, Cosme Ier,
le
devient aussi, qui se fait couronner par Pie V pour renforcer son
alliance avec
la papauté et contrebalancer celle de l’Espagne. Pourtant,
l’homme de
pouvoir
n’est rien sans le théâtre qui l’environne et qui fait
croire à son
pouvoir, la
cour d’abord et le reste de la population ensuite. Derrière ces
représentations
somptueuses de la Renaissance, et plus encore dans la seconde partie du
16e
siècle, il faut lire aussi la faiblesse structurelle de ceux qui
ne
maîtrisent
pas bien la réalité de leur territoire, faute
d’administration solide
et
d’information rapide. Ils ne peuvent compter que sur la force et la
victoire
pour assurer leur image, mais les temps changent : si la guerre
établit le
prince, la paix le magnifie en effet du point de vue des
représentations. Le
développement de la diplomatie, son domaine
réservé, jusqu’à nos jours,
est une
des caractéristiques de la Renaissance.
Les hommes nouveaux de la Renaissance ne sont pas seulement des guerriers ou des hommes de pouvoir, ils sont aussi, de plus en plus souvent, des commis de ces États en construction, façonnés par les rivalités hégémoniques. Cf. pour l’approche nouvelle (décentrée de la France) des relations internationales la première partie de Alain HUGON, Rivalités européennes et hégémonie mondiale, Paris, 2002. La diplomatie est encore à notre époque presque une affaire de famille, comme le montrent les lettres entre princes qui se qualifient de « frère », « cousin ». La relation personnelle entre princes est donc une évidence et d’ailleurs la conférence au sommet est le moyen le plus classique de négocier, mais il faut pour cela convaincre l’autre de venir à la table, ce qui est le travail propre de l’ambassadeur. L’ambassadeur permanent est une nouveauté dans l’Europe de ce temps car dans les cours princières on connaissait surtout les ambassadeurs extraordinaires, qui existent toujours, au moment des négociations de paix. On leur donne le nom de nuntius, orator, legatus (Virgile) voire seulement de commissarii, deputati, procuratores. Cinq termes français sont encore utilisés au temps de François Ier : ambassadeur, commis, député, orateur, procureur et, toujours en France, le terme de legatus n’est plus utilisé après 1498 (réservé au pape) tandis que celui d’ambassadeur n’apparaît pas avant 1510. cf. Charles GIRY DELOISON, « La naissance de la diplomatie moderne en France et en Angleterre (1475-1510) », dans Nouvelle Revue du XVIe siècle, 5, 1987, p. 41-58. Le mot ambasciator, utilisé dès l’époque carolingienne, contrairement à ce que racontent beaucoup de manuels (cf. Du Cange, Glossarium, qui cite Hincmar et les diplômes carolingiens) pour désigner le legatus, l’envoyé, l’intermédiaire, dans les mariages en particulier, désigne à la fin du XVe s., l’envoyé d’une cité en Italie : le mot italien va surmonter le latin au XVIe siècle.
A la fin du Moyen Age,
la
diplomatie n’est pas un service d’Etat, il ne faut pas encore imaginer
de
personnel permanent ou de service des Affaires
Étrangères : le
premier
département des secrétaires d’Etat ne sera
organisé en France qu’en
1574. Il y
a simplement , à côté des légats, des
porteurs de lettres qui peuvent
transmettre des messages mémorisés, un chevaucheur, des
informateurs
pour
renseigner le nouvel ambassadeur, envoyé d’abord pour un temps
et une
tâche
bien précis. Cf la
manière nouvelle
d’aborder le
sujet dans L. BELY et L. RICHEFORT, éd., L’invention de la
diplomatie. Moyen
Age-temps modernes, qui est surtout consacré aux temps modernes, Paris, 1998. Carole LABARRE, «
Le
personnel
diplomatique à la fin du Moyen Age » dans Revue
d’histoire
diplomatique, 2001, p. 99-116.
La nouveauté, c’est
l’ambassade permanente, inventée par les princes italiens. Le
premier à
le
faire de façon volontaire est François Sforza, à
partir de 1446. Les
autres
Etats vont très rapidement imiter ce système qui se
développe dans
toute
l’Europe entre mi XVe et mi XVIe siècle cf.
Paolo PRODI, Diplomazia del cinquecento. Istituzioni e prassi, Bologne, 1963. C’est ainsi qu’on
voit
apparaître à la cour de Bourgogne les premiers
représentants résidents
dans les
années 1492-1506. cf. Christian
de
BORCHGRAVE,
« Diplomates et diplomatie sous le duc de Bourgogne Jean
sans
peur »,
dans Publication du centre européen d’études
bourguignonnes, 32 (1992), p.
44.
Il s’agit donc d’un métier nouveau, même si les ambassadeurs sont loin de résider en permanence et si le « droit d’ambassade » qui lui est connexe n’existe pas encore. Les contraintes d’exercice restent grandes en effet à notre époque mais qui édifie le droit international moderne
Pour exercer ce métier nouveau, il suffit d’être proche du prince, comme le peintre Jan Van Eyck, qui fut ambassadeur de Bourgogne en Portugal en 1428 puis dans un « pays lointain » en 1436. Mais c’est bien dans l’Italie qu’on le voit naître, dès le XIIIe siècle. A Venise, représenter la République est l’un des services les plus hauts de l’Etat, qui impose de déposer au retour les cadeaux reçus entre les mains du Grand Conseil. Ce sont eux qui ont inventé les « dépêches » par lesquelles ils renseignent au jour le jour le gouvernement et les « relations » dont ils donnent lecture à leur retour devant le Sénat.
Les instructions
permettent de
reconstituer le cadre de la mission, mais l’ambassadeur ne s’occupe pas
exclusivement de sa mission, il est autant informateur que
négociateur,
au
service de son prince mais aussi de ses amis. Cf Machiavel (actif
1494-1527) à
son ami Raffaelo Girolami, ambassadeur de Florence en Espagne (1522) « Honnorable Raffaelo, être
ambassadeur
d’une
cité est une de ces charges qui honorent un citoyen, et l’on ne
peut
dire
propre à gouverner celui qui n’est pas propre à
l’assumer. Vous partez
pour
l’Espagne comme ambassadeur, pour un pays différent de l’Italie
par
toutes ses
manières et coutumes, inconnu de vous ; et qui plus est,
ceci est
votre
première mission ; de sorte que si vous vous tirez bien de
cette
épreuve
comme chacun le croit et l’espère, vous vous y ferez grand
honneur, et
d’autant
plus grand que plus grandes auront été les
difficultés. Et comme j’ai
quelque
expérience de ce genre d’affaires, je viens, non par
présomption mais
par
affection, vous dire ce que je peux en savoir.
Exécuter avec fidélité une mission est facile à quiconque est bon citoyen, mais l’exécuter avec efficacité est plein de difficulté. L’exécuteront avec efficacité ceux-là qui sauront bien discerner le caractère du prince et celui des gens qui le gouvernent, et qui sauront bien se plier à toutes choses qui pourront leur ouvrir plus facilement l’accès de ses audiences ». cf Philippe AMIGUET, L’âge d’or de la diplomatie. Machiavel et les Vénitiens, Paris, 1963. Un peu hagiographique mais précis et beaucoup de citations en français. Machiavel avait été légat en Romagne une première fois en 1499 puis à la cour de France, une première fois en 1500 et une seconde à Lyon, en 1504, une troisième fois en 1510. Il remplit un rôle de légat, qui ne reste que quelques semaines, le temps de s’informer. Privé de toute fonction officielle après la chute de la République (1512), il est cependant un observateur avisé des réalités de son temps. Il dit le travail exigeant qui consiste à rendre compte et une activité bien mal payée : la tradition médiévale est que le légat est entretenu par celui qui le reçoit. A la Renaissance, il en est souvent de sa poche.
Depuis le XIVe siècle, l’art diplomatique, c’est à dire la rédaction des documents est fixé cf F. AUTRAND « l’enfance de l’art diplomatique » dans L’invention de la diplomatie, p. 207-224. Charles GIRY-DELOISON, « La naissance de la diplomatie moderne en France et en Angleterre au début du XVIe siècle », dans Nouvelle revue du XVIe siècle, 1987, p. 41-58 . Quatre types de documents officiels cadrent les missions des envoyés du roi de France en Angleterre : les lettres de créance, les pouvoirs, les instructions et les sauf-conduits. La lettre de créance est une courte lettre écrite en français par un secrétaire de la Chancellerie. S’il y a en Angleterre des secrétaires spécialisés en Français, il n’y en a pas en France pour l’Anglais. Elle s’ouvre par une adresse dont la chaleur ou la froideur deviennent le baromètre de la qualité des relations. Le nom des ambassadeurs par ordre de préséance est ensuite indiqué ainsi que les termes de la mission, de façon assez vague, sans dévoiler le contenu des exact des pouvoirs des ambassadeurs ni de celui de leurs instructions. Elle doit surtout assurer le souverain de la véracité et de la fiabilité des propos des ambassadeurs dès leur arrivée.
Les pouvoirs sont des lettres patentes scellées du grand sceau sur double queue et rédigés en latin, en sept parties : la suscription, l’adresse et la salutation, l’exposé, le dispositif, la ratification, la corroboration, le protocole final. Elle est faite pour une mission précise et unique. Il y a donc autant de pouvoirs que d’aspects de la mission. La difficulté est que quand la négociation bloque sur un problème non prévu, il faut demander des pouvoirs complémentaires. C’est par exemple ce qui est arrivé à Robert Gaguin, François de Luxembourg et Waleran de Sains dans leur ambassade en Angleterre d’octobre 1489 à février 1490 : de Sains a dû retourner auprès de Charles VIII. Ces pouvoirs peuvent aussi donner une grande latitude d’action à l’ambassadeur, lorsqu’il a la confiance de son prince. Bref, les pouvoirs définissent la liberté de manœuvre de l’ambassadeur.
Les instructions sont destinées au seul ambassadeur, mais il peut les communiquer à la demande de la partie adverse. Elles expriment la volonté politique du roi et les positions qu’il souhaite voir défendues, et servent de contrôle de l’action de l’ambassadeur puisque le roi dispose du double de la lettre. Elles sont une sorte de garantie des bons et loyaux services de l’ambassadeur. Ce sont les instructions qui délimitent le champ d’action de l’ambassadeur et celui ci peut être très étendu ou très étroit selon la confiance du roi. Il s’agit d’une sorte de contrat passé entre les deux hommes. L’ambassadeur n’a pas en effet le pouvoir de conclure, seulement de revenir avec les capitula ou les minutes d’un accord qui sera solennisé par un traité en bonne et due forme.
En même temps de nouvelles techniques de chiffrage se font jour, qui correspondent à autant de manuels des humanistes de la Renaissance. On utilisait celui de César, en alphabet décalé, jusqu'à ce que Leon Battista Alberti en publie la clé. L’humaniste Jean Trithème abbé de Spanheim travaille à un chiffrement nouveau dans sa Polygraphia (1502) dédiée à Maximilien Ier. Le système est repris par le napolitain Della Porta dans son De furtivis litterarum notis (1563) puis par le poète et secretaire des ducs de Nevers Blaise de Vigenère dans son Traité des chiffres ou secrètes manières d’écrire (1586) qui servira jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’était un chiffrement à double substitution fondé sur un « tableau carré » dont la clé était donnée par un mot secret qui servait de clé. A notre époque, les plus experts sont des Vénitiens, un juif renégat nommé Marco Raphaël et celui qu'on considère comme le créateur de la science du chiffre, Zuan Soro. Après sa mort en 1544, fleurissent des chiffres compliqués, preuve que le secret est particulièrement difficile à garder, le jeu consistant à forcer les chiffres. Thompson J.W. et Padover S.K., La diplomatie secrète, l'espionage politique en Europe de 1500 à 1815, Paris, 1938. Et Jean RICHARD, « Cryptographie », dans L’histoire et ses méthodes, éd. C. Samaran, Paris, 1961, p. 616-632.
Legatum esse qui solenniter missus est : l’ambassadeur doit d’abord cultiver les formes et veiller scrupuleusement à ce que les préséances soient sauvegardées. Celles-ci donnent l’occasion de querelles qui nous semblent vaines mais qui participent à l’équilibre européen. La compétition franco-espagnole est la plus spectaculaire, mais le Portugal, la Hongrie, la Pologne se contestent leur rang, de même que les villes de Florence, Mantoue, Ferrare par exemple. Les conflits de préséance sont le quotidien des ambassadeurs mais ne sont pas l’essentiel de leur mission. Il suffit de ne pas perdre la face et les réceptions sont le moyen d’affirmer le rang. Dans des villes comme Venise et Rome les réceptions sont journalières : Carpaccio a réfléchi de manière très forte sur les trois temps de l’ambassade (l’envoi, la réception, le retour), à travers le cycle de peintures (huiles sur toile) de l’histoire de sainte Ursule, commandée en 1488 et peinte jusqu’en 1499.
Carpaccio,
Histoire de sainte Ursule. Envoi des ambassadeurs, huile sur toile,Venise, fin XVe s.
L’ambassadeur doit s’exprimer dans sa langue naturelle, sinon ce serait une concession cf M.C. GOMEZ-GERAUD, « La figure de l’interprète » dans Voyager à la Renaissance. L’interprète purifie le discours pour mieux expliquer la position du prince. L’envoi des ambassadeurs en Bretagne, Carpaccio les montre dans la chancellerie du palais, où on voit un fonctionnaire dicter à un copiste un message par lequel le roi Conan demande la main de la fille du roi de Bretagne. L’ambassadeur, un genoux en terre, tend la main pour récupérer le message. L’échange des regards suppose un pacte de confiance, une confiance accordée par le prince, qui fait de celui qui la reçoit plus qu’un porteur de message. Reste que l’ambassadeur n’est pas à l’abri de la corruption et surtout que son analyse de la situation locale peut transformer l’idée qu’il se fait de la politique nécessaire de son prince. Il devient alors un homme déchiré, qui ne pense qu’à demander son rappel.
Mais le principal problème est souvent d’ordre financier, du moins tant que la fonction n’atteint pas encore le niveau institutionnel. Il n’y a pas encore de ligne budgétaire fixe pour payer un ambassadeur et si celui-ci sait bien qu’il obtiendra à la fin une récompense, il est obligé d’avancer l’argent de son séjour, c’est-à-dire de s’endetter, voire de se ruiner en raison des nécessités de la représentation.
Ex. de l’ambassade de Venise au temps de Guillaume Pellicier, évêque et humaniste, nommé début 1539 sans que son prédécesseur, Jean Joachim de Passano, sieur de Vaulx soit révoqué. Il restera jusqu’au 31 juillet, payé 10£ par jour. Son prédécesseur, Georges d’Armagnac avait recruté un personnel permanent, à la fois des secretaires et des dignitaires vénitiens pour mieux s’informer. Les secrétaires sont Nicolas Cavazza (secrétaire du Sénat) et son frère Constantin (secretaire du conseil des Dix), des bannis de gênes, les Fregosi (Cesar, Alexandre, Hercule) et les Strozzi bannis de Florence (Philippe et ses fils, Pierre, Léon, Laurent et Robert), le général des OFM de l’Observance, Vincent Lunello qui est aussi espion de Charles Quint et donc agent double. Cf Jean ZELLER, La diplomatie française vers le milieu du XVIe siècle d’après la correspondance de Guillaume Pellicier, Paris, 1881.
La fonction n’est pas
sans
risques, comme on le voit avec le meurtre des ambassadeurs
français
auprès de
la Porte, Antoine Rincon et Cesar
Fregoso , assassinés par les sbires impériaux sur ordre
de Charles
Quint. Un
temps, un beau mouvement d’indignation vertueuse a parcouru toutes les
chancelleries, mais personne ne pouvait rien contre cette
immunité
naissante
bafouée. Et Pellicier est attaqué et sequestré par
les autorités de
Venise,
pour avoir espionné d’un peu trop près le Sénat.
Dans ce cas, tout
dépend de
l’origine sociale de l’ambassadeur. Plus celle-ci est
élevée et plus il
a de
chances d’échapper aux ennuis ordinaires du voyage. Il
n’empêche, de
plus en
plus souvent, le diplomate, comme les gens de guerre ou les marchands
sont
munis de sauf-conduits cf. Daniel
Nordman,
« Sauf-conduits et passeports en France à la
Renaissance »
dans Voyager
à la Renaissance,
éd. Jean
Ceard,
Jean-Claude Margolin, Paris, 1987, p. 145-158.
Le sauf-conduit reste un document rare encore, car n’est pas délivré par une institution définie, mais le voyageur est muni de recommendations et d’autorisations pour passer d’une ville à l’autre et quitter le territoire d’un prince. Le mot « Sauf-conduit » est utilisé dès 1462 en France. L’identité du porteur compte moins que la recommandation qui le protège et la personne du protecteur. Mais la qualité est mesurée au train qui l’accompagne : 16 personnes pour l’abbé de Cîteaux en Angleterre en 1486. Le passeport est appliqué aux marchandises (transports d’or) à partir de 1420 et aux personnes à partir de 1520. Il émane du roi et sert d’abord aux marchands et aux immigrants en général.
En dépit de ces instructions et de ces lettres, l’ambassadeur reste un « orateur », porteur de la parole vive, de l’éloquence, de la raison, même si ce n’est encore qu’un mythe. Dans l’ambassade d’Ulrich Gallet à Grandgousier, Rabelais, qui s’y connaissait pour avoir vécu dans l’intimité des ambassadeurs Du Bellay et d’Armagnac, donne son avis désabusé : en la matière, la raison doit céder face aux passions humaines et à la grâce de Dieu qui souffle où elle veut. L’ambassadeur le plus éloquent et le plus prudent pouvait donc échouer dans sa tâche. Mieux que tout autre, Holbein a médité sur la fonction désenchantée d’ambassadeur, au point de la marquer du sceau de la mélancolie. Pour un historien, c’est encore Mary Hervey qui apporte le plus de suggestions sur ce tableau complexe, malgré Lacan et quelques autres. De l’anamorphose de crâne à la corde cassée du luth qui ouvrent vers les vanités du siècle suivant, des livrets de musique luthériens au pavement du couronnement d’Ann Boleyn dans l’abbaye de Westminster, Holbein fait de la mission de Jean de Dinteville et Georges de Selve une mission impossible et des deux hommes des serviteurs inutiles (voir la synthèse de D. Ménager).
Holbein
le jeune, Les ambassadeurs,
toile,
1533.
Les ambassadeurs sont de plus en plus souvent des hommes particulièrement compétents, maîtrisant tous les savoirs, des spécialistes en somme, dont le travail n’est pas compris du commun, comme on le voit dans les spectateurs placés par Carpaccio dans la scène de la remise des lettres de créance par les ambassadeurs anglais. Les grands ambassadeurs littérateurs : Commynes, Machiavel et Guichardin, les ambassadeurs soigneusement choisis de François Ier et Henri II, les frères Du Bellay, les frères de Selve, Georges d’Armagnac… ont tous une culture judidique qui leur permet de gérer l’imprévu, d’acquérir l’intelligence des situations. L’ambassadeur est surtout un bon écrivain car il doit rendre compte, écrire sur tout ce qui se passe, une fois voire plusieurs fois par jour, même quand il n’y a rien à dire, il doit trouver des courriers dans l’urgence en cas de nouvelle importante, les conclaves à Rome par exemple. Le connétable de Montmorency donne une idée assez précise de l’attente des princes à cet égard : « Vous savez que l’office d’un bon ambassadeur est d’escripre et advertir souvent des choses qu’il veoit et entend ».
Pour être bien renseigné, on commence à mettre en place des services de renseignement comme à Venise sous George de Selve (1533-1536) puis Georges d’Armagnac (1536-1538). Cette diplomatie secrète est rapidement mise à jour par les autorités de Venise, mais elle témoigne d’une volonté nouvelle d’information souteraine. Le temps des ambassades permanentes est aussi celui des espions permanents voire des espions doubles, masculins et féminins.
La circulation des informations dépend du réseau des courriers et sur ce plan là, rien ne surpasse Rome où la papauté en ont fait un office dès l’époque avignonaise et Venise, où le célèbre réseau diplomatique est complété par celui des correspondants commerciaux, qui permet de vérifier les informations. A Rome, dès le milieu du XVe siècle, des florentins deviennent courriers, les Vantagio, qu’on retrouve jusqu’à la fin du pontificat d’Adrien VI. Les courriers sont titulaires de leur charge et prêtent serment devant le vice chancelier ou le gouverneur de la ville qui leur donne le bâton, insigne de leur mission et surtout le droit de porter sur leur poitrine les armes de l’Église « en or, en argent ou en peinture », qui leur donne une sorte d’imunité diplomatique. Ils possèdent une hôtellerie particulière où peuvent aussi loger les courriers étrangers sous l’autorité d’un chef des courriers. Vers 1488, les courriers ordinaires sont payés 6 florins par mois et défrayés. A partir de 1535, les papes emploient Matteo Gerardi pour 125 ducats par mois pour améliorer l’organistaion des postes, désormais, avec des sous-fermiers, ils transportent des lettres mais aussi l’argent des troupes ou le blé lors d’une disette. Sous Pie V, les postes deviennent enfin un service indépendant de la Curie, qui passe contrat avec eux. Cf Emile RODOCANACHI, « Les courriers pontificaux du quatorzième au dix-septieme siècle », dans Revue d’histoire diplomatique, 1912, p. 392-428. Dès l’accession sur le trône de Castille de Philippe le Beau (1504), les Taxis traversent aussi la France, de Bruxelles à l’Espagne (106 relais de poste) et François Ier leur accorde l’immunité.
A l’échelle européenne, une famille romaine se spécialise dans les relations entre les Flandres et l’Italie, les Tassi ou Taxis qui sont d’abord au service du pape, sous Adrien VI. Cf. John B. ALLEN « les courriers diplomatiques à la fin du XVIe siècle (1560-1600) dans Revue d’histoire diplomatique, 1972, p. 226-236. Or Charles Quint a eu l’intelligence de signer un contrat avec eux en 1518 puis 1543, et Philippe II et Ferdinand Ier confirment le privilège. Ce réseau postal incomparable permet aux Habsbourgs de surmonter le handicap de la dispersion de leurs Etats. Les ambassadeurs français ou anglais, qui ne disposent que de deux ou trois courriers dans leur suite doivent au contraire résoudre le problème à nouveau dans chaque lieu et utilisent souvent les services des marchands qui passent et repassent à Lyon. Eventuellement d’ailleurs on utilisera le courrier impérial, comme le fait François de Noailles à Constantinople en 1572.
Seules les nouvelles très importantes transitent par un courrier extraordinaire, très cher (environ le prix d’une selle neuve pour chaque poste de 20km selon Allen), car si l’immunité lui est reconnue par la coutume, les mauvais traitements ne sont pas rares. Il faut environ dix jours aux Taxis pour joindre Bruxelles à Trente, un mois vers Madrid ou Tolède, mais avec des différences considérables qui tiennent aux conditions naturelles et aux dangers d’attaques, même en temps de paix. Il faut donc envoyer les lettres en double voire en triple ou en quadruple. C’est ainsi que l’ambassadeur de Mantoue en France, Tommaso Sandrini, précise dans sa lettre du 3 avril 1546, qui annonce l’accouchement de la Dauphine, qu’il envoie le texte en quatre exemplaires, l’un par la voie normale, l’autre avec les plis de Venise, le troisieme par les Burlamacchi de Lyon et le dernier par Niccolo de Portis à Turin. Au surplus, nombre de messagers, munis de simples lettres de créances, transportent aussi des messages oraux. Ils deviennent alors « lettre vivante ». cf Donald E. QUELLER, The office of ambassador in the middle Ages, Princeton, 1967, ch. 4.
L’ambassadeur doit se faire aider par des agents qui sont souvent de simples messagers, mais parfois des secrétaires chargés d’une tâche précie et qui passent leur temps sur les routes, comme l’abbé de Manne, attaché au cardinal de Loraine ou l’abbé Niquet, secrétaire du cardinal de Ferrare. On considère qu’être courrier est une forme d’apprentissage du monde diplomatique. Nos hommes trouveront comme récompense une ascension sociale, comme Etienne Boucher, secrétaire de l’ambassade de Rome dans les années 1550 et qui devient évêque de Cornouaille cf. Alain TALLON, La France et le concile de Trente, Rome, 1997. Il est parfois doublé ou surveillé par des membres du conseil du roi de passage. Nicolas de Pellevé, archevêque de Sens ou Jean de Morvillier, évêque d’Orléans, sont considérés comme des ambassadeurs officieux à Rome.
Peu à peu, sous l’influence de grands secrétaires, la dépêche d’ambassade se fait plus précise dans ses descriptions, les premiers à savoir faire de véritables rapports sur la situation d’un pays et de ses gouvernants sont les ambassadeurs de Venise dont les Relations font partie des grandes sources de notre époque cf. Armand BASCHET, La diplomatie vénitienne. Les princes de l’Europe au XVIe siècle, Paris, 1862. Ils ont élaboré depuis le XIIIe siècle un cadre d’observation qui manque parfois d’originalité, pour dire plus ce qu’attend Venise que ce qui fait la réalité du pays, mais qui permet des comparaisons entre pays et qui va être imité un peu partout. Pourtant l’esprit critique et la culture de l’analyse des réalités se développe peu à peu. C’est ainsi qu’on voit l’ambassadeur à Venise Morvillier, en poste de 1546 à 1550 bien distinguer entre ce qui se dit ce qui est possible et ce qui est probable. Au plus bas, se trouve le « on dit » ou « on discourt icy » ou « plusieurs murmurent ». Au niveau suivant, l’ambassadeur affirme : « l’opinion est que ». Il tient compte de la qualité de l’informateur « ceux qui ont cognoissance de ces pays la » et surtout « ceux qui discourent par raison » ou les « gentilhommes d’étoffe ». Ces précisions permettent aux services royaux de prendre des décisions avec le maximum de connaissance de la réalité. L’art de la rumeur, ce brouillage plus ou moins intentionnel, fait partie des relations internationales cf. Gabriel-André PEROUSE, « De la rumeur à la nouvelle au XVIe siècle français » dans Rumeurs et nouvelles au temps de la Renaissance, éd. MT Jones-Davies, Paris, 1997, p. 93-106 et comment elle est transformée en nouvelle romancée chez Phil. de Vigneules. A Rome, dès 1501, on utilise le Pasquin, un torse de statue antique au coin du palais Orsini pour diffuser des avis sur la cour et les hommes : poésies, affiches. D’où la prudence et la lenteur de la vie diplomatique de ce temps.
Quand l’ambassadeur rapporte les propos de son prince, il le fait au style direct ou indirect mais surtout il note avec soin les réactions, gestes et expressions de ses interlocuteurs. Il doit en effet saisir désormais toutes les bases d’une possible négociation. Il n’est pas là pour rompre mais pour tenir le lien entre les princes le plus possible. Peu à peu il devient le défenseur d’une idée nouvelle, celle de l’équilibre européen, de la « balance » comme on dit alors, face à la « monarchia universalis »
Mais les ambassadeurs ne sont rien sans le prince, dont ils doivent éventuellement imiter le son de la voix et qui lui doivent une fidélité inconditionnelle qui limite tout de même leur pouvoir. L’orator parle per se sed non de per se, « par lui-même mais non de par lui » qu’il est messager avant d’être représentant. Mais dans les traités de la fin du siècle qui rappellent toute l’expérience des situations de crise passées, ils doivent aussi faire évoluer la situation devenir des acteurs de l’histoire, se mettre en mouvement, diffuser des idées adéquates autour d’eux, tenter de modifier des situations figées, bref entrer dans le mouvement des esprits pour l’infléchir. Il n’est plus l’homme d’un seul parti mais celui qui va de l’un à l’autre pour tenter des rapprochements. Dans ce monde de passions qu’est la Renaissance, il n’est pas neutre, sinon il deviendrait infidèle à son prince, mais par l’intelligence et la discussion, il peut convaincre : la défense de la vérité suppose de l’enthousiasme appuyé sur la force de la raison et celle de l’Esprit saint. En plaçant devant les ambassadeurs une version luthérienne du Veni sancte spiritus, Holbein indique que rien n’est possible sans les secours d’en haut. Si la raison n’est pas suffisante, on s’appuie sur la rhétorique, experte depuis Ciceron dans l’art de manier les passions : l’âge des ambassades coïncide avec celui de l’éloquence, de l’art de persuader.
Les ambassadeurs doivent aussi se salir du point de vue moral : ruser, mentir, acheter les consciences, espionner, le tout avec grâce et non sans risque. Leur entrée est de l’ordre de l’intervention de la providence ou des anges, de l’événement, mais ce n’est pas un simple cadre profane, car ensuite ils doivent établir la réalité de cette construction extérieure. L’ambassadeur magnifique et souriant de la Renaissance se sépare de l’humanité ordinaire pour égaler les anges dit Daniel Ménager, l’ange Gabriel en particulier envoyé à Marie pour lui annoncer l’Incarnation.
A partir du XVIIe siècle, le droit international est fixé (Grotius De jure belli ac pacis), mais avant ? Dès 1548 paraît à Mayence le traité de Konrad Braun (Brunus) De legationibus ; en Italie, on trouve celui d’Ottaviano Maggi (Magius) De legato, Venise, 1566, preuve que le consensus commence à apparaître, mais c’est surtout ensuite, entre 1590 et 1610, que les traités se multiplient, avec celui du Tasse, de Felix de La Mothe Le Vayer, Jean Hotman (1603) ou d’Hermann Kirchner… cf. Alain WIJFFELS « Le statut juridique des ambassadeurs d’après la doctrine du XVIe siècle », dans Publication du centre européen d’études bourguignonnes, 32 (1992), p. 127-142. En se fondant sur l’histoire ancienne et moderne, Commynes et Guichardin en particulier, font naître un droit particulier, né des pratiques diplomatiques de notre temps, bien plus que sur le droit ancien. La base en est le droit des gens de l’époque médiévale, une première approche du « droit commun de l’espèce humaine ».
L’inviolabilité de l’ambassadeur est la première de ces règles coutumières. Comme ils servent la cause de la paix, ils doivent être protégés. Le problème est que la reconnaissance vaut par rapport au prince auquel il est envoyé, non pas aux tiers, aux pays qu’il parcourt et qui n’en dépendent pas, par exemple les Franc-comtois qui traversent la France en guerre contre le roi d’Espagne et d’ailleurs le prince a le droit de vanger ses ambassadeurs bafoués. Ce qui vaut pour les ambassadeurs temporaires est peu à peu étendu aux ambassades résidentes.
Le Tasse identifie l’ambassadeur avec l’ange, dans une bonne interprétation platonicienne, qui correspond aussi à la culture platonicienne de notre époque cf Daniel MÉNAGER, Diplomatie et théologie à la Renaissance, Paris, 2001. Il est surtout un homme de culture et un humaniste, qui doit éblouir ses hôtes par sa conversation et son goût, par son ingenium, exactement comme l’artiste. Il doit être beau, donc jeune, car selon Aristote (Politique, I, 3), le « droit de commander appartient aux beaux ». Holbein en fait des humanistes rompus à toutes les sciences, mais c’est autant le portrait de deux diplomates virtuoses, un idéal qui masque une réalité beaucoup plus rude : les risques d’une accusation de trahison de tous les instants.
Il ne faut donc pas imaginer que l’ambassadeur dispose d’une grande autonomie. Seuls les très grands peuvent improviser au-delà des instructions. Mais comme on l’a vu, à partir de leurs descriptions, ils peuvent suggerer une politique nouvelle.
L’ouverture du monde
impose de
penser autrement les relations internationales qu’à travers les
relations
personnelles entre souverains. C’est le théologien dominicain
Francisco
de
Vitoria, professeur à l’université de Salamanque de 1526
à 1546 qui
commence à
modifier le droit des gens médiéval pour penser à
nouveau le droit de
la guerre
et de la paix et un ordre international nouveau à partir de
l’idée de
commune
nature humaine, issue des discussions sur l’humanité des
Indiens. Sa
position
qui fait de la raison naturelle et de la sociabilité le
fondement du
droit est
très forte, mais reste pour
l’heure ambiguë car applicable seulement après la
conversion au
christianisme,
et surtout, rien n’est encore mis en œuvre au niveau des souverains cf. Actualité de la
pensée
juridique de
Francisco de Vitoria,
Bruxelles,
1988.
Cette politique extérieure permanente et stable provoque dira Richelieu « le négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement, en tout lieu ». Mais est-ce toujours un progrès qui empêche la guerre d’éclater ? Il faut d’abord remarquer qu’il n’y a pas toujours réciprocité : si la France entretient des résidents à Copenhague et Cracovie, ni le Danemark ni la Pologne n’ont d’ambassadeur permanent à Paris. Si Venise, l’Espagne et la France ont des représentants permanents à Constantinople, les missions ottomanes auprès des Etats chrétiens demeurent temporaires et exceptionnelles et ils n’hésitent pas à traiter les ambassadeurs étrangers comme des espions voire des otages. C’est la mésaventure qui atteint Jérôme Laski, ambassadeur du roi des Romains, emprisonné dès sa première audiance et remis en liberté par Soliman plus d’un an après seulement. Si l’assassinat des envoyés français auprès de Soliman a choqué, c’est bien que l’idée d’immunité est dans l’air, même si ces envoyés restent autant espions que médiateurs. Ils sont de plus en plus des techniciens chargés de donner précision et lustre à la politique princière. Ils le font dans les cours mais aussi à travers la constitution de réseaux d’informateurs et de partisans du roi de France ou du roi d’Espagne. Ces réseaux d’infiltration vont surtout jouer leur rôle pendant les Guerres de Religion. Parmi ceux qui les construisent, on trouve d’autres adeptes de la route et du renseignement que sont les marchands.
Parmi les figures
mythiques de la
Renaissance, figurent les navigateurs et les marchands. Ils font partie
des
aventuriers, de ceux qui sortent de la chrétienté. Ils
vont chercher
l’or et
les épices bien avant Christophe Colomb ou Vasco de Gama. S’il
n’est
pas
nécessaire de revenir ici sur la découverte du monde,
commencée bien
avant
notre période, mais qui devient désormais effective, les
manuels
s’intéressent
peu au financement de ces opérations. Armer des caravelles
suppose en
effet
d’oser se risquer. Cette culture maîtrisée du risque
appartient d’abord
à
l’Europe ; elle a été développée par
les marchands forains qui ont
structuré l’espace européen depuis plusieurs
générations. Associé à la
curiosité multiforme, à la foi en soi-même et dans
la Fortune, mais
aussi à
plusieurs générations d’ouverture de l’horizon
européen, ce dynamisme
est en
effet impressionnant. Cf. Pierre
JEANNIN, Les
marchands au XVIe siècle,
Paris,
1957.
Mais tout commence dans la constitution de fortunes issues du commerce dans l’Europe du XVe siècle, même si nous manquons de sources pour estimer l’activité commerciale partout en Europe. Cf. Michel MOLLAT, Le commerce maritime normand à la fin du Moyen Age, Paris, 1950. Assez de cas particuliers apparaissent comme les chefs des Médicis, Vieri di Cambio et Giovanni di Bicci au début du XVe s. ou Jacques Cœur en France cf. Michel MOLLAT, Jacques Cœur, Paris, 1985. Car à notre époque, le marchand n’est pas seulement italien cf. A. SAPORI, Le marchand italien au Moyen Age, Paris, 1952. Il est aussi nordique : A.E. CHRISTENSEN, Dutch trade to the Baltic about 1600, Copenhague-La Haye, 1941, allemand R. EHRENBERG, Le siècle des Fugger, Paris, 1956 et même espagnol Henri LAPEYRE, Une famille de marchands, les Ruiz, Paris, 1955. Mais tous sont des marchands internationaux oeuvrant à Lyon, Richard GASCON, Grand commerce et vie urbaine au XVIe siècle : Lyon et ses marchands (1520-1580), Paris, 1972. ou à Anvers, Emile COORNAERT, Les Français et le commerce international à Anvers, Paris, 1961 J. A. GORIS, Etude sur les colonies méridionales à Anvers de 1488 à 1567, Louvain, 1927.
Les grands centres de commerce aventurier, vers les pays mal connus ou inconnus sont Venise, Gênes et Lisbonne à la fin du XVe siècle. Les firmes de ces villes ont développé des comptoirs en Méditerranée ou le long des côtes africaines pour assurer les routes de l’or, des épices, du sucre, des soieries, des esclaves et les marchands financiers ont suivi. En exerçant le change et en fréquentant les foires, ils ont accumulé l’expérience et les capitaux qui leur permettent de ne plus être simples marchands forains et de se hasarder ailleurs. Les grands marchands ne seraient pas sans cette activité européenne du commerce et du change Cf. Marie-Thérèse Boyer-Xambeu, Ghislain Deleplace, Lucien Gillard, Monnaie privée et pouvoir des princes, Paris, 1986.
Les chances de réussite grandissent avec l’ouverture du monde, du moins tant que la conjoncture ne se retourne pas, jusque vers 1550. Ce dynamisme suppose d’abord un développement commercial sans précédent de plusieurs villes européennes où les marchands se rencontrent et des volumes d’échange grandissants entre elles, elle suppose aussi des avancées logistiques, elle provoque enfin l’accession plus ou moins rapide de la plupart des grands acteurs à l’aristocratie. Une ascension sociale des marchands qui sera ensuite stoppée au Grand Siècle.
L’impression de ruche prédomine partout car une conjoncture porteuse favorise les échanges. Mais il faut soigneusement distinguer les niveaux d’activité. Entre les marchands locaux ou régionaux qui font des échanges à courte distance, au niveau du troc et les grands commerçants internationaux qui appartiennent à un monde cosmopolite ; il y a un gouffre culturel mais pas toujours financier. A la faveur de la paix, on passe facilement du premier niveau au second, comme fait la famille Boisson. Jean Ier (1476-1502) est un marchand de Rodez qui travaille avec Saint-Flour et Salers et leur vend du pastel Béarnais. En 1487, avec deux associés, il vend du pastel de l’Albigeois à Bayonne en échange de laine de Burgos, qu’il revend en Auvergne et à Felletin dès 1487 (tapisseries) cf Gilles CASTER, Le commerce du pastel et de l’épicerie à Toulouse, 1450-1561, Toulouse, 1962 et thèse réduite, Les routes de Cocagne. Le siècle d’or du pastel, Toulouse, 1998. Mais il se contente de rencontrer les marchands espagnols à Toulouse et Bayonne et il a des facteurs très tardivement. Un autre marchand de pastel, Pierre d’Assézat, de même origine, dispose au contraire de commanditaires en Espagne et au Portugal entre 1555 et 1565. Il est non seulement lié à un marchand de pampelune mais aussi aux Schetz, célèbres financiers d’Anvers ; il a en Flandres, Angleterre et Ecosse, non seulement des procureurs mais aussi des serviteurs, il entretient un comptoir à Rouen. Bref, avec 17 facteurs permanents, il est parfaitement intégré dans le commerce atlantique.
Certains marchands ont donc une plus grande facilité à prendre la route et à installer des facteurs, le plus souvent membres du même clan un peu partout sur ces routes importantes. A l’étranger, les marchands nationaux sont solidaires, comme on le voit au Fondaco dei Tedeschi de Venise. N’allons pas croire pour autant que traverser les frontières est indispensable pour faire fortune. Dominique de Laran à Toulouse trafique de tout : du fer, du blé, du pastel, des soieries, des draps et toiles achetés en Languedoc et revendus à Rouen, Paris et Lyon. Il ne quitte pas le royaume, mais son chiffre d’affaires annuel tourne autour de 20000£t dans les années 1540. C’est à peu près ce qu’on trouve chez les marchands de Reval (aujourd’hui Tallinn), à l’entrée du golfe de Finlande (G. Mickwitz) : ils trafiquent fourrures, peaux, lin, chanvre venus de Moscovie et partent vers Lubeck et les Pays Bas en échange de denrées de luxe, de hareng, de sel et de draps. Pour ce commerce international un marchand seul ne suffit pas : Johann Selhorst et Tönnies Smidt ont constitué chacun pour leur compte une société avec un marchand de Lubeck. Mais les Merchants venturers anglais, dont Robert et John Gresham, passent commende à la foire de Mai d’Anvers en 1535 de lots de 100 à 2000 pièces de drap quand Laran ne trafique que 2785 aunes. Laran passe par des facteurs, parfois des aubergistes, qui font sur son ordre des opérations simples quand les marchands de Reval doivent entretenir un commis en permanence aux Pays Bas. Confier l’organisation d’une opération lointaine à un associé local intéressé aux bénéfices, c’est le vieux système italien de la commenda qui offre une grande souplesse mais ne permet pas de s’implanter dans une région pour construire une route commerciale. Laran ne le cherche pas.
Tel n’est pas le cas des marchands de Reval : « Au nom de Dieu Amen. Nous soussignés, Tonis Smidt, Markus Smidt, Pawell Ronnefeld, confessons que dans l’année 1547, en septembre, Tonis Smidt est venu à lubeck et a négocié avec Pawell Ronnefelth au nom de son frère Markus Smidt pour faire entre nous trois une société. Et nous sommes au nom de Dieu tombés d’accord en octobre pour commencer un commerce de marchandises vers l’est et vers l’ouest, entre Lubeck et Reval, Narva et Dorpat, sur mer et sur terre, comme il nous semblera bon. A cette fin, chacun de nous engage 2000 marks de Riga » la durée n’est pas prévue, mais chacun travaille à un bout de la ligne pour la société et pour son compte propre. Les risques sont certes partagés, comme ils le seraient chez Laran et ses parsonniers du même clan à Toulouse, mais il s’agit de faire vivre une ligne commerciale nouvelle qui abolisse la distance. C’est ce type de société qu’on va retrouver dans l’exploitation du Nouveau Monde. Prenons en une à Anvers, en 1535, un peu longue, mais révélatrice d’une formidable audace.
Hans
Papenbruch, d’Aix-la-Chapelle, Ancelme Odeur de Bois-le-duc, Pierre
Rousse
d’Arras, Gérard Paul, d’Aix la chapelle, Nicolas de Marretz de
Tournai
« promettent et s’obligent par cestes l’un a l’autre et tres
tous
ensemble
bien diligamment, leaulment et selon leur possibilité, faire et
exercer
le
train et stile de marchandise et farie ung voyaige vers Espaigne…
chascun d’eux
se vestira et abillera honnestement et point trop escessivement de
sorte comme
il est accoustumé de faire et leur estat et condition le
requiert… les
despens
de bouche a moins et plus petit prix que cela se poulra faire ou sera
tenu de
payer cela de sa propre bourse soit aussy de bancquetz ou aultrement
chose qui
excede l’ordinaire.
Item,
s’il advenoit aussy que apres leur departement d’icy en Anvers vers
Espaigne et
durant ainsy le temps de ladite societé, aulcun d’eulx se
trouvoit en
aulcun
lieu dissolu et qu’il fusist blechie ou navre ou fesist aulcun exces,
soit de
jouer ou de hanter folles femmes ou aultres cas semblables, qu’il leur
sera
tenu de porter la charge et punition et de ce en faire le paiement tout
seul » Et si en Espagne ils apprennent par enqueste des gens
de
bien du
pays que ce ne seroit point profit d’aller a la province de Peru, ils
vendront
en Espagne, mais s’il paraît préférable de
« soy tirer et faire
leur
voyaige vers lea province de Peru et qu’ilz feroient meilleur proufit
d’illecq,
ils y partiront pour un an, le temps de vendre toutes leurs
marchandises.
Item,
s’il advenoit que eulx estant
audit Peru ou aultre part, eulx ou aulcun d’eulx se trouva
illecq par
cas d’adventure en aucun lieu ou il trouvoit aucuns pieches ou matieres
d’or,
d’argent, pierreries ou joyaulx, ledit sera tenu de le rapporter et
distribuer
au proufit de tous lesdits compagnons esgallement, non ayant regard ad
ce
qu’ilz ont mis en ladicte compaignye. Et s’il y a quelque guerre contre
les
infideles et qu’il y eusse ung de ladite compaignye qui voulsist faire
ung
course contre les infideles… et que se par cas d’aventure ledit
conquestit
aucuns biens sur lesdits infideles, tel n’aura pour luy que la
troisieme partie
de ce qu’il conquestera »
Cette société, fondée sur le rêve mais ouverte au réalisme opportuniste, montre que tout est possible à la Renaissance, y compris de tenter de fabuleuses affaires. C’est ainsi qu’à Amiens, on voit les Le Roy père et fils acheter et revendre à Anvers, en pure spéculation, un chargement de bois brésilien, dès 1549. Cf. Marie-Louise PELUS, « Entreprises amiénoises dans le grand commerce au XVIe siècle » dans Le négoce international, éd. François M. Crouzet, Paris, 1989, p. 95-113.
Très vite aussi, on essaie de contrer l’emprise de Venise et de la Porte sur les routes d’Extrême Orient par terre. C’est ainsi qu’en 1557 les patrons de la compagnie des Merchant venturers à Londres, informe leurs agents en Russie qu’ils envoient le marchand mercier Anthony Jenkinson. Celui-ci a obtenu un sauf conduit de Soliman pour négocier en Turquie, mais il veut contourner les Turcs pour trouver une nouvelle route en joignant la Perse par Astrakhan et Boukhara qui viennent d’être abandonnés par les Tatars. En vain d’ailleurs : il abandonne en 1563 après deux voyages tant les risques sont grands encore.
Mais le très grand négoce doit aussi jouer avec le change et donc le crédit, d’où l’importance particulière des banquiers, qui n’est pas non plus une nouveauté. Ils sont banquiers mais continuent à être marchands. A partir des années 1460 et pendant un siècle, Lyon domine aussi le commerce de l’argent qui voit l’association des banquiers italiens et du pouvoir royal pour bâtir le plus grand centre commercial et monétaire d’Europe. Ce sont les lettres royales du 8 mai 1463 qui ont organisé les foires de Lyon. Dès 1465, la firme des Médicis a déménagé de Genève à Lyon. Les marchands y sont protégés des tracasseries habituelles (sauf conduit, droit de marque…) et leurs marchandises sont protégées des razzias. Ils peuvent utiliser toutes les monnaies sans restriction. En 1522-23, le trafic des foires est de 9 à 10 milions de livres, somme supérieure à l’ensemble des recettes du royaume. Les mois de foire voient tripler ou quadrupler le trafic, les foires de Pâques et d’août étant les premières, avant celles de Toussaint et des Rois.
Mais il y a aussi les foires d’ Anvers, qui au début du XVIe siècle surpassent Venise dans le commerce des épices et les foires de Castille (Medina del Campo, jusque vers 1552, Séville et Besançon à la fin du siècle) cf carte : Gillard et al., p. 164.
Pas de nouveauté dans l’art de la marchandise, dans la logistique des paiements ; la lettre de change existe depuis longtemps. R. DE ROOVER, L’évolution de la lettre de change, Paris, 1953. Très peu de lettres sont endossées encore. Le change présente bien d’autres aspects dont le plus courant est le dépôt ou change de foire en foire à Lyon, Gênes ou Anvers qui est un prêt à intérêt qui ne se dit pas. Une fois les acceptations de lettres de change obtenues, les banquiers procèdent entre eux et pour leurs clients à des compensations qui permettent d’éviter le déplacement de numéraire. C’est ainsi que les banquiers lucquois de Lyon, les Bonvisi, mettent en compensation 300000 écus (plus d’une tonne d’or, (à 3,37 gr l’écu), et 900000 livres) vers 1570. cf Henri LAPEYRE, Une famille de marchands, les Ruiz qui décrit parfaitement les pratiques de change. Le change est donc le compagnon et l’auxilliaire du commerce.
Sur terre comme sur
mer, la
connaissance des routes progresse. La route n’est pas, comme
aujourd’hui, un
bandeau construit mais un grand chemin, un itinéraire dont la
viabilité
est
inégale et les points d’arrêts nombreux (gués,
transbordements
terre/eau,
péages…) Le commerce, c’est la route en mouvement, mais les
itinéraires
sont de
plus en plus précis et peuvent faire l’objet d’un guide comme,
pour la
France, la
Guide des chemins de France de
Charles
Estienne, en 1552 (cf. Ed. Jean Bonnerot, 1936 (rep. 1978), qui s’est
inspiré
sans doute des livrets de pélerinages mais qui a aussi
interrogé les
marchands
qui passaient dans l’imprimerie des Estienne. Il donne les
étapes,
estime les
trajets mais fournit aussi des indications pratiques sur les
carrefours, les
pentes, les capacités d’hébergement. C’est ainsi qu’il
recommande
l’hôtellerie
de la Pacaudiere près de Roanne et loue les vins blancs de
Gaillac et
de
Saint-Pourçain aussi bien que le « poisson rare et
excellent » de
Meung sur Loire. Les auberges servent surtout aux transactions, on cite
par
exemple à Amiens, sur l’une des routes les plus
fréquentées d’Europe en
raison
de la taille du marché parisien, l’auberge de Charles Dufresne
à
l’enseigne de
« la louche d’or » qui compte en 1570 parmi les
dix premières
fortunes de la ville. Les
« marchands-hostelains » servent en
effet
souvent de courtiers, voire de commissionnaires et de banquiers et
entreposent
les marchandises. Cf.
Marie-Louise PELUS,
« Entreprises amiénoises dans le grand commerce au
XVIe
siècle » dans
Le négoce international,
éd.
François M. Crouzet, Paris, 1989, p. 95-113.
Le Valencien Pedro Juan
Villuga
publie en 1546 à Medina del Campo un Repertorio de todos los
caminos de
España est très
sec, sans aucune
référence
aux marchands, mais il leur est sûrement destiné. En
général, l’intérêt
intellectuel n’est pas absent de ces manuels, en particulier, plusieurs
engagent une géographie descriptive rudimentaire, comme les
publications
d’Erhard Etzlaub, horloger et fabricant d’instruments, auteur d’un
itinéraire Der
Rom-Weg von meylen zu meylen,
1492
accompagné déjà d’une carte routière. Les
grandes firmes italiennes ou
catalanes créé auparavant des Pratica della
mercatura ou Libro di
mercatantie et
usanze di paesi
à partir de leur
expérience. Cf.
Pierre
Jeannin, « Guides de voyage et manuels pour
marchands » dans Voyager
à la Renaissance, dir.
J. CEARD et J.-C. MARGOLIN, Paris,
1987, p.
159-169.
La route est surtout un lieu de sociabilité car les marchandises voyagent en convois. Sur les étapes, elles séjournent dans les halles quand le chemin est coupé et paient des taxes à l’entrée et à la sortie des villes. Ex. R. Gascon a reconstitué de façon minutieuse les trajets entre Anvers et Marseille par Lyon, de Poitiers et Limoges à l’Allemagne et il décrit les véhicules utilisés, en général le cheval, utilisé comme bête de somme et comme monture. Voir Matthaus Swarz, le commis de Fugger à Augsbourg cf Philippe BRAUNSTEIN, Un banquier mis à nu. Autobiographie de Matthäus Schwarz, bourgeois d’Augsbourg, Paris, 1992, qui s’intéresse autant à ses chevaux qu’à ses costumes.
Matthäus
Schwarz, Livre de raison,
Augsbourg.
Depuis les travaux de Gascon, on sait que les mulets jouent aussi un rôle fondamental entre Massif Central et Espagne (pas seulement vers l’Italie ou vers l’Allemagne par le Jura). Les charrois sont rares, réservés aux régions roulières, avec des chars à quatre roues et des charettes à deux roues et peuvent être tirés soit par des bœufs (ouest et midi) soit par des chevaux (nord). Mais un bateau sur la Saône transporte le chargement de 185 à 400 mulets, c’est pourquoi on en voit partout dans les Cosmographies et autres Theatra mundi : la fuste, la bêche, la chayne, la guindelle, la platte… le corbeillard sur la Seine).
La correspondance des négociants passe par les « messagers » des grandes villes : messager de Lyon à la cour et de Lyon à Paris qui porte les lettres et les pièces de procès, messagers de l’Université à Paris, Courrier de Venise et de Rome. Peu à peu les postes royales acceptent des lettres et paquets de marchands. Mais les banques italiennes ont aussi leurs propres messagers vers les principales villes d’Italie. Les Florentins en ont le monopole à Lyon, en droit depuis 1543, mais en fait depuis bien plus longtemps. Ils transportent les lettres ou les espèces en six jours de Lyon à Rome. Les chevaucheurs du roi ou chevaucheurs de l’écurie » sont organisés en postes (à Rome, Venise, Nantes, Lyon) dès le règne de Louis XI et sur les principaux itinéraires (45 postes de Lyon à Nantes). Il faut en moyenne compter 30 à 40 km par jour en exploitation normale, mais le temps était fort élastique en raison des intempéries, des inondations, des guerres, des épidémies… C’est souvent l’occasion de changer de route. Peu à peu des cartes permettent de s’y retrouver. La première carte de France est celle d’Oronce Finé (1525) le mathématicien du collège de France (1494-1555), une carte des Gaules au 1/1750 000e, peu précise, en particulier sur les littoraux car trop proche encore de Ptolemée, qui sera reprise dans la Gallia de Sebastien Münster, savant bâlois à l’origine de la cartographie. Elle fut aussi rapidement copiée par les Italiens (Venise, Rome) jusqu’en 1560. Guillaume Postel, fort de ses voyages depuis 1537, édite une Vraie et entière description du Royaulme de France et de ses confins, dédiée à Charles IX en 1570.
La comptabilité double, présente dans les villes italiennes dès le XIVe siècle n’est pas systématisée avant Luca Pacioli, dans son traité de comptabilité de 1494. Mais elle ne se répand que lentement et reste par exemple inconnue à Amiens (M. L. Pelus) ou en Baltique. Jochen HOOCK, Pierre JEANNIN, Wolfgang KAISER (éd.), Ars mercatoria. 1470-1700, t. III, Paderborn, 2001.
Yannick Lemarchand, « A la conquête de la science des comptes. Variations autour de quelques manuels français de tenue des livres », p. 91-129
Les premiers traités en français de tenue de comptes en partie double sont cependant écrits par des flamands : Jan Ympyn Christoffels, Nouvelle instruction et remonstration de la tres excellente science du livre de compte, Anvers, 1543 puis Valentin Mennher de Kempten, Pratique briefve pour cyfrer et tenir livres de compte touchant le principal train de marchandise, Anvers 1550 et Instruction d’arithmétique pour briefvement chiffrer et tenir livres de conte, Lyon, 1555. Mais la plupart des livres d’arithmétique comportent alors des renseignements d’ordre pratique et des exemples de la réalité quotidienne : c’est le cas dans l’Arithmétique d’Étienne de La Roche (1520) cf Henri LAPEYRE, « L’arithmétique d’Étienne de La Roche (1520). Source de l’histoire du commerce », dans Cahiers d’histoire, t. VII, 1962, p. 165-183. Il utilise lui aussi largement Pacioli dont il est souvent seulement la traduction et sa partie commerciale occupe les trois quarts du texte, mais il décrit aussi pour la première fois les changes sur la place de Lyon.
Jacopo
de Barbari, Luca Paccioli
(1495),
huile sur toile, Naples.
On observe pourtant la
naissance
d’un corps de comptables indépendant seulement au début
du XVIIe . Pour
le
moment, les comptables sont seulement des commis, comme Matthäus
Schwarz chez
les Fugger. Cf. Jacques BOTTIN,
« Entreprise et place de commerce dans quelques manuels de
comptabilité
française des XVIe et XVIIe s. », dans J. HOOCK et
al. Ars
mercatoria, t. III, p.
131-156. Cf Pierre JEANNIN, « Les
manuels de pratique commerciale imprimés pour les marchands
français (16e-18e
s.), dans F.M. Crouzet, dir, le négoce international
XIIIe-XVIIIe, Paris, 1989, p.
35-59.
Pierre de Savonne d’Avignon, Instruction et manière de tenir livres de raison ou de comptes par parties doubles, 1567 est le premier et seul manuel français du siècle sur la question. 70 places citées, sont très françaises, preuve que toute la France n’est pas à l’aune de Lyon. Mais il y a aussi les tarifs des monnaies, les comptes-faits, les formulaires, les modèles de rédaction bilingue et toute une littérature pratique éditée désormais à Lyon (surtout), à Anvers et à Paris.
L’apprentissage est pratique, bien plus que théorique. Pierre Jeannin, Les marchands au XVIe siècle, Paris, 1963, détaille ainsi l’itinéraire de Lucas Rem, qui part à 14 ans d’Augsbourg à Venise avec un facteur de Welser pour apprendre à compter et à rédiger les livres puis à Lyon pour apprendre le français en un an, en 1495. En 1503, à Saragosse, en 1508 à Anvers, il apprend encore. Les grosses entreprises ne comptent pas plus de 3 employés par lieu en général, le Ruiz par exemple. Mais les Welser en ont jusqu’à 6 entre 1503 et 1508.
Qu’est ce qu’un marchand riche ? Le registre des importations de Lyon en 1569 livre le nom de 532 marchands dont dix seulement totalisent 36,6 % des entrées. Les Lucquois Bonvisi (Louis et Benedict) paient plus de 6,21 % de la taxe. En 1533, les Florentins et Lucquois acquittaient 27 % de la recette totale de la taxe. Les marchands français sont très loin, comme les épiciers Ranerie, les drapiers Gay ou Panse, qui ensemble n’atteignent pas 5% de la taxe.
L’espace
des Bonvisi selon R. Gascon.
Dominique de Laran
(R.Doucet) et
d’Assezat à Toulouse sont dans le même ton et
d’Assézat peut se faire
construire
l’un des hôtels les plus célèbres de la
Renaissance. Les Panse sont une
maison
témoin du commerce lyonnais : tout a commencé en
juin 1481 quand
deux
piemontais de Mondovi, Bernardin et Jérôme (†1529) ont
obtenu la
nationalité
française. En 1509, Jérôme fournit à la
ville dix tapisseries de
Flandres et
devient peu après consul et conseiller. L’apogée de la
maison est du
temps de
ses fils, Pierre †1562 et Gérardin † 1565 qui est alors
maître des
merciers.
Ils ont alors un magasin à Paris et un autre à Anvers.
Prudents
catholiques,
ils vont cependant disparaître dans les guerres de religion. Cf. Richard GASCON, « Lyon,
marché de
l’industrie
des Pays-Bas au XVIe siècle et les activités commerciales
de la maison
Panse
(1481-1580) » dans Cahiers d’histoire, t. 7, 1962, p. 493-536. Représente
le
modèle de l’analyse de marché à
partir des inventaires après décès.
Tous nos marchands de l’élite ont à la fois trois activités lucratives : le commerce, la banque, la finance au profit des villes et des souverains, plus de l’un ou plus de l’autre selon les temps les lieux les conjonctures. C’est le cas pour les plus célèbres.
Les Függer sont passés à la finance en 1487 par un prêt au grand duc de Tyrol avec l’aide des gênois, en l’échange du revenu de mines de cuivre. En 1498, ils contrôlent le marché du cuivre à Venise et s’installent à Anvers de façon définitive en 1515. En 1524, ils s’installent en Espagne et tiennent à ferme à la place du roi les revenus des trois plus grands ordres militaires. Ils sont aussi à la cour de Naples de Hongrie, de Pologne. L’une de leurs branches, les Welser, ont des représentations fixes à Nuremberg, Milan, Venise, Rome, Berne, Fribourg, Lyon, Anvers, Lisbonne, Saragosse. Leur puissance commence à décliner dès 1557. Leurs succursales ne comptent que des membres de la famille reliés par lettres de change. C’est par leur dimension et leurs stocks qu’ils se singularisent : il leur arrive d’avoir jusqu’à 20000 qtx de cuivre en stock à Anvers et ils peuvent fournir 7500 qtx de bracelets de laiton et 40000 chaudrons à Lisbonne pour alimenter la traite de Guinée en 1548. Seuls ces grands marchands prennent des risques. A Lisbonne, le marchand italien Jean-François Affaitadi engage 2000 ducats dans le second voyage de Vasco de Gama et en tire 5000 ducats d’épices.
Les grands marchands sont donc proches des princes et largement utilisés par leurs protecteurs comme espions. Une thèse récente sur les catholiques intransigeants des Guerres de Religion dans le Sud-Ouest (Serge Brunet) montre comment le célèbre marchand de pastel de Toulouse, d’origine rouergate, Pierre d’Assezat, parce qu’il est installé entre Toulouse, San Sebastian, Pampelune et Bilbao, est utilisé par Philippe II comme informateur consentant pendant les guerres de Religion. Cf. Gilles CASTER, Le commerce du pastel et de l’épicerie à Toulouse, de 1450 environ à 1561, Toulouse, 1962.
Les marchands internationaux forment donc une sorte de caste que nous retrouvons souvent et dont les ramifications édifient les réseaux de pouvoir du moment. Par exemple avec Hans Paumgartner, marié en 1512 à Regina Fugger, qui recueille ainsi une somme de savoirs marchands sur l’Europe et le Nouveau monde grâce aux apports successifs des facteurs Imhoff, Welser et Fugger en poste dans les lieux de rupture de charge : Venise, Bruges, Anvers, Lisbonne, avec la fière devise, Mein Fels ist die Welt (mon champ d’action, c’est le monde) Cf. Philippe BRAUSTEIN, « Réseaux familiaux, réseaux d’affaires en pays d’Empire : les facteurs des sociétés (1380-1520 » dans Le négoce international, éd. François M. Crouzet, Paris, 1989, p. 23-59. Mais dominant les relations Nord-Sud, on trouve un clan moins connu, celui des Veckinchusen, issus de Lubeck et Riga, installés à Cologne en 1419 et à Venise. Ils traitent à Venise en 1409 pas moins de 200 000 peaux, le cinquième des exportations de fourrures russes dont la moitié sont expédiées à Beyrouth. Mais au Fondaco dei Tedeschi, on trouve aussi les Van Stralen de Cologne, les Neuhaus puis les Rohrbach de Francfort (Pierre Monnet), les Mendel de Nuremberg, dont la chambre au Fondaco est appelée « le paradis », et les Hirschvogel qui sont à Nuremberg autant qu’à Venise, en Afrique et en Inde vers 1512. Le problème de ces clans est de conserver leur cohésion en étant dispersés.
Les Bonvisi par exemple, présents à Lyon de 1466 à 1629 n’y concluent aucun mariage avec des familles lyonnaises pour maintenir leur unité. Leur niveau de fortune et de techniques bancaires est incomparable même si d’autres marchands sont heureux. Dans la dépendance d’Anvers, Amiens n’en connaît pas moins, par exemple, de belles fortunes, liées à la frontière, comme Jehan Sinot, marchand d’Arras, mort à Amiens en 1564, qui fait fonction de facteur pour plusieurs négociants de Lille et Anvers. Leur aisance ne les met pas au rang des grands mécènes que sont les banquiers.
Quelles sont les caractéristiques du mécénat marchand ?
Il passe des fondations
pieuses à
la création de bourses pour les étudiants et à
l’aide aux éditions. A
Reval,
Johann Selhorst finance en 1530 la première publication d’un
livre en
estonien.
Pendant dix ans, Ulrich Fugger verse à Henri Estienne une
subvention
régulière
pour qu’il remonte une imprimerie à Genève.
L’Arétin sert d’ailleurs
les mêmes
compliments aux Fugger et à Jean-Claude Affaitadi qu’à
Giovanni de
Medicis. A
Anvers, Dürer dessine en 1520 des portraits et le commis des
Fugger ou
les
marchands portugais et italiens l’accueillent comme un hôte
honorant
leur
maison. Holbein peint les nobles anglais mais aussi le portrait du
marchand
Gisze en 1532. Ce sont Giorgione et Titien qui peignent à Venise
les
fresques
du Fondaco dei Tedeschi en
1508 et
Titien reçoit même une charge de courtier en 1516 pour
travailler en
toute
tranquillité. L’art est d’ailleurs un commerce pour ces
marchands et
ces
artistes puisque les toiles et les gravures suivent les routes
marchandes,
comme Dürer qui édite lui-même ses gravures. Dans son
voyage aux Pays
Bas, il
enregistre avec soin : « J’ai
vendu deux Adam et Eve, un montre marin, un Jérôme, un
cavalier, une
Némésis,
un Eustache, une feuille entière, encore 17 gravures, 8 quarts
de
feuille, 19
autres gravures sur bois et 7 mauvaises gravures sur bois, 2 livres et
10
petites Passions sur bois, le tout pour 8 florins »
On ne peut penser diffusion de l’art de la Renaissance sans l’inclure dans ces échanges marchands ; tous les marchands ne s’intéressent pas seulement à leurs costumes et leurs chevaux comme Matthäus Scharz. Beaucoup de manuels insistent sur le caractère séculier et laïc des goûts marchands qui auraient développé la représentation minutieuse du réel. C’est trop vite dit, car les marchands sont aussi parmi les plus grands consommateurs d’objets religieux. D’une part Dieu est présent dans toutes les transactions et d’autre part les affaires commerciales de l’Église, notamment les transferts de fonds sont des affaires comme les autres.
Ces marchands
sont marchands pour s’affirmer dans la société et
échapper à leur
condition. Le
passage à la noblesse reste en effet un rêve accessible au
XVIe siècle.
C’est
la possession de seigneuries et d’offices qui sert de passage vers
l’aristocratie, à l’image de ce qui se passe chez les Fugger.
Ils
vivent leur
âge d’or. La rupture des routes pendant les Guerres de Religion
ne
permettra
plus cet essor, sauf dans les provinces protégées des
troubles comme la
Bretagne. L’âge d’or des marchands témoigne de la
vitalité de
l’économie de la
Renaissance, même de « l’économie de
guerre » italienne, un
essor qui
permet encore la promotion sociale. Mais ces marchands ne pensent pas
qu’à
gagner de l’argent, ils ont des rêves de Nouveaux Mondes, ils ont
aussi
des
angoisses religieuses tout en servant l’énorme marché de
consommation
de luxe
que représentent l’Église et les
institutions charitables.
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