Madame Nicole LEMAITRE
Université Paris I Panthéon Sorbonne
Cours d'agregation d'histoire moderne:
Année académique 2003-2004

FIGURES DE LA RENAISSANCE

Troisième partie :  Les aventuriers de Dieu

 8. Les papes

1. Les papes des abus?

2. Les derniers souverains universels

1. Montée d'une idéologie absolutiste

2. Les papes maîtres de la ville

3. Les papes maîtres du concile

4. Comment réformer la Curie?

9. Les cardinaux


1. Les électeurs du pape
2. Un groupe social
3. Le genre de vie des princes

4. Les cardinaux et la réforme de l'Église catholique

10. Les Réformateurs


I. Luther et ses contemporains

1. Un « moine » découvre sola fides, sola scriptura

2. Le contexte allemand

3. Le contexte urbain

4. Le contexte médiatique

II. Calvin et ses contemporains

1. Le picard pudique

2. Le contexte humaniste français

3. Le contexte médiatique : un grand écrivain bâtit une cité du livre

III Radicaux, dissidents, et anabaptistes (rebaptiseurs)

1. Des réformateurs urbains

2. Radicaux de la liberté de conscience ?

 

FIGURES DE LA RENAISSANCE

 

Troisième partie

 Les aventuriers de Dieu

 

On a coutume d’associer la Réforme à l’humanisme et la Renaissance. Une histoire qui s’achève pour nous dans les bûchers de l’Inquisition et les massacres des guerres de Religion. Avant de se massacrer cependant, les chrétiens ont cru en la capacité des croyants de changer le monde et en l’imminence de la fin des temps qui justifiait toutes les réformes. Etre prêt pour le retour du Christ fut un formidable facteur de dynamisme individuel et collectif. Jusqu’à ce que les historiens ne redécouvrent le dynamisme de la vie religieuse à travers les visites pastorales et que Denis Crouzet ne prouve l’importance des mouvements eschatologiques dans le déclanchement de certains événements majeurs, on en restait aux Réformateurs institutionnels créant brusquement le monde nouveau, à une vision de l'histoire construite par des héros prométhéens, somme toute, à une catéchèse qui ne disait pas son nom. L’historiographie anglosaxonne redécouvrant Max Weber et son Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme (1905) a également contribué à remettre les phénomènes religieux au centre de l’histoire du XVIe siècle comme explication de la « modernisation » et de l’expansion européenne. Il faut certes se garder des interprétations trop idéologiques des phénomènes religieux, mais il n’en demeure pas moins qu’on ne comprend rien à la culture de ce temps si l'on ne tient pas compte de l’imprégnation religieuse propre à cette époque dans tous les domaines de la vie et de la pensée. Lucien Febvre tentait déjà, contre les marxistes justement, l’interprétation des événements religieux par les pulsions religieuses, de Luther (cf. Un destin. Martin Luther, 1928) aux Bibliens français de l’entourage de Marguerite de Navarre (cf. Amour sacré, amour profane. Autour de l’Heptaméron, 1944).
Or cette histoire religieuse, qui est désormais anthropologique, culturelle, politique, voire administrative et économique, garde ses héros et ses contre-héros, non plus reconstruits a postériori mais une attention aux audacieux, à ceux dont leurs contemporains estiment qu'ils ont fait l'histoire en mettant leurs convictions en actes. Si les phénomènes religieux sont légion en Europe entre 1460 et 1560, le grand centre de l’expérience religieuse reste Rome, qui est conçue comme une nouvelle Jérusalem, plus commode que l’ancienne. Le ville de Pierre et de Paul a beau sembler indigne, d'autres Romes ont beau prétendre la remplacer, comme Moscou ou Genève, rien n’y fait, la fascination continue à jouer. Elle tient aux prophéties qui accompagnent l’irruption de Charles VIII en Italie : un jour un roi Charles, fils de Charles, aux yeux bleus et au nez aquilin, réunira une grande armée, il rejoindra un pape, le pape angélique, le pape des derniers jours, et tous deux s’en iront reconquérir les lieux saints et réunir tous les chrétiens à Jérusalem, alors la Parousie, le retour du Christ adviendra, pour un règne de paix de mille ans Cf. Colette BEAUNE, Naissance de la nation France, Paris, 1985 ; Jean DELUMEAU, Mille ans de bonheur, Paris, 1995, p. 73-97. Dans ce cadre eschatologique, la papauté ne fait pas que subir les événements en effet et les travaux récents modifient son image traditionnelle. Les cardinaux sont considérés comme des parasites et pourtant ils réforment la vieille Église médiévale. Des Réformateurs se lancent enfin dans l’aventure de la rupture, au nom d’une foi renouvelée, nourrie de toutes les quêtes de salut des générations qui ont précédé et de tout l’apport du retour aux textes bibliques antiques. Les uns, ceux qui ont tenu en se réformant, et les autres, qui ont promu de nouvelles façons d’être chrétien, édifient notre monde moderne, mais ils expriment surtout, au plus haut point, le dynamisme intérieur de la Renaissance.

8. Les papes

Les papes de la Renaissance n’ont pas bonne réputation, qu’ils s’appellent Borgia, Médicis ou Farnèse. Et pourtant, vers 1560-1570, le pape sera le patron respecté de la Réforme catholique, le guide de la Contre Réforme, tout en restant un chef d’État. C'est tout le paradoxe de la papauté de la Renaissance : des papes vilipendés, dont on se demandera s'ils sont des « papes des abus », édifient le monde nouveau et refondent le pouvoir pontifical en le recentrant sur ses obligations religieuses. Ils restent pourtant à la tête d'un État temporel qui évolue, comme tous les autres, dans le cadre de la montée de l'absolutisme avec une bureaucratie grandissante, tenue par des réseaux que nous retrouverons dans la leçon suivante sur les cardinaux.

1. Les papes des abus?
Très tôt, dès le retour de la papauté à Rome, en 1417, les propagandes se déchaînent contre l'immoralité de la Curie, particulièrement en France. Certains papes qui ne s'entendaient pas avec la France de la Pragmatique sanction de Bourges (1438) et du conciliabule de Pise (1512), Pie II (1452-1464), Alexandre VI (1492-1508), Jules II (1503-1513), sont particulièrement mal vus chez nous ; ceux qui auront une politique antifrançaise, de Paul IV(1555-1559) à Pie V (1566-1572) aussi. L'histoire du XIXe siècle, nationaliste et libérale, n'a fait qu'accentuer le phénomène. Or la papauté s'est transformée et a retrouvé prestige et puissance à notre époque, comme l'a bien montré Jean Delumeau pour la fin du XVIe siècle.
C'est donc qu'elle n'était pas aussi indigne que cela. Divers travaux italiens, anglosaxons, allemands le montrent d'ailleurs. Paolo PRODI, Il sovrano pontifice. Un corpo e due anime, Bologne, 1982. Peter PARTNER, The Pope's men. The papal civil service in the Renaissance, Oxford, 1990. W. REINHARD, Papauté, confessions, modernité, Paris, 1998. Il faut donc décentrer notre regard en utilisant l'historiographie récente : cf. P. Boutry, P. Levillain, Dictionnaire de la papauté, Paris, 1994. Mais la vision ancienne du Luthérien Ranke (1834), fondée sur les avvisi, ces nouvelles à la main qui inondaient l'Europe, à défaut d'une documentation originale qui ne sera accessible que sous le pontificat de Léon XIII (1880), le montrait déjà parfaitement. Cf. Histoire de la papauté pendant les XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1986 , se lit comme un roman dans la collection Bouquins, à condition de ne pas entrer dans l'antisémitisme latent ordinaire à cette époque.
Avant de revenir sur ces paradoxes, il faut dresser une galerie de portraits.
Les éloges de Platina, à la fois humaniste et bibliothécaire du pape Sixte IV, qui imite les vies littéraires antiques (Suétone) ne pouvaient plus être considérés comme de l'histoire scientifique au XIXe siècle. Selon le principe de Cicéron que l’histoire est magistra vitae et fournit des exemples pour aujourd’hui, Platina se modèle sur les éloges impériaux et sur les vies des papes du Pontifical ; entre donc dans la célébration d’un pouvoir pontifical universel cf. Bartolomeo PLATINA (1421-1481), Liber de vita Christi ac de vitis summorum pontificum omnium, Venise, 1479. Ce grand commis de la papauté, représenté triomphant sur la fresque de Mellozo da Forli, premier historien de la papauté à la manière de la Renaissance et aussi souffert sous Paul II (séquelles de torture au bras droit ?) du spoil system inhérent à la montée du pouvoir exclusif du pape.


Melozzo da Forli, Fondation de la Bibliothèque Vaticane : Platina devant Sixte IV, Fresque, Loges du Vatican, 1477
Ranke met surtout en valeur les papes entre Paul III et Sixte Quint. Or les travaux récents de Paolo Prodi ou Peter Partner s'intéressent plutôt aux papes du XVe siècle; en somme, il y aurait deux temps dans cette histoire : le temps classique de la Renaissance italienne, à partir du pape Nicolas V (1447-1455), puis le temps de la papauté triomphante à partir de Paul III (1534-1549). Ce décalage qui tient au défaut de disponibilité des sources vaticanes pour Ranke, n'est pas innocent. C'est bien en effet entre 1480 et 1520 qu'on place le traditionnel temps des abus, aujourd'hui largement remis en cause par la communauté historienne. Il est nécessaire sans doute d'observer quelques caractéristiques de la papauté de cette période romaine de la fin du XVe siècle, en oubliant ce qui viendra ensuite.
Si l'on en reste aux papes les plus marquants, la galerie est impressionnante. Nicolas V, un humaniste ouvert aux vents nouveaux de la culture (il est le fondateur de la Bibliothèque vaticane) et à la vie personnelle irréprochable, n'est pas vraiment différent des papes, plus discutés dans leur comportement personnel, qui vont suivre. Son pouvoir est fondé sur une politique d'ordre à Rome et sur un réseau de négociation tous azimuts en Europe, sur une réorganisation efficace de la bureaucratie curiale, tous traits que nous allons retrouver par la suite. Le Siennois Pie II (Aenea Sylvio Piccolomini, 1458-1464) était lui-même l'un des humanistes les plus en vue de son temps. Ce poète, auteur latin d'une très admirée histoire d'amour (Histoire d'Euryalus et Lucrèce, 1444), a tout tenté pour rassembler la croisade qui délivrerait Constantinople, mais il s'est aussi considéré comme un souverain absolu, condamnant les appels au concile par exemple. Dans la même veine est Sixte IV (1471-1484); ce Franciscain, réputé avoir mis en place le népotisme, est aussi le fondateur de la Chapelle Sixtine et l'organisateur de la Bibliothèque colloque Sisto IV. Le arti a Roma nel primo Rinascimento, éd. Fabio Benzi, Rome, 2000. S'il avait une vie irréprochable il avait aussi une forte propension au pouvoir personnel et familial et n'a pas hésité à imposer les premières mesures d'urbanisme à Rome cf. Manuel VAQUERO PIÑEIRO, "Una città da cambiare: intorno à la legislazione edilizia di Sisto IV" dans Sisto V, op. cit., p. 426-433.
On ne peut pas dire que l'espagnol Alexandre VI (1492-1503) ait laissé le souvenir d'un pape respectant la chasteté. Mais la légende des Borgia ne doit pas être surestimée. Parmi ses prédécesseurs, Pie II avait deux filles, Innocent VIII (Cibo, 1484-1492) deux fils et son successeur Jules II aura trois filles ; ce dernier est lui-même parmi les fondateurs de la "légende noire des Borgia", dont vont s'emparer les romanciers. Si Alexandre VI a condamné Savonarole, on oublie qu'il a aussi soutenu les Minimes et développé le culte marial (bulle sur l'Immaculée conception, 1502), il a aussi engagé les missions aux Amériques par les "bulles alexandrines" (1493) et fait édifier la Sapienza (1497-1499), l'université pontificale. Ce fut donc un pape actif autant qu'un homme de cour raffiné. Plus encore, les archives des grands services de la Curie, trop peu compulsés, montrent une administration curiale particulièrement régulière, organisée et efficace.
Jules II (della Rovere, 1503-1513), neveu de Sixte IV et conseiller d'Innocent VIII, sort de l'opposition à Alexandre VI pour se débarrasser d'abord du tout puissant cardinal neveu précédent, César Borgia, et imposer son pouvoir, par la force militaire, à Pérouse et Bologne. Changeant de camp, des français aux impériaux, il a surtout cherché à sauver l'indépendance pontificale. L'homme qui a fait travailler Bramante, Raphaël et Michel Ange n'était pas seulement le pape condottiere, casqué et cuirassé, de la légende.cf. Christine Shaw, Julius II. The Warrior pope, Oxford, 1993.
Ranke a mis en valeur la personnalité du Médicis Léon X (1513-1521), le pape chanteur, chasseur et homme de goût, mais il rappelle que « Laurent de Médicis disait de ses trois fils, Julien, Pierre et Jean : le premier est bon, le second est fou, le troisième Jean est prudent. Ce troisième était Léon X ». Quand Ranke reprend les Avvisi, il montre la roue de la fortune qui touche tout pape : « le peuple romain accompagna ses funérailles en invectivant sa mémoire : tu es parvenu en te glissant comme un renard, tu as régné comme un lion, tu t'es en allé comme un chien ! ».

Raphaël, Léon X, huile sur toile, Naples, Capodimonte

C'est également Ranke, repris plus tard par Dupront et Delumeau, qui a jugé le cousin de Léon X, Clément VII (1523-1534), comme « le plus malheureux de tous les papes qui aient jamais occupé le siège romain… il laissa le siège papal avec une réputation compromise, sans autorité spirituelle ou temporelle ». Pourquoi cette sévérité ? Parce que Clément VII remplaçait l'humaniste érasmien et pieux flamand introduit à la cour de Charles Quint, Adrien VI (1522-1523) en qui les réformistes avaient placé tous leurs espoirs, mais aussi, il est vrai, par ce qu'il fut un monarque maladroit en politique extérieure et qu'il refusa avec obstination la réunion du concile. Mais comment mesurer les effets du caractère de l'homme et ceux des problèmes financiers légués par Léon X ?
Paul III Farnese (1534-1549) n'avait été élu qu'en raison de son grand âge. Était-il vraiment meilleur lettré que ses prédécesseurs? L'analyse de sa bibliothèque ne le confirme pas. Le palais Farnèse est sans doute le plus bel edifice civil de la Renaissance, mais il sortait à peine de terre en 1549. En dépit de tout, Paul III est pour toujours l'homme qui a réussi à convoquer le concile. Doit-on évoquer Paul IV Carafa (1555-1559) parmi les papes les plus célèbres de ce temps? Il est particulièrement mal traité par l'historiographie italienne à cause de l'Inquisition romaine, dont il est le fondateur, mais aussi parce qu'il a échoué à rétablir l'indépendance des États italiens à l'égard des Habsbourgs et parce qu'il n'a pas cru que le concile engagerait un renouveau religieux. Il est surtout coupable d'avoir réprimé l'hérésie et éliminé le catholicisme italien « évangélique » (Alain Tallon synthétise parfaitement les travaux italiens de M. Firpo à cet égard dans La Renaissance, éd. Association des historiens modernistes des Universités, 2003). Paul IV fut-il réellement aussi mauvais pour avoir réformé la Daterie devenue un foyer de corruption et vérifié de fort près la nomination des évêques ?
Pie IV (1559-1564) nomme en Charles Borromée un génial neveu qui deviendra un saint après avoir été un grand administrateur, ce qui nous invite à relativiser les effets du népotisme. Pie IV avait trois enfants illégitimes, mais est aujourd'hui considéré comme le grand pape du concile, qu'il fit appliquer partout où son pouvoir s'étendait. Les trois papes qui suivent sortent de notre programme mais sont importants car ils font le passage de la Renaissance vers le catholicisme baroque. Fort dissemblables, ils sont, chacun à leur manière, de grands réformateurs et des papes du concile : Pie V, l'inquisiteur intransigeant, formé à l'école de Paul IV et obsédé par la présence de l'hérésie, fut cordialement haï par les romains jusqu'à ce que la Providence en face pour toujours le vainqueur de Lépante (1571), célébré sur toutes les côtes chrétiennes de la Méditerranée comme celui qui a fait reculer la puissance turque.
Grégoire XIII, le pape du calendrier grégorien et de l'édition du droit canon, le pape de l'expansion Jésuite et Sixte Quint, le pape de la réforme radicale de la Curie, qui enlève aux cardinaux leur pouvoir collectif pour leur donner un pouvoir personnel, sont-ils encore des papes de la Renaissance? Ils ont pris à bras le corps l'application rigoureuse du concile, ils ont choisi de privilégier leur pouvoir spirituel sur leur engagement temporel dans le concert des princes. Ils sont des papes modernes à part entière, c'est à dire qui tiennent compte de la culture de leur temps pour appliquer leur politique. Les papes des abus qui les ont précédé furent pourtant de vrais chefs d'État et de vrais patriarches, mais alors pourquoi cette réputation d'abus ?
Presque tous nos papes ont oublié la chasteté requise du vicaire du Christ, on ne peut guère en créditer que Nicolas V, Sixte IV, Paul IV et Pie V. Pourtant nos papes luxurieux ne se cachaient pas, pas plus que les princes européen de ce temps qui invoquaient les besoins de continuité des lignages. Ce temps était propice aux bâtards sans que personne y trouve malice. C'est après le concile, vers 1575, qu'on verra changer l'opinion commune, quand le monument de Paul III, construit par Guillaume Della Porta est inauguré.

Guillaume Della Porta, Tombeau de Paul III. entouré de la Justice (sa sœur, Giulia Farnese) et de la Prudence (sa mère, Giovanella Caetani), 1575, Vatican, chœur de Saint-Pierre, 1575

La ville et l'Europe à sa suite, commencent à condamner la trop grande familiarité de leurs papes avec les femmes. La rumeur souligne en effet que les quatre splendides vertus de marbre du tombeau qui accompagnent la statue de bronze du pape sont les femmes qui ont compté pour lui : la Justice, nue jusqu'à ce que Clément VIII ordonne de la faire recouvrir de bronze, est sa sœur, Giulia Farnese ; la Prudence est sa mère, tandis que l'Abondance et la Paix sont respectivement sa concubine, Silvia Ruffini et sa fille. Le cardinal Farnèse a eu en effet plusieurs concubines et quatres fils dont deux sont légitimés par Jules II en 1505 puis en 1513 par Léon X, sans compter trois filles au moins. Réalité ou légende que ces femmes de marbre? Peu importe, on jugeait jusque là Paul III sur la cohérence de sa politique cf. ZAPPERI, La legenda del papa Paolo III. Arte et censura nella Roma pontificia, Turin, 1998.
Nos papes sont aussi des sybarites. Au XVIe siècle en effet, la vie de cour atteint son plein raffinement. Nous connaissons bien les banquets de Paul III, Paul IV et Pie V par l'ouvrage de leur cuisinier, le premier ouvrage de cuisine imprimé en Italie, en 1570, Bartolomeo Scappi. Saint Pie V, atteint de gravelle et dominicain scrupuleux, ne mangeait pas et ne buvait pas. Mais il a gardé Scappi à son service et accepté de patronner l'édition de son ouvrage, preuve s'il en est de l'importance grandissante de la vie curiale pour mener une bonne politique pontificale.
Le népotisme fait également partie des abus obligés de ce temps. Les neveux alimentent en effet les chroniques scandaleuses de la ville éternelle, au même titre que les femmes. Longtemps la suppression du cardinal-neveu par Innocent XII en 1692 a passé pour un progrès. Or les avis des historiens sont aujourd'hui partagés. Outre que plusieurs neveux furent comme Charles Borromée de grands administrateurs, le principe même du cardinal-neveu apparaît désormais, au même titre que la vénalité des offices, comme un passage obligé de l'État d'Ancien Régime. Pour Wolfgang Reinhard et Paolo Prodi, le cardinal-neveu (l'appellation apparaît d'ailleurs sous Paul III), est un signe de modernité. Celui-ci décharge en effet le pape de la pression sociale et sauve l'image du père commun, exactement comme les principaux ministres et autres validos contemporains à l'égard de leur prince cf. W. REINHARD, Papauté, confessions, modernité, Paris, 1998, p. 69. Le népotisme et l'esprit de clocher d'un Pie II, par exemple, n'ont jamais été critiqués. Il avait de fait besoin de collaborateurs fiables et on a tôt mis ce trait au compte de sa pietas. Dès lors, chaque pontificat favorise l'entrée à la curie de ceux qui sont cousins du pape ou originaires de la même ville.
Plus difficile à accepter a été leur politique militaire, mais le pacifisme fondamental d'Érasme face à Jules II n’était pas non plus majoritaire cf. Jean-Claude Margolin, Guerre et paix dans la pensée d’Erasme, Paris, 1973. Cette politique guerrière a cependant permis à une papauté, sortie exangue financièrement parlant, du Grand Schisme de se constituer une principauté qui lui permette de peser sur l’équilibre de la péninsule italienne et tout simplement de vivre et d’avoir une politique indépendante des États dans l'Europe en lutte.

2. Les derniers souverains universels
Cette politique d’acquisition territoriale semble avoir pesé très lourd dans l’aventure de la Réforme, aussi lourd peut-être que l’étincelle de son explosion, les indulgences. C’est en effet à partir des indulgences concédées pour la reconstruction de Saint Pierre en 1513 que l’Allemagne s’enflamme. Mais il faut remarquer que nombre de pays ont fait bon accueil à ces fameuses indulgences et accepté de payer, pour eux-mêmes et pour Saint-Pierre. Il faut donc aller chercher ailleurs, plonger dans le faisceau complexe des relations entre Rome, son arrogance et son immobilisme face aux nations émergeantes. Et il ne faut pas oublier l’angoisse existentielle de clercs et de laïcs en recherche religieuse qui se trouvent incapables d'assimiler le Christ à des grands seigneurs évêques et la Jérusalem céleste à une ville d’apparence païenne.

1. Montée d'une idéologie absolutiste


Derrière cette méfiance, il faut rappeler le choc de deux idéologies irréconciables depuis le Grand Schisme : à qui appartient le pouvoir dans l’Église ? Au concile, détenteur du pouvoir suprême par la volonté de Dieu, parce qu’il a résolu le schisme en élisant un pape en 1417 ou au pape comme “ vicaire du Christ ”? Ce nouveau titre, proposé par le théologien dominicain Juan de Torquemada (1388-1468) dans sa Summa de ecclesia (publié en 1489), est loin de faire l’unanimité, et moins encore chez les exégètes. En effet, si le pape dispose d’un pouvoir qui vient directement de Dieu, il n’a pas besoin du consensus du corps de l’Église et toute juridiction ecclésiastique dérive de lui ; son pouvoir est donc supérieur à celui des juridictions terrestres ; les évêques sont dès lors les vicaires du pape et c’est le pape qui représente le peuple. Nous avons là une vieille question toujours actuelle : une communauté est-elle représentée par son président ou par son assemblée ?
Pour l’heure, cette idéologie pontificale, refusée par de nombreux chrétiens et pas seulement par les hérétiques successeurs de Wyclif et Hus ou les Luthériens, est cohérente avec l’évolution de la liturgie. Le théologien allemand, Gabriel Biel, maître de Luther, affirmait en effet que dans le canon de la messe, dans la prière pour le pape et pour l’évêque, se réalise l’unité de la tête : Dieu est au ciel, le pape sur la terre, mais ciel et terre sont réunis dans l’Eucharistie. Cette position, largement reprise par de grands théologiens dominicains comme Thomas de Vio (Cajetan, 1480-1547) et Francisco de Vitoria (c.1485-1546) au XVIe siècle, fait du pape le Christ sur terre, un pouvoir totalement indépendant de l’Église, qui peut prétendre représenter pleinement le peuple des fidèles. Il s’agit déjà d’un pouvoir absolu, analogue aux idéologies du pouvoir impérial ou royal, théories politiques dominantes dans l’Europe de la Renaissance.
La discussion va pourtant flamber au concile de Trente, car les évêques espagnols, qui s’estiment évêques par la grâce de Dieu refusent en général de se dire évêques par la grâce du Saint Siège. C’est la raison pour laquelle le concile refusera de donner au pape le titre de vicaire du Christ, lui préférant celui de pontife de l’Église universelle. Nous sommes encore loin de la primauté et surtout de l’infaillibilité pontificale telle qu’elle sera définie au concile de Vatican I, mais tous les ingrédients sont réunis pour que cette infaillibilité soit appliquée dans les faits. A la fin du XVIe siècle, le vieux conciliarisme est balayé et, tout autant qu’aux conceptions contemporaines du pouvoir idéal, ceci tient largement à l’action pastorale des papes sur plusieurs générations.

2. Les papes maîtres de la ville

Le pape est d'abord le prince-évêque de Rome, mais les souvenirs de l’Antiquité restent vivaces et la ville conserve précieusement sa devise, SPQR. Le “ peuple ” romain prétend encore conserver un droit de regard sur l’élection du pape et il est vrai que les révoltes, encadrées par les barons romains, Orsini ou Colonna sont encore un danger : c’est un Colonna qui est à l’origine de l’entrée des impériaux dans Rome et du sac qui a suivi, en 1527. Ce lien organique entre la ville et le pape n’est pas seulement un rêve ; on a pu calculer que des origines à l’an mil, 78 papes sur 132 (60%) étaient romains ; de 1415 à 1668, ils sont encore 5 sur 31 (16%). La ville possède une administration : deux conseils et des magistrats dont le sénateur, élu pour 6 mois ou un an.
En un siècle, de Sixte IV à Sixte V, la Curie met définitivement la main sur cette administration : le sénateur est nommé par le pape ; en 1590, son pouvoir devient honorifique. Un signe ne trompe pas ; c’est la papauté qui organise le remodelage de la place du capitole. Paul III voulait y transferer la très célèbre statue équestre de Marc Aurèle (identifiée avec Constantin), qui se dressait devant le palais du Latran. En 1538, il demande à un Michel Ange réticent de lui faire un projet. Celui-ci pense pour la première fois un espace organisé autour d’une œuvre d’art. Il décide de créer une place régulière, trapézoidale, qui ménage un bassin ovale pavé en étoile à partir de la statue, pour intégrer le palais des sénateurs et celui des conservateurs. Il construit en face du palais des conservateurs le palais nouveau (la réalisation a traîné entre 1546 et 1612). La place restera pourtant isolée de la ville jusqu’à la construction de la rampe, en 1578 seulement. Elle tourne le dos à l’Antiquité mais elle est coupée de la ville moderne. Le monument ouvert sur la ville, où la sociabilité peut se déployer c’est Sainte-Marie-Majeure et les basiliques en général, qui sont au cœur du pèlerinage aux Sept Églises, rénové par les cardinaux réformateurs à partir de 1540.
Les papes font ainsi de Rome un instrument de leur politique. Depuis Sixte IV, une législation de plus en plus draconienne supprime toute entrave à la circulation, pave les rues (en pierre, puis en brique), organise le ramassage des ordures et le balayage des rues (deux fois par mois et avant les fêtes), interdit l’évacuation des latrines dans la rue (Pie IV) et transfère les cimetières hors des quartiers habités (1591) ou les métiers polluants près du fleuve.
Tous les papes se sont efforcés de mettre en valeur la ville ; ils s’appuient sur les merveilles de Rome, merveilles antiques auxquelles se substituent les merveilles chrétiennes. Tout est désormais mis en scène pour frapper l’imagination et évangéliser les passants, par l’intermédiaire de petits livrets. Le passé de l’Antiquité était capturé par les humanistes en habit renaissance ; le passé chrétien sera désormais habillé en baroque. Tout ceci ne doit pas cacher l’énorme effort logistique et religieux consenti par la population elle-même pour accueillir les foules, en particulier au moment des grandes fêtes (prise de possession, canonisation, processions…), des jubilés surtout.
Le jubilé, tous les 25 ans, suit le rituel mis en place par Paul II (1464-1471). Avec l’ouverture de la porte sainte (et des portes de Saint-Paul, Saint-Jean, Sainte-Marie), le coeur en est, après 1550, la procession aux sept églises, conduite par le pape en personne. Philippe Neri, Pie V, Charles Borromée remettent à l’honneur cet acte de piété qu’est la visite à pied aux sept basiliques. Alors que les jubilés de 1500, 1525, 1550 avaient eu assez peu de succès, la foule fut énorme en 1575.

3. Les papes maîtres du concile

Au concile de Latran V, achevé quelques semaines avant la révolte de Luther, en 1517, le général des Augustins, Gilles de Viterbe, avait dénoncé avec vigueur dans son sermon inaugural les tares de la Curie, à la satisfaction de nombre d’humanistes, tel Gaspard Contarini, alors ambassadeur laïc de Venise cf. John O’Malley, Giles of Viterbo on Church and Reform, Leiden, 1968 et Elisabeth G. Gleason, Gasparo Contarini. Venice, Rome and Reform, Berkeley, 1993. Le concile avait été réuni pour s’opposer au roi de France bien plus que pour réformer l’Église dans la tête et dans les membres. Adrien VI, l’ami d’Érasme, le dernier pape non italien avant Jean-Paul II fut élu pour résoudre le schisme protestant, sa mort, au bout de quelques mois, a bloqué le processus. Son successeur, Clément VII, un Médicis, arrivé là grâce à la fortune de sa famille, craignait plus que tout le concile, susceptible de remettre en cause son pouvoir, surtout après le Sac de Rome pendant lequel il fut prisonnier une semaine durant. Il a empêché ensuite toute discussion avec les protestants.
A la mort de Clément VII, en 1534, Alexandre Farnese est élu pour réunir le concile et rétablir l’unité de la chrétienté mise à mal par le schisme protestant. C’est pourtant l’un des plus vieux cardinaux de la Curie (né en 1468), cardinal depuis 40 ans, arrivé là dit-on par les charmes de sa soeur Giulia, aimée d’Alexandre VI, Lucrèce Borgia. C’est un grand seigneur raffiné, qui a commencé à construire le plus beau palais de Rome et qui va porter la cour pontificale à un niveau de luxe jamais inégalé. Et pourtant, ce vieillard, qu’on estimait être un pape de transition (il tiendra 15 ans) commence par nommer une série de jeunes cardinaux déterminés à lancer la réforme de la Curie. Érasme, dans les derniers mois de sa vie, a bien failli en faire partie. On trouve parmi eux tous ceux qui vont contribuer à la réforme romaine : le diplomate et humaniste vénitien Gaspard Contarini, mais aussi les Anglais John Fisher et Reginald Pole, le Dataire et évêque de Vérone Gian Mateo Giberti, l’Inquisiteur Jean Pierre Carafa et le diplomate Giovani Morone. Ces jeunes loups reçoivent le pouvoir, ils ne le lâcheront plus. C’est Paul III qui accueille les Jésuites (1540) et met sur pieds le Saint-Office avec Carafa (1541). Il a fallu toute l’énergie et toute la rouerie de Paul III pour obtenir enfin la réunion du concile, en dépit des guerres et de la mauvaise volonté des princes.

Titien, Paul III et ses « neveux », 1545, huile sur toile, Naples, Capodimonte

Convoqué à plusieurs reprises, le concile est ouvert le 13 décembre 1545 à Trente, une ville italienne mais en terre d’Empire. Il s’achèvera le 5 décembre 1563, après trois interruptions. Né pour résoudre le schisme, le concile invite les protestants, sans les convaincre, jusqu’en 1552 (il était trop tard) ; il enterrine donc la rupture et lance la réforme catholique, mais d’une date à l’autre et à travers toutes les tribulations, une idée s’impose à tous avec force : c’est grâce à l’énergie des papes, à leur volonté sans faille, à leurs finances aussi que le concile a pu vivre, travailler et produire.
Le pape ne siège pas en personne au concile mais il le dirige par légats interposés qui ont su organiser le concile à son profit. La procédure, très vite d’une grande efficacité pour produire du consensus, est dirigée par le légat-président, qui fixe l’ordre du jour et décide le passage au vote. Plusieurs vont devenir papes eux-mêmes, comme Gian Maria del Monte (Jules III, 1550-1555), Marcel Cervini (Marcel II, 1555). D’autres auront été experts, comme Grégoire XIII (1572-1585). Les papes ont su s’entourer des meilleurs théologiens du moment : dominicains de l’école de Salamanque, comme Domenico Soto (1494-1560), puis jésuites, comme Dominique Bañez (1528-1604). Or les meilleurs théologiens sont ceux qui trouvent les formulations du moment les plus consensuelles, en même temps que les plus adaptées pour répondre aux difficultés. Comme ils travaillent aussi pour le pape, ils ont évité une déperdition de son pouvoir. C’est ainsi que la papauté favorise la plus grande aventure religieuse des catholiques tout en confortant son pouvoir. En 1545, le concile risquait encore de se lever contre Rome ; en 1563, il est totalement en phase avec Rome. Quelques semaines après sa clôture, le pape Pie IV confirme ses travaux. Il a dû pour cela passer outre les lobbies de la Curie qui voulaient rééxaminer les textes un par un. Le pape assume donc le travail du concile et obtient ainsi l’appui local de tous les participants, pour lesquels le concile a été une formidable aventure humaine, culturelle et religieuse.
Les papes ne sont pas les simples exécutants des décisions conciliaires ; ils sont certes au service de cette application, mais ils l’interprètent aussi, ils le prolongent même. Leur rôle diplomatique est capital pour convaincre les princes et les évêques d’appliquer sans délai et intégralement les décisions conciliaires. cf. Alain TALLON, La France et le Concile de Trente (1518-1563), Paris, 1997. Ignasi FERNANDEZ TERRICABRAS, Philippe II et la Contre Réforme. L'Église espagnole à l'heure du concile de Trente, Paris, 2001.
Dans l’esprit des décisions conciliaires, les papes donnent les moyens aux évêques d’agir sans entraves, en particulier contre la masse des indults obtenus au fil du temps par les différents ordres religieux, qui leurs donnaient une indépendance trop grande dans les diocèses. Pie IV commence par abroger tout privilège qui serait contraire à une décision conciliaire, dès juin 1563, mais il crée aussi une congrégation permanente de cardinaux, qui deviendra la congrégation du concile. C’est elle qui est consultée pour les cas les plus délicats d’interprétation. Ce processus n’était pas inscrit dans l’évolution du concile, qui prévoyait plutôt la réunion de conciles provinciaux (Milan…) pour appliquer et suivre les décisions. La papauté s’empare donc de l’interprétation du concile.
Elle va de la même façon s’emparer des questions liturgiques qui appartenaient aux chapitres cathédraux. La parution des livres liturgiques corrigés selon l’ordre du concile de Trente provoque une masse de correspondance. La congrégation des rites va naître de cette nouvelle fonction. C’est la nouvelle Curie de Sixte Quint (1588) qui marquera le point final de cette étonnante aventure administrative.

4. Comment réformer la Curie?

Quand on pense Curie, il faut penser à la plus vieille administration du monde, issue de l’empire de Constantin et à la Cour au sens séculier du terme. Si elle est l’un des modèles de l’État moderne par son ancienneté, sa centralisation, sa vaste organisation, elle est aussi le modèle de ses blocages, tant les compétences se chevauchent, et la complexité des procédures favorise la corruption à tous les niveaux.
Trois organismes sont vénérables et tiennent le haut du pavé au début du XVIe siècle : la chancellerie, qui rédige et signe les bulles, elle siège dans le palais construit par Bramante à partir de 1483 (sa construction a duré plus d’un siècle). La chambre apostolique est la machine financière de la papauté depuis les papes d’Avignon, elle assume toutes les transactions financières et contrôle les collecteurs à travers la chrétienté.
Les tribunaux sont particulièrement importants parce qu’ils ont juridiction sur l’ensemble de la chrétienté : la Rote juge toutes les causes ecclésiastiques, dont les mariages. La Pénitencerie absout les cas réservés au pape et son activité, mal connue encore, mesure donc le pouvoir spirituel de la papauté, qu’on a tendance à oublier. Après une réforme drastique de Pie V, celle-ci regroupe sous l’autorité du cardinal pénitencier tous les pénitenciers des basiliques de Rome puis de Lorette. Ils reçoivent les confessions et absolvent au moyen d’un rituel spectaculaire, qui consiste à frapper les épaules du pénitent agenouillé à l’aide d’une longue barre.
Cette administration, soumise tout au long du siècle à de multiples réformes pour éviter le déséquilibre des services et la corruption, est une grande pompe à finances, qui évolue sous la double impulsion des familles pontificales et de l’introduction de la vénalité des offices: la vénalité permet des rentrées d’argent et rend les titulaires très indépendants, mais elle arrache l’administration pontificale au patronage des barons ou des cardinaux. Le problème est que les papes, pour entretenir l'application du concile, seront obligés de créer sans cesse des charges à la fin du XVIe siècle. La vénalité a donc peu à peu mis la Curie sous la coupe de ceux qui peuvent payer, les banquiers tels que les Medicis, Salviati, Soderini, Chigi…
En 1588, le pape décide de mettre chacun des cardinaux à la tête d’une congrégation spécialisée. La première de toutes est le Saint Office, doublée désormais par la congrégation de l’Index. Ce système des congrégations, à la fois souple et évolutif, va tenir jusqu’au début du XXe siècle.
Dans cette période, le pouvoir pontifical devient plus que jamais une bureaucratie, dont l'organisation, incomplète certes, anticipe la construction des États absolutistes. Paolo Prodi a largement montré comment un nouveau modèle monarchique pontifical, s'est construit entre Nicolas V et Sixte Quint et comment cet État se coupe de la société séculière en se cléricalisant et en se centralisant. Le processus métamorphose la vieille papauté universaliste en lui donnant la double autorité du prince temporel et du pasteur spirituel. Une forme de pouvoir personnel tout à fait originale. Même si, pour nombre d'auteurs comme Contarini et Guichardin, l'État de l'Église n'est qu'un accessoire pour défendre l'autorité spirituelle du pape, même si le cérémonial liturgique fait bien partie des arcanes du pouvoir (le pape ne célèbre publiquement que trois fois par an), il n'en demeure pas moins que cet État moderne, lentement construit entre Renaissance et Contre Réforme, donne au pape un pouvoir personnel renouvelé, qui se traduit d'ailleurs par une valorisation à outrance du moment de l'élection et un spoil system consécutif grandissant après sa mort. Le développement de la Cour, de la Rote et de la Daterie accompagnent la montée du pouvoir de représentation, de justice et de finances appartenant en propre au pape. On comprend donc la multiplicité des réformes dans ces organismes, afin d'éviter que leur fonctionnement n'échappe au pape et à son entourage
Peter Partner a remarquement posé la question du poids de cette bureaucratie, énorme pour l'époque. Est-elle vraiment soumise à l'autorité centrale ou n'est-elle qu'un amalgame de lobbyes ? La réponse doit bien sûr être nuancée. La Curie dit-il est à la fois le lieu où demeure l'évêque de Rome, le lieu du cérémonial du pouvoir et un centre de gouvernement de l'Église universelle et de l'État pontifical. Il faut encore tenir compte du statut des actifs, comme l'ont fait nombre d'études récentes : résidents temporaires ou privilégiés, italiens ou non, disposant d'une charge vénale ou non. La vente des offices est en effet un tournant pour la nature de l'administration pontifiacle, tournant pris entre Nicolas V et Innocent VIII. Souvenons-nous qu'il y a déjà peut-être 2000 charges vénales sous Léon X.
La nouvelle dimension politique de la papauté s'exprime aussi à travers une intense activité diplomatique, et pas seulement au temps du concile. Sous le pontificat d'Alexandre VI, 243 diplomates sont acrédités à Rome contre 161 auprès de l'Empereur et 135 auprès du roi de France. Rome devient alors, la grande école de la diplomatie et de l'art de régner, jusqu'au début du XVIIe siècle au moins. Du début à la fin de la période, la papauté met donc sur pieds un État centralisé au service de ses ambitions immédiates : non plus le gouvernement théocratique de l'univers, dont Pie V est le dernier représentant, mais l'arbitre des nations et le protecteur de l'Italie contre l'emprise Habsbourg dont Paul IV a tenté en vain de tenir le pari.

Ce ne sont pas les abus de la papauté qui justifient la révolte luthérienne ou anglicane, mais bien ses prétentions théologiques et politiques. Il reste à répondre à quelques questions agaçantes et volontairement iconoclastes : la papauté de la première modernité a-t-elle vraiment changé l'histoire? A-t-elle modernisé le catholicisme en répondant aux changements culturels du moment ? Les papes auraient certainement récusé le concept de modernisation, eux qui en bon humanistes ne juraient que par l'Antiquité, mais ils ont accepté de bouger. Pour les historiens, tout est affaire de point de vue et de réflexio sur les sources. Quoi qu'il en soit, la papauté de la Renaissance a fait assez de bruit et laissé assez de beauté pour qu'on ne la néglige pas dans cette enfance de l'Europe occidentale. Il faut rappeler que c'est notre pape de la Renaissance Pie II qui a imposé le concept géographique et politique d'Europe, pour tenter l'union contre l'emprise ottomane sur les Balkans
Derrière cette étonnante machine qu'est la Curie et derrière ce pouvoir absolu temporaire d'un pair élu, il y a des princes de l'Église, qui profitent du système, les cardinaux.

9. Les cardinaux

Leur nom même, issu de cardo (gond, axe principal), signe l'importance de ce corps des conseillers du pape. Il les nomme et en vient à la fois, ce qui lui donne un rapport particulier avec eux. La papauté, monarchie élective, est issue du Sacré Collège, ce qui donne aux cardinaux un poids autrement plus important que celui des conseillers ordinaires d'un prince. Mais les cardinaux, qui vivent en princes, forment aussi en Italie un groupe social. Un groupe qui se convertit peu à peu aux réformes inventent la Réforme catholique, voire la Contre-Réforme.

1. Les électeurs du pape


Le Sacré Collège est le conseil du pape, organisé entre les VIe et IXe siècles, il constitue une sorte d'aristocratie prétendant au partage du pouvoir de domination universelle de la Chrétienté. Ils sont nommés par le pape seul et jouissent de nombreux revenus dont ceux de participer aux recettes du Saint-Siège. Sous Sixte IV, il n'y a encore que 34 cardinaux, 40 sous Léon X, ils seront fixés à 70 (ceux qui assistaient Moïse dans le désert) par Sixte Quint en 1586.
A l'issue d'une longue histoire, les cardinaux restent les premiers dignitaires de l'Église et ont la préceanse sur tous les autres prélats car ils ne sont justiciables que du pape. Lors de la "prise de chapeau", dans un rituel public spécifique, proche de l'hommage féodal, ils ont fait acte d'allégeance au pape qui les a choisis et ils peuvent dès lors porter la barrette (bonnet) rouge qui leur est alors remise et le chapeau rouge à 30 pompons qui sera pendu à la voûte de leur église après leur mort, un anneau serti d'un saphir enfin. Ils reçoivent aussi un titre c'est à dire une église dans Rome. Le pape leur ouvre et leur ferme la bouche pour signifier qu'il compte sur leurs conseils et sur leur discrétion.
Le Sacré Collège est organisé comme un chapitre, avec des réunions et une administration élue. Il étudie les problèmes (toutes les questions possibles) pour en rendre compte au pape en consistoire (trois fois par semaine), une assemblée présidée par le pape de tous les cardinaux présents à Rome. Le consistoire est public ou secret, mais seulement consultatif.
Les cardinaux ont le monopole de l'élection du pape dans le conclave (depuis 1059, ils sont seuls électeurs, même si le peuple de Rome sait encore se faire entendre). Ils sont réunis dans un lieu clos depuis 1271 pour éviter les pressions extérieures et choisissent à deux tiers des voix. Les conclaves, bien que secrets, sont toujours un événement et les petites histoires fleurissent dans les nouvelles à la main de toute l'Europe. Le poids de la France et de l'Espagne sont indéniables, mais elle passe par les cardinaux italiens car il y a peu de cardinaux étrangers.
L'interrêgne est étrange car à la mort du pape, celui-ci est immédiatement dépouillé de tous ses biens matériels et lorsque les romains sont mécontents, comme à la mort de Paul IV en 1559, les statues du pape sont brisées, la foule pille même le palais du Saint Office, sans réaction cardinalice. Le pouvoir administratif du Sacré Collège est en effet de plus en plus faible à ce moment : expédier les affaires courantes seulement.

2. Un groupe social

Ces princes, majoritairement italiens depuis longtemps, appartiennent d'abord aux grandes maisons italiennes, même si 30 à 40 % des cardinaux sont encore non italiens. Selon Barbara Mc Clung Hallman, Italian cardinals. Reform and the Church as property, Berkeley, 1985, qui a étudié 102 italiens choisis entre 1477 et 1549, observe une prépondérance des villes et familles du centre et du nord et le poids écrasant de Rome. Il y a 8 Caraffa, 7 Gonzague, 4 Colonna, 4 Farnese, 7 Medicis, 8 della Rovere pendant cette période.
Princes issus des familles princières d'Italie, ils apportent à Rome les coutumes et l'esprit des cours seigneuriales de la Renaissance. Ce sont des familles dans lesquelles les mariages sont utilisés comme outils pour les élections pontificales, les mêmes qui sont les financiers des papes et ses curialistes (les offices vénaux sont un investissement). On peut même affirmer que le collège des cardinaux forme une seule famille. Mais c'est aussi ce que Françoise Autrand a remarqué aussi pour le Parlement de Paris par exemple, au début du XVe siècle.
La brillante façade curiale masque cependant une perte de leur pouvoir politique. Ils perdent leur rôle de courroie avec les régions de la chrétienté. Dès Léon X, les papes n'hésitent plus à les arrêter sous le prétexte de crime de lèse-majesté, corruption et malversation. Charles Caraffa, neveu de Paul IV, sera exécuté par Pie IV en 1561. Mais cette perte de pouvoir sur le monde chrétien est compensée par la maîtrise des carrières de la Curie, un droit de patronage qui leur permet de placer leurs clients et aussi par des avantages économiques sur les denrées circulant dans les États pontificaux.
A la fin du XVe siècle, les barons turbulents de l'époque médiévale se sont changés en un groupe de courtisans qui profitent du système et constitue une aristocratie de la richesse. Ils cumulent les bénéfices et quand celui des bénéfices à charge d'âme est interdit, ils cumulent les autres. Et ce système est intéressant pour le pape, qui les récupère à leur mort, par droit de dépouille et les redistribue à ses fidèles. Par exemple, en février 1538, Paul III réserve pour Pier Paolo Parisio, docteur en deux droits, auditeur de la Chambre apostolique, "un, deux, trois ou plus de bénéfices réguliers ou séculiers, y compris cisterciens, humiliati, des cités de Ravenne, Reggio, Modène, jusquà 300 ducats". D'ailleurs le Concile de Trente interdit le cumul des bénéfices à charge d'âmes, sauf pour les cardinaux et leurs serviteurs dans un premier temps.
Il faut ajouter les pensions, sur les bénéfices et surtout sur la Chambre apostolique, la Daterie… Il devient ordinaire pour le pape de se réserver de grosses sommes sur chaque nouvelle provision de bénéfice ou de charge. Sous Jules III, 22 cardinaux et 11 membres de sa familles ont une pension régulière, à laquelle il faut ajouter les pensions extraordinaires. Les pensions montent encore sous Paul IV et plus encore sous Pie IV, qui en six ans, distribue dix fois plus de pensions que son prédécesseur. Les papes les plus sévères du siècle, Pie V et Sixte Quint ne feront rien contre ce système, preuve qu'il était nécessaire. C'est que beaucoup de monde en profite. La gestion de leur fortune, de plus en plus complexe est entre les mains de laïcs: noblesse locale, marchands et surtout compagnies de marchands. Par exemple Bindo Altoviti, d'une vieille famille de Florence, dépositaire général et trésorier des Marches tient à la fois les rentes sur l'abbaye de Caen et le diocèse de Monreale en Sicile des douanes, des ventes d'offices…
Les évêques sont contraints de céder leurs revenus superflus, mais pas les cardinaux, pourquoi ? Car c'est le seul moyen de financer les réformes. Jean Pierre Carafa doit ainsi hypothéquer son évêché de Chieti et un monastère, en mai 1542, pour faire démarrer le Saint Office. Les dépenses du concile de Trente ou la construction des bâtiments sont couvertes de cette façon. L'essentiel de la richesse des cardinaux est cependant stérilisée par leur genre de vie: le quart à la moitié de leurs biens est immobilisée en argenterie et autres objets de luxe.

3. Le genre de vie des princes

Très tôt, dès avant le choc de la Réformation, on a pris conscience que ces princes avaient un rôle particulier. Le De Cardinalatu de Paolo Cortesi (1465-1510) résume en effet, bien avant Castiglione pour les courtisans, ce que doit être un digne cardinal : son livre constitue à la fois l'un des premiers manuels de civilité de la Renaissance, un manuel de la vie de cour et de l'action politique, mais aussi un traité de théologie pastorale cf. Giacomo FERRAÚ, "Politica e cardinalato in un' età di transizione. Il De cardinalatu di Paolo Cortese", dans Roma capitale, op. cit., p. 519-540.

Ce curialiste d’une famille de San Geminiano avait été éduqué à Rome et Florence. Il est mort évêque d’Urbino cf Pio PASCHINI, « Una famiglia di curiali nella Roma del Quattrocento : i Cortesi » Rivista di storia della chiesa in Italia, 1957, p. 1-48. C’est un humaniste florentin aussi bien que romain, disciple de Pic, dont il a contribué à défendre la mémoire à Rome. De cardinalatu est divisé en 3 livres, le premier parle de morale et de contemplation, le second d’économie, à tous les sens du terme, et le troisième de politique et d’ecclésiologie. Il s’agit pour le cardinal d’administrer correctement sa famille et finalement l’Église. Pour Cortesi, le traité devait être pratique et immédiatement utile, mais il avait rappelé la théologie du cardinalat dans un livre antérieur, Liber sententiarum (1504). Pour Cortesi, le cardinal doit être un modèle de moralité et d’homme de lettres, un humaniste soucieux de développer l’éducation et la morale, à côté de ses compétences en droit, théologie et liturgie. Il doit bien posséder la rhétorique et Cicéron mais aussi les vertus spécifiques de leur état : prudence, jugement, constance, temperance, justice, force, liberalité, magnificence et bonne humeur. Au fond, c’est un prince de l’Église, dont la fama et la gloria doivent être cultivées, mais pour qui la connaissance et la raison serviront à surmonter les incertitudes de la vie. John F. D’AMICO, « Cortesi’s rehabilitation of Pico della Mirandola », IV, p. 37-51 et «  “Contra divinationem : Paolo Cortesi’s attack on astrology”, dans Roman and German Humanism. 1450-1550. Collected studies ed. Paul F. Grendler, Londres, 1993, V, p. 281-291.
Cortesi donne des exemples de très bons cardinaux comme Ascanio Sforza (1445-1505), riche, magnanime, astucieux en politique, mais agissant toujours avec noblesse. Le prince n’est pas loin.

Raphaël, le cardinal Bibbiena, c. 1516, huile sur toile, 85x66, Florence, Pitti

Dans la Rome de la Renaissance, l'honneur princier suppose de soutenir des clients et une apparence de noblesse. Ils mènent donc le même genre de vie brillante que leurs homologues temporels, marqué par la civilité et la virtù. Mais le milieu change lentement au cours du siècle pour devenir plus sérieux et austère, se séparer du profane par la dévotion. L'idéal provoque d’abord une moralisation apparente, qui n'est pas toujours vraie dans la réalité. On voit un pape aussi sévère que Pie V légitimer Giuliano Della Rovere, fils du cardinal Giulio, et le lancer dans la carriere ecclésiastique. Le concubinage est désormais caché, mais l'indulgence à son égard reste grande.
Les cardinaux sont aussi bâtisseurs, collectionneurs, organisateurs de fêtes pour maintenir la transformation de Rome en vitrine du catholicisme. Ils ont un devoir social d'évergétisme et de mécénat. Ils accueillent les artistes dans leur familia, font construire des palais fameux par les meilleurs d'entre eux, comme le cardinal Farnèse, futur Paul III. Commencé en 1514, le palais sera poursuivi par Michel Ange après 1536 puis Giacomo della Porta l'achèvera en 1587 et le cardinal Odoardo Farnese fera enfin décorer par les Carraches en 1600-1602 une galerie exaltant désormais la famille et ses collections, sur un modèle de Michel Ange. Cf Patricia Falguieres, "La cité fictive. Les collections de cardinaux à Rome au XVIe siècle" dans Les Carrache et les décors profanes, Rome, 1988, p. 215-333. Et, en général, le grand classique : Francis Haskell, Pour l'amour de l'antique, Paris, 1988 (Londres 1981).
Le premier des collectionneurs d'antiquités avant 1530 est le pape, au Belvédère puis au Capitole. Les cardinaux ont suivi la mode, dans les jardins, les galeries, les cours et ouvert au public leurs collections. Les collections circulent dans le milieu curial : l'Hercule au repos de la villa Borghese par exemple a été trouvé dans sa vigne du Monte Cavallo par le cardinal Prospero Colonna, passé au cardinal François Piccolomini puis au cardinal Pio da Carpi (Quirinal) et enfin à Scipion Borghese, neveu de Paul V. Les antiques sont très vite articulés avec les modernes en une synthèse de ce que veut être l'art chrétien à Rome: l'héritage de l'âge d'or contanstinien et le modèle des temps nouveaux.
Les bibliothèques participent des mêmes principes. Jusqu'à la création de l'Index en 1559, les choix sont très libres. La plus célèbre est celle du cardinal Grimani, qui l'avait léguée en 1523 à la Seigneurie de Venise. Elle est devenue ainsi le modèle de la collection d'utilité commune car commencée par le cardinal Bessarion † 1472, elle renferme les trésors de la langue grecque rassemblés par les humanistes. Cette bibliothèque est le noyau de l'actuelle Marciana de Venise. On peut avoir une idée de ce qu’était son cabinet à travers le tableau de Carpaccio qui est signé près du petit chien et date d’environ 1502-1507


Carpaccio, Saint-Augustin (cardinal Bessarion ?)c. 1503, Venise, San Giorgio dei Schiavoni

Il illustre le moment où Augustin écrivant à saint Jérôme reçoit une vision de ce dernier qui lui apprend sa mort. On discute l’assimilation d’Augustin et du cardinal Bessarion dont les traits (nez) sont assez différents en effet. Il s’agit peut être Angelo Leonino, également bienfaiteur de la scuola (cf Claude Mignot).
Le cardinal Bessarion (1412-1472) fut cependant le protecteur de la confrérie St Giorgio dei Schiavoni (sceau ovale au Ier plan). C’est le plus grand humaniste de son temps. Issu d’une famille de Trébizonde, il a fait ses études à Constantinople, devint moine puis prêtre, métropolite de Nicée en 1437 et participa à ce titre au concile de Florence dans le camp des conciliateurs. Il s’installe définitivement en Italie en 1439 et devient cardinal puis patriarche latin de Constantinople en 1463, légat du pape à Venise puis auprès de Louis XI. Parfaitement bilingue, il est largement responsable de la relecture de Platon en Occident.
A donné sa bibliothèque à San Marco de Venise « cette autre Byzance » disait-il en 1468.
Le tableau de Carpaccio est aussi un témoignage visuel très précis sur le cabinet d’un savant
Livres, statuettes de bronze, vases et objets provenant de fouilles. Sphère armillaire au-dessus de la table.
Sur la table, présentoir à livre, au plafond, des médailles pieuses.
Dans l’absidiole, mosaïque représentant un archange, autel avec le Christ ressuscité.
Des objets familieurs sur la table-bureau : coquillage, clochette, écritoire.
Autour de l’estrade, des livres, une partition de musique profane, l’hymne de St Ambroise sur le pupitre.
Cf catalogue de l’expo de Marciana 1994, Bessarione et l’umanesimo. éd. Gianfranco FIACCADORI

Les cardinaux participent bien sûr à la vie littéraire : l'Arioste (†1533) a commencé sa carrière chez le cardinal d'Este et Le Tasse (Jérusalem délivrée), a vécu de1544 à 1594 chez les cardinaux Aldobrandini et Della Rovere.
Les cardinaux cultivent la splendeur car ils entrent dans un système de mise en valeur de Rome par la fête, qui l'assimile au Paradis. La fête est un devoir social pour ceux qui éxercent le pouvoir. La fonction cardinalice à cet égard ne fait que reprendre celle des consuls antiques. Ils animent les cérémonies sérieuses, les grandes liturgies pontificales, mais aussi le Carnaval et les fêtes d'été par le théâtre et la musique. cf Martine Boiteux, "Le carnaval annexé" dans AESC, 1977, p. 356-380. Le sommet sera cependant, comme dans toutes les cours, la seconde moitié du XVIe siècle.
Balthazar Castiglione raconte l. XXXVII comment les cardinaux se masquent au début du Carnaval pour être couverts d'immondices dans le Corso, mais ils organisent aussi à tour de rôle des banquets avec spectacles et menus fabuleux où les plus grands artistes travaillent aux décors à dévorer par la foule. Les autres ne sont pas en reste, comme le cardinal Du Bellay qui lors de la naissance du dauphin en 1550, utilise le cuisinier du pape, Bartholomeo Scappi. Celui ci a confectionné, le jour dit, 758 assiettes, à comparer avec 742 pour l'entrée de Charles Quint en 1536 et 1400 pour le couronnement de Pie V en 1564.
Tout cela semble bien loin de la réforme et pourtant cette sociabilité y est liée. Le vendredi du Carnaval, on observe une sorte de trève où les masques et le théâtre sont seulement spirituels. On expose le Saint Sacrement au Gesu. Le jeudi gras, on a fait le pèlerinage aux Sept Eglises coupé par une étape pour un banquet dans les jardins de la villa Maffei. La fête religieuse est donc intimement liée à la fête profane et surtout la fête est une part de la réforme catholique elle-même. La séparation ne se fera qu'au XVIIe siècle. C'est alors seulement que le Carnaval de Rome déclinera pour ne pas gêner une Contre Réforme triste dans laquelle la religion est devenue un devoir austère, un contrôle moral et social et non plus l'évocation eschatologique des noces éternelles pour la population romaine et étrangère qui se pressait pour admirer les cardinaux et profiter des miettes du spectacle et du banquet.
Si la fête est partie intégrante du nouveau catholicisme, c'est une volonté des cardinaux les plus réformateurs.

4. Les cardinaux et la réforme de l'Église catholique

Les cardinaux ne sont pas seulement des têtes brûlées et des lobbyistes avides de revenus et de pouvoir. Même si comme le disait Marcello Cervini, l'un des légats du concile en 1545 et futur parpe Marcel II en 1555, "il faut regarder les mains des hommes avant leur bouche", des cardinaux ont toujours participé aux efforts de réforme, dès le XVe siècle. Les plus grands prélats sont des réformateurs conséquents, qu'ils soient humanistes commes Nicolas de Cues († 1453), mystiques comme le cardinal Philippe de Luxembourg, ou hommes de pouvoir comme le cardinal Georges d'Amboise.
C'est par la promotion d'une suite de jeunes cardinaux qu'il réunit en commission que Paul III lance la réforme catholique et romaine entre 1534 et 1537. Il promeut de futures célébrités comme John Fisher (chancelier Henry VIII) , Reginald Pole (conseiller de Mary Tudor), Jean-Pierre Carafa (Paul IV), ou des curialistes comme Jacques Sadolet (évêque de Carpentras) ou Gian Mateo Giberti (évêque de Vérone). Tous (9 cardinaux) sont réunis pour proposer les réformes nécessaires de la Curie avant l'ouverture du concile. Dans le Consilium de emendanda ecclesia, paru au printemps 1537, ils estiment que la cause première de tous les maux est l'exagération du pouvoir pontifical par les flatteries des canonistes conseillers du pape, que la Curie bloque la fonction pastorale de l'Église par ses procédures, que les réguliers ne suivent pas leur règle à cause des dispenses accordées par le pape…
Ce réquisitoire qui synthétise bien des appels précédents a la particularité d'être rédigé par de jeunes cardinaux qui savent ce qu'ils veulent. L'inspirateur du texte est probablement Gaspard Contarini. Alors qu'il n'était qu'un pieux laïc et diplomate au service de Venise, en 1513, sous l'influence des cercles fidèles à Savonarole, il avait participé à l'élaboration du projet de réformes présenté par Gilles de Viterbe au concile de Latran V. Celui ci critiquait déjà la Curie et demandait une meilleure liaison entre les évêques et le pape (convoqués à Rome tous les trois ans). On ne devrait conférer l'ordination qu'à ceux qui en sont dignes et qui ont lu la Bible. Celle-ci doit être traduite pour être accessible à tous et la liturgie unifiée. Enfin, il faut réunir des conciles tous les cinq ans autour du pape. Mais le projet de Gilles de Viterbe, enterré par Clément VII, n'a jamais été mis en application. Le sac de Rome en 1527 semble avoir servi de révélateur à plusieurs curialistes : Gian Matteo Giberti (1495-1543), Dataire du pape et évêque de Vérone depuis 1524 se convertit alors à la charge d'âmes et devient un modèle de l'évêque visiteur et gestionnaire personnel de son diocèse, Jacques Sadolet 1477-1547, grand poète ciceronien et secrétaire des papes Léon X et Clément VII se convertit de la même façon à son diocèse de Carpentras et n'écrit plus que des œuvres théologiques et pastorales, dont un commentaire de saint Paul en 1535. Il tente aussi, en vain car la réponse est cinglante, de dialoguer avec Calvin en 1538.
Il s'agit d'une minorité de cardinaux mais fort actifs, souvent présents dans des cercles évangéliques très avancés. Le cardinal Farnèse lui-même, arrivé là par les charmes de sa sœur Giulia auprès de Borgia, s'est converti à l'idéal pastoral en 1513 (il représentait Léon X au concile de Latran). C'était un ami d'Adrien VI et il s'en est fallu de peu qu'il ne soit élu pape en 1524.
Beaucoup participent à la montée de nouvelles spiritualités. Le Sacré Collège se transforme peu à peu par la multiplication des confréries et l'influence d'ordres religieux réformés ou nouveaux (les Jésuites). L'effort a commencé à la fin du XVe siècle chez les Dominicains (Thomas de Vio dit Cajetan, 1469-1534) mais aussi les chanoines de Saint-Augustin (Seripando, 1493-1563), puis en ordre dispersé, s’est transmis aux individus par le biais des confréries. L'Oratoire du divin amour, une confrérie de pieux laïcs et clercs existe à Gênes dès 1497, en 1514, elle est approuvée et s'installe à Rome. Son objectif est d'entraîner ses membres à la piété liturgique traditionnelle, la prière, la prédication, le culte de l'Eucharistie. Parmi ses premiers membres, on trouve Gaetan de Thiène (Théatins), Jean-Pierre Carafa (Paul IV) et les futurs cardinaux Giberti, Manetti, Crispoldi. Mais le groupe se diffuse aussi à Verone, Vicence, Brescia, Venise…
On peut faire la même démonstration avec la confrérie della carità, fondée par Jules de Médicis en 1519 pour soulager les pauvres honteux, les prisonniers, ensevelir les pauvres à Rome. Elle rivalise avec la précédente pour accueillir les plus brillants des cardinaux : Del Monte (Jules III), Carafa, Morone, Hercule Gonzague ou le franciscain liturgiste Francisco Quiñones (bréviaire) et des curialistes obscurs comme le majordome du pape voire des Inquisiteurs comme Antoine Crivelli et Michel Ghislieri (Pie V). Tous les fondateurs d'ordre ont fréquenté l'un ou l'autre groupe.
Comme Gaetan de Thiene né à Vicence 1480, † 1524. Il fonde les Théatins, la première congrégation de clercs réguliers (pour les aider à vivre dans la perfection par l'Eucharistie quotidienne, les former pour la charge pastorale et la prédication… Comme Antoine Marie Zaccaria, né à Crémone 1502, médecin devenu prêtre en 1528 qui fonde un ordre du même genre, les Barnabites, à Milan. Mais il y a aussi les Somasques (accueil des orphelins) fondés par Jérôme Emilien en 1532 ou les Ursulines, fondées par Angèle Merici † 1540, les Capucins, fondés à Montefalcone dans la Marche d'Ancone par un franciscain ombrien qui se distingue dans l'assistance aux pestiférés en 1523, Matteo da Bascio. Les capucins sont approuvés en 1528 et manquent de disparaître en 1542 quand leur meilleur prédicateur, Bernardo Ochino passe au calvinisme.
Le seul ordre nouveau qui échappe à ses débuts à ces lobbies cardinalices est celui des Jésuites, un groupe d'amis d'Ignace de Loyola qui ont prêté des vœux à Montmartre le 15 aout 1534. Arrivés en Italie, ils se sont donnés au pape car partis pour Jerusalem, ils découvrent que Rome est leur Jérusalem. Ils vont se développer très rapidement, après plusieurs tentatives pour les unir aux Théatins et aux Barnabites, ils sont approuvés en 1540, mais leurs constitutions, terminées en 1550, ne seront approuvées qu'en 1558, tellement elles sont originales. Leur idéal est l'évangélisation et la direction de conscience. L'enseignement viendra dans un second temps seulement, avec la direction des premiers collèges après 1556 († Ignace) Sienne, Billom, Bahia, Ingolstadt, Prague… cf Dictionnaire de spiritualité, art. "Jésuites", J. I. Tellechea Idigoras, Ignace de Loyola pèlerin de l'absolu, Paris, 1986 ou John W. O'Malley, Les premiers jésuites. 1540-1565, Paris, 1999.
Mais l'ordre le plus efficace pour transformer Rome a été l'Oratoire de Philippe Neri. Une prêtre florentin né dans une famille de notaires pauvres en 1515, est installé dans la confrérie de la Charité de la Trinité des pèlerins, fréquentée par toute l'élite romaine pieuse vers 1550. Il prend l'habitude de réunir ses dirigés dans sa chambre pour des entretiens spirituels. Une foule contrastée et fraternelle s’y presse, composée d'artisans, bourgeois, médecins, courtisans, curialistes, artistes, en particulier les musiciens de la chapelle de saint Pierre comme le successeur de Palestrina (1525-1594) chassé de Saint-Pierre par Paul IV car il était marié, Giovanni Animuccia (†1571). C'est là que va naître une forme musicale moderne, l'oratorio, un commentaire dialogué de textes bibliques ou spirituels qui est à l'origine de l'opéra. cf Louis Ponnelle et Louis Bordet, Saint Philippe Neri et la société romaine de son temps, Paris 1927, à l'érudition solide malgré son âge.
Tous prônent l'austérité de vie des prêtres et leur disponibilité totale pour les âmes. Ils doivent se former à la prédication évangélique, non plus tellement les grands sermons théâtraux mais le commentaire spirituel et moral familier des textes du jour. Tous défendent des liturgies de belle tenue et une piété eucharistique et mariale renouvelée, par exemple la prière des Quarante heures, inventée par Antoine Marie Zaccaria en 1527 et transportée à Rome par Philippe Neri, qui expose le Saint-Sacrement pendant le Carnaval. Il s'agit d'une contre-fête, spectaculaire, joyeuse, colorée et fraternelle, destinée à attirer les fêtards. Tous estiment aussi que l'enseignement du catéchisme est la plus haute des tâches.
Toute la question est de savoir jusqu'où les cardinaux y entrent de façon sincère. Mais il semble bien qu'ils le sont plus souvent que ne le disent les détracteurs de Rome. Beaucoup d'historiens sont frappés du changement de style entre les cardinaux turbulents de la fin du XVe s. et les ascètes conformistes de la fin du XVIe s.
Les saints cardinaux devenus officiellement saints comme Charles Borromée et Pie V ne doivent pas cacher une transformation de l'idéal spirituel ordinaire de la haute Église cf outre Ranke, H. O Evennet, L'esprit de la Contre Réforme et A.V. Antonovics, "Counter Reformation cardinals 1534-1590" dans European Studies Review, 1972, p. 301-328.
Dès Paul III, les aumônes entrent dans le mécénat qui pose un cardinal. Sous Paul IV, pour être choisi comme cardinal, il faut être expert en administration mais aussi un bon évêque et montrer un maintien austère et une vraie piété. Pourtant, la réforme telle qu'elle est envisagée en 1537 semble avoir échoué chaque fois qu'il était question d'argent et de propriété. Le cumul n'est limité que dans son aspect le plus voyant de la charge d’âmes. Les facultés de collation diminuent mais les pensions augmentent, or elles tombent dans la propriété privée des cardinaux. Ces usages, qui semblaient simoniaques au début du siècle, deviennent légaux après le concile. La simonie disparaît techniquement mais non pas la vénalité. Le fait que ces trafics restent dénoncés est la preuve de la persistance de l'idéal de réforme, mais il n'empêche, on voit les familles de cardinaux entrer dans le monde des rentiers intéressés à la bonne santé du Saint Siège. Il est vrai que le concile et la réforme catholique coûtent cher et toute tentative de limiter les pratiques fiscales et bureaucratiques auraient bloqué trop d'ambitions privées et diminué le pouvoir du pape en privant les Italiens de leur principal patron.
La réforme cardinalice n'a donc été conduite que dans la seule sphère spirituelle : une doctrine droite, la répression des erreurs, l'éducation du clergé, la piété personnelle, la charité. La réorganisation financière et politique de la Curie est restée à la traîne. C'est l'une des clés d'explications à l'incapacité du Saint Siège à poursuivre sa marche vers l'État moderne au début du XVIIe siècle et de sa meilleure réussite en matière spirituelle.

10. Les Réformateurs

Ici, il faut abandonner les idées simples. Nous ne savons plus bien quand commence la réforme puisque les tensions religieuses jouent autant en faveur de la continuité que de la rupture comme l’ont montré Pierre Chaunu, Le temps des réformes, Paris, 1971 et Jean Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme (Nouvelle Clio). La Réforme n’éclate pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein le 31 octobre 1517 avec affichage, peut-être, de 95 thèses à Wittenberg. On semble avoir presque tout dit sur Luther depuis longtemps et pourtant on continue à travailler sur son énorme production et surtout sur celle de ses amis. Ce qui nous intéresse ici, c’est le passage réussi à la rupture. Pourquoi est-il suivi, où est-il suivi, quand est-il suivi ?
Luther n’est pas le seul réformateur en rupture de son temps. Zwingli est son contemporain et leurs réformes sont pourtant largement antinomiques. Avec Calvin, une deuxième génération recueille l’héritage de Luther et Zwingli, et développe sa propre logique, dans une aire géographique différente de l’Allemagne. Pendant le développement de la Réforme, des mouvements radicaux se développent rapidement, sur des intuitions de Luther ou de Zwingli mais qui prennent très vite leur indépendance, au point qu’on parle désormais d’une autre réforme. Longtemps persécutée, cette réforme radicale édifie encore notre monde moderne à travers les USA. La Réformation comme on disait autrefois, ou la Réforme est donc parcourue elle-même de mouvements de continuité et de rupture. Pour bien repérer hommes et mouvements, la « Bible » est : Encyclopédie du protestantisme, dir. P. Gisel, Paris-Genève, 1995.
Dans le choix de la rupture, on observe presque toujours le rôle d’individus qui savent à un moment particulier incarner les quêtes de leurs contemporains. Nous pouvons tenter de comprendre pourquoi.

I. Luther et ses contemporains


Cf. Histoire du christianisme éd. J.-M. Mayeur, L. Pietri, A. Vauchez, M. Venard, t. 7, 8, 14
Luther et la Réforme, 1519-1526, éd. Jean-Paul Cahn et Gérard Schneilin, Paris, éditions du temps, 2000. Luther (1483-1546) est d’abord un Saxon, un homme d’Eisleben au pied du Harz. Le fils d’un mineur assez riche pour lui payer des études à l’université d’Erfurt. Alors qu’il est déjà Maître ès arts, le 17 juillet 1505, il rentre dans le très sévère couvent des ermites de Saint-Augustin d’Erfurt à l’issue d’une longue période d’angoisse. Le 2 juillet, terrifié par l’éclair d’un orage, il avait prononcé les paroles du vœu :  « Aide moi, sainte Anne, je veux me faire moine ». Un vœu privé de ce genre est très habituel à la fin du Moyen Age et ne peut d’ailleurs être cassé que par le pape.

Cranach, Luther en 1520 Cranach, Luther

 

1. Un « moine » découvre sola fides, sola scriptura

Luther n’est pas vraiment moine, mais ermite de saint Augustin, un ordre de prédicateurs qui suit la règle canoniale, mais la langue allemande (et beaucoup d’autres) ne distingue pas les moines des chanoines réguliers. Il fait profession en1506. En 1507 il est prêtre et, sa formation étant terminée dans son ordre, il entreprend des études de théologie à Wittenberg (1508-1509). Bachelier biblique puis bachelier sententiaire, il commente les Sentences de Pierre Lombard, le manuel des théologiens médiévaux (1509-1511). Son professeur de théologie est Gabriel Biel, un occamien et scotiste convaincu, proche donc des quêtes franciscaines, qui font une certaine place aux efforts humains pour atteindre le salut. Il lit aussi saint Augustin, le patron de son ordre, saint Bernard (une mystique christocentrique très axée sur les souffrances du Christ). Il fait connaissance avec Rome en 1510-1511 pour les affaires de son ordre, et, contrairement à la légende, il n’en revient pas outré par les abus.
C’est plus tard, à partir de 1513, qu’il faut placer une crise religieuse majeure (quelques rares auteurs comme Jean Wirth y voient cependant une reconstruction postérieure). Bien qu’on lui ait toujours dit que celui qui fait ce qu’il peut trouve grâce devant Dieu, Luther doutait de ses capacités à progresser vers la perfection. Staupitz, le vicaire général de son ordre et professeur d’Écriture sainte, lui conseille alors de contempler les plaies du Christ, manifestation de la miséricorde de Dieu, mais l’angoisse du salut est là. En 1512, Luther passe son doctorat, à contrecoeur selon son témoignage. Ce grade le met à égalité avec ses pairs les théologiens et l’autorise à donner son avis dans les controverses.
Il lit saint Augustin, dont les écrits antipélagiens le mettent en contradiction avec G. Biel et il convainc son collègue Karlstadt de faire de même et commente pour ses étudiants saint Paul, à partir de 1515 (Rm, puis Ga en 1517, Hb en 1518). Depuis mars 1516, il dispose de l’édition du Nouveau testament grec d’Erasme. Mais Luther est aussi un mystique, qui lit Tauler, adepte de la mystique négative (trouver Dieu dans l’anéantissement de soi-même), le contraire des mystiques qui disent l’homme capable de trouver Dieu au-delà de la raison, en la « fine pointe de l’âme », comme Gerson par exemple, qu’il a lu auparavant et auquel il gardera une grande estime pour son conciliarisme modéré mais non pour sa théologie mystique. Cf. H. STROHL, Luther jusqu’en 1520, Paris, 1962.
Luther plonge donc dans l’ensemble de la mystique rhéno-flamande de la fin du Moyen-Age, il est très loin du néo-platonisme florentin qui inonde le monde des humanistes ouverts, à l’image de l’évolution de Lefèvre d’Étaples. Même le néoplatonisme d’Augustin semble absent chez lui (M. Lienhardt). Les théologiens scolastiques nominalistes et occamistes, ouverts sur le monde et optimistes, comme Duns Scot, Occam, Pierre d’Ailly, Gabriel Biel, sont traités de « cochons de théologiens à partir des thèses de 1517.
L’homme pour Luther est sans force, incapable de se détourner du mal par ses propres forces et d’agir bien car il est prisonnier de la concupiscence (ses désirs). Mais Luther vient de trouver la solution à ses angoisses en découvrant la justification par la foi, dans l’épitre aux Romains (Rm 1, 17) et en la commentant pour ses étudiants. Dieu justifie passivement et gratuitement l’homme pécheur qui a la foi, ce qui fait dire à Luther, qui avait le sens des formules pédagogiques, que l’homme est « à la fois pécheur et juste ». Cette découverte est placée, selon les auteurs, entre 1513 et 1518. Ancré dans cette conviction que la bonté de Dieu nous donne les mérites du Christ sans égard pour nos mérites, Luther ne peut accepter la fausse sécurité, le commerce avec Dieu que supposent les indulgences : La foi seule sauve et non les œuvres, et surtout pas les « fausses bonnes œuvres » acquises à coup d’argent. Mais il n’est pas le seul à opter pour la justification par la foi. Gaspard Contarini, à la même époque, fait la même expérience et il n’est pas le seul à tonner contre les indulgences. Savonarole les condamnait aussi.En somme, Luther est bien un homme de la Renaissance dans sa quête d’une cohérence de lui-même : revenu aux sources de l’Antiquité, la Bible, saint Paul et saint Augustin, il les dépasse pour édifier un langage théologique répondant aux angoisses de son temps.

Holbein, La Loi et la Grâce
L’homme, assis sous l’arbre de la connaissance, est sollicité par deux destins. Celui de la Loi à gauche, lui est représenté par Isaie. Ce sont les préceptes des Dix commandements, accueillis par Moïse au Sinaï. Malgré le serpent dressé au désert pour guérir le peuple, cette Loi conduit au péché (Adam et Eve) et à la mort. L’arbre est stérile de ce côté, par contre il est vert à droite.
Jean-Baptiste montre le Christ, Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Elevé sur la croix, il sort vainqueur de la mort de son tombeau. La grâce de Dieu est donnée à l’âme fidèle par un ange sortant de la lumière.
Les textes bibliques complètent (et verrouillent) l’interprétation (Is7 côté Loi, Jn1,29). Par l’Incarnation, la Loi ancienne, fondée sur les prescriptions, est morte. Cette interprétation chrétienne de la Bible explique le mépris général à l’égard des Juifs.

2. Le contexte allemand

Les indulgences de 1506 intéressent surtout l’Allemagne, mais d’autres pays, dont la France les ont bien accepté. Il s’agit en effet d’aider à la reconstruction de Saint-Pierre en bénéficiant de privilèges personnels. Mais dans les diocèses de Magdebourg et Mayence, la situation est explosive. Albert de Mayence touchait la moitié des revenus pour rembourser les sommes empruntées à Fugger pour payer à Rome le droit de cumuler plusieurs évêchés. En principe, l’indulgence n’était acquise qu’à ceux qui étaient confessés et communiés, elle permettait de choisir son confesseur et de délivrer des peines du purgatoire. Luther, confesseur à Wittenberg observe bien des abus, en particulier le fait qu’elles effaceraient immédiatement tout péché et il envoie une lettre personnelle à Albert de Mayence, dans laquelle il déplore la sécurité trompeuse sur le salut que donne l’achat des indulgences. A la lettre, sont jointes 95 thèses, qui rappellent que l’achat doit être libre et la prédication de l’Évangile plus importante que celle des indulgences et que celles-ci ne fonctionnent qu’en raison du pouvoir d’intercession de l’Église et non ipso facto.
L’archevêque de Mayence envoie les thèses à Rome, qui réagit à partir de juin 1518 et Luther est accusé d’hérésie et de lèse-papauté et sommé de venir s’expliquer à Rome dans les deux mois. Mais le prince-électeur de Saxe obtient que le procès ait lieu en Allemagne. C’est Cajetan qui est envoyé comme légat à Augsbourg, du 12 au 14 octobre 1518 et le Dominicain n’est pas convaincu par les réponses de Luther, qu’il accuse de vouloir « édifier une nouvelle Église ». Luther en appelle encore « du pape mal informé au pape mieux informé » puis au concile général. Bref, il se radicalise et estime bientôt que l’Antéchrist rêgne à la Curie.
En Allemagne, un théologien comme Jean Eck refuse aussi les thèses de Luther sur la pénitence et les indulgences et le débat s’envenime à la dispute de Leipzig en juin 1519 : selon Luther, l’Église n’a pas besoin d’un chef terrestre car le Christ est sa tête. Les facultés de Cologne puis de Louvain condamnent plusieurs thèses et le 15 juin 1520 le pape signe la bulle Exsurge Domine, bulle qui arrive à Wittenberg le 4 octobre et il somme Luther de se rétracter dans les soixante jours. Luther a encore envoyé au pape une lettre déférente en octobre « tu te trouves là comme un agneau au milieu des loups… ta vie est sans tache ». Mais ses écrits sont brûlés à Louvain et à Liege et le 10 décembre 1520, il brûle la bulle et le droit canon devant les portes de Wittenberg et incite ses étudiants à la condamner.
En quelques mois, il va alors écrire ses œuvres principales : en juin 1520, De la papauté de Rome où il aborde la question de l’Église, qui est intérieure, « assemblée des cœurs dans une seule foi » avant d’être visible. Dans le Manifeste à la noblesse chrétienne de la nation allemande, il récuse la distinction entre clercs et laïcs et la prétention des premiers à « être les seuls maîtres de l’Écriture ». Le sacerdoce universel est donc affirmé et Luther fait appel à tous les chrétiens et en particulier aux autorités temporelles pour réunir un concile. Il propose aussi la réforme de l’assistance publique et des universités. En latin est la Captivité babylonienne de l’Église qui stigmatise la tyrannie de la papauté et des pratiques sacramentelles. Il propose de ne garder que les sacrements attestés par l’Ecriture : baptême, Cène et peut-être pénitence. Enfin, il fait paraître en octobre le traité De la liberté chrétienne. Le chrétien est libre mais cette liberté intérieure ne dispense pas de l’obéissance aux autorités.
Excommunié, Luther devait être banni de l’Empire, mais le prince-électeur réussit à le faire convoquer devant la diète de Worms, pour être entendu par les états de l’Empire et l’empereur. Son voyage est triomphal : les Allemands s’identifient à sa cause. Or la plus grande partie des Allemands adhère à un Empire dont l’identité est d’être romain (translatio imperii ad Germanos), saint (car bouclier contre les Infidèles) et de nation allemande (exaltée par la publication de la Germanie de Tacite en 1497 mais aussi par le manifeste de Luther A la Noblesse de la Nation allemande de 1520. Luther bénéfice donc de cette poussée nationale à laquelle sa rupture donne une identité.
Comparaissant les 17 et 18 avril 1521, incité à abjurer, il rédige dans la nuit la déclaration bien connue qui exprime sa position : « À moins d’être convaincu par le témoignage de l’Ecriture et par des raisons évidentes, car je ne crois ni à l’infaillibilité des papes ni à celle des conciles, puisqu’il est établi qu’ils se sont souvent trompés et contredits, je suis lié par les textes bibliques que j’ai cités. Tant que ma consience est captive de la Parole de Dieu, je ne puis ni ne veux rien rétracter, car il n’est ni sûr ni salutaire d’agir contre sa conscience. Que Dieu me soit en aide. Amen. »
Proclamation qui frappe les esprits par son attachement à la Parole de Dieu, contre tous les pouvoirs qui voudraient s’interposer entre Dieu et la conscience. Mis à l’abri en secret par le prince électeur de Saxe à la Wartburg, il travaille à sa traduction de la Bible en allemand, un monument linguistique national, bien que ce ne soit pas la première traduction allemande. Les étudiants, la noblesse, les villes suivent avec enthousiasme et très vite aussi son attitude à Worms crée des espérances de changement dans les couches moyennes et basses (« hommes du peuple » de Peter Blickle, spécialisé dans la Guerre des paysans) : paysans, artisans…

3. Le contexte urbain

Si le malaise du clergé et de la noblesse allemands apporte des partisans à Luther, il n’en demeure pas moins que la réforme se fait d’abord dans les villes cf. un classique, Bernd Moeller, Les villes d’Empire et la Réformation, Genève, 1966. Là, Luther n’est pas seul. Dans les villes d’Empire privilégiées, dans les communes suisses, comme plus tard dans les villes de consulat françaises, la réforme est attendue et prêchée, les ouvrages de Luther n’auraient pas eu cet impact s’il n’y avait eu des relais urbains, comme Bucer à Strasbourg (ce dominicain en recherche avait été convaincu à la dispute de Leipzig de 1919).
Mais d’autres réformes sont totalement indépendantes. En fait tout dépend du réformateur. Le cas le plus intéressant est Zurich avec Huldrych Zwingli (1484-1531). Cf. Bernard Vogler, Le monde germanique et helvétique à l’époque des Réformes, 1517-1618, Paris, 1981. Maître ès arts et ordonné prêtre à Bâle en 1506, il y fréquente un cercle humaniste marqué par Érasme (Froben). Aumônier des mercenaires suisses, il assiste à leur défaite à Marignan et revient pour achever ses études, très fortement marquées par le thomisme et l’aristotélisme. Il rencontre Érasme et le Nouveau testament grec de celui ci (1516) devient son livre de chevet. Il est élu curé de la cathédrale de Zurich par le chapitre en 1518 et dès ses premières prédications, il inaugure le principe de la lecture continue des textes (déjà prônée par Jean Chrysostome et Augustin). Vers 1520, il est en contact avec les écrits de Luther mais n’en retient d’abord que la polémique contre Rome. La rupture avec Érasme date de 1522, lorsqu’il affirme que l’Écriture est le seul fondement pour la doctrine et la vie de l’Église. S’il connaît les ouvrages de Luther, il évolue de façon indépendante. Au carême 1522, avec ses amis, dont l’imprimeur Froschauer, il mange des saucisses et demande à l’évêque la liberté pour les prêtres de se marier. Il récuse l’autorité ecclésiastique parce qu’elle est prisonnière des lois humaines et abandonne, au nom de la Bible, les traditions et cérémonies.
Hans Asper, Huldrych Zwingli, début XVIe, musée Winterthur
Une dispute urbaine, convoquée par le bourgmestre et le Grand conseil, lui donne raison. C’est que la théologie de Zwingli, bien plus que celle de Luther, tente de réfléchir à des relations sociales conformes à la volonté de Dieu. Il dit encore que tous les chrétiens sont égaux et que l’autorité temporelle chrétienne doit s’occuper des affaires de l’Eglise. Par contre, si elle s’écarte de la norme du Christ, elle peut être destituée. Dans son traité De la justice divine et de la justice humaine, il systématise ses thèses sur la fraternité chrétienne. Il voulait une réforme dans le calme et l’ordre, sous l’autorité urbaine et pour la ville. Une seconde dispute, en 1523 renforce son autorité et les offices liturgiques sont remplacés par des cultes. Les catholiques quittent la ville.
En 1524, il fait paraître Le Berger, (le bon berger, contre les faux), premier traité de pastorale protestante. En 1525, paraît son œuvre majeure, Commentaire sur la vraie et la fausse religion, dédié à François Ier, pour affirmer que la vraie religion conforte l’autorité et que la Cène n’est que la commémoration par la communauté de la mort rédemptrice du Christ, qui fonde la communauté (sans Présence réelle du Christ). Jamais il n’y aura d’entente là-dessus avec les Luthériens. En fait, l’Église de Zurich, séparée de son évêque, devient une Église d’État qui pratique un sévère contrôle des mœurs, bien adapté aux idéologies urbaines du temps. C’est ce qui explique son succès en Suisse (et la réaction de villes catholiques comme Lucerne, Fribourg, Soleure… qui s’unissent pour résister et font appel à l’Autriche). Saint-Gall (avec Vadian), Berne (avec Haller), Bâle (avec Oecolampade)… passent à la Réforme avant 1529. La guerre, justifiée par Zwingli contre les villes catholiques, radicalise alors la situation. Le « prophète armé » trouve lui-même la mort à la bataille de Cappel en octobre 1531. Pourtant son œuvre sera poursuivie par le pacifique Bullinger, qui va faire le lien avec Calvin en 1549.
Il faut encore évoquer Bucer, le dominicain de Sélestat (1491-1551), qui arrive à Strasbourg en 1523 et achèvera la réforme en Angleterre. Comme Zwingli, il oriente d’emblée son message vers la pastorale dans ses traités De l’amour du prochain (1523) et De la vraie cure d’Ame (1538). Il s’est pourtant, comme d’autres, à cause de la Guerre des Paysans, heurté à l’attentisme du magistrat, qui ne passera à la Réforme qu’en 1529. La Réforme des villes ne va pas sans prédicateur vedette, mais finalement, ceux-ci sont au service de l’autorité urbaine. On a longtemps dit la même chose de Luther, à propos de son inféodation aux princes allemand, mais celui-ci n’a pensé que très tardivement le rapport entre théologie et politique, à la différence de ses collègues. Au succès de la Réforme, tant luthérienne qu’urbaine, il faut chercher d’autres causes que les avantages politiques immédiats.

4. Le contexte médiatique

Il faut tout de même attendre Ranke (1795-1886) pour que la connection entre Réforme et nationalisme soit indiscutée ; preuve qu’il s’agit là d’une exagération temporaire du germanisme de Luther, qui ne sera vraiment remise en cause par les historiens que depuis quarante ans. Comment expliquer l’aura grandissante de Luther si on n’y voit plus un pur soulèvement national ? Lui-même était mû seulement par sa quête personnelle et il fut très réticent à employer le terme de Réforme avant le début des années 1520. C’est la campagne médiatique qui accompagne son aventure personnelle qui en a décidé autrement. Celle-ci est désormais largement étudiée.
Ici, outre les travaux allemands récents, synthétisés par Claire Gantet, «  Luther et les médias » dans Luther et la Réforme, op. cit., p. 246-255, il faut travailler dans les ouvrages de Robert W. Scribner, For the Sake of simple Folk. Popular propaganda for the German Reformation, Cambridge, 1981 et Popular Culture and Popular Movements in Reformation Germany, Londres, 1987.
Entre 1500 et 1518, la production imprimée en allemand double, mais elle est multipliée encore par 6,5 jusqu’en 1524. Luther en est en partie l’instigateur et en partie le bénéficiaire. Après 1525, alors que les fronts confessionnels se stabilisent, les traités savants domineront à nouveau. Cet envol brutal est lié à la production de petites pièces, les Flugschriften, écrits volants qu’on ne peut réduire aux pamphlets. De la fin 1517 à la fin 1519, il publie 45 titres, propagés en 259 éditions, environ 1600 pages et 200 000 exemplaires, en 1520 encore, 900 pages et 500000 exemplaires. En 1524, avec ses partisans, il diffuse 2400 éditions à plus de 2 millions d’exemplaires. Ces feuilles volantes sont qualifiées par Luther de « sermon » et transmettent ses grandes options bibliques et ecclésiologiques.
Ex. Lucas Cranach l’ancien, L’Église de Luther et l’Église du pape-Antéchrist, gravure sur bois colorée au pochoir, v. 1545. A gauche, Luther en chaire, assisté de l’Esprit Saint, prêche la pure parole qui mène directement à l’agneau de Dieu, au Christ et à Dieu, dans une grande sérénité (bleu, anges…) les deux sacrements du baptême et de la Cène (communion sous les deux espèces sont mis en valeur). A droite, dans une grande confusion, un gras franciscain prêche en demandant de croire à saint François et la Vierge. Les indulgences, la messe, la vie monastique et le pèlerinage ne mènent à rien et surtout pas au Christ, elles provoquent au contraire les catastrophes (pluie de feu).
Ce sont à la fois des textes et des images qui le rendent célèbre en 1520 dans les villes où il passe. Les meilleurs dessinateurs sont alors à son service pour dresser une image émouvante et efficace, comme Lucas Cranach l’ancien, mais aussi les Nurembergeois Hans Sebald Behem ou Georg Pencz, Erhard Schoen et Peter Fletner qui forgent un langage symbolique approprié et diabolisent l’autre camp (celui de l’Antéchrist). 10 % de la population urbaine sait lire, 30% peut être sait déchiffrer, mais la lecture publique des images placardées ou des feuilles volantes transportées dans les poches et sorties à l’auberge ou sur les rivières suffit à la diffusion de bouche à oreille, directement ou par des relais tels que les poèmes, les chansons, le théâtre
Mais Luther a eu rapidement conscience de la standardisation de sa pensée provoquée par l’imprimé. Aussi priviligiait-il la prédication et la formation des prédicateurs. Les meneurs d’opinion que sont les bons prédicateurs de ce temps jouent un rôle au moins aussi important que les écrits, bien que plus difficile à saisir pour l’historien.
Depuis peu, on s’intéresse aussi à ce qui est transmis par les rituels nouveaux en Allemand qui sont adoptés rapidement, au point que « l’abolition de la messe » devient une manière de dire le passage à la Réforme dans les villes cf. Susan C. Karant-Nunn, The Reformation of Ritual. An Interpretation of Early Modern Germany, Londres, 1997.
Luther a donc été lu, entendu et suivi. Jusqu’où la sincérité de son message retrouvait-elle les quêtes de ses contemporains ? Nous n’avons pas les instruments pour lire les transformations religieuses intimes, mais nous observons la rapidité des changements de comportement : les moines quittent les couvents en grand nombre, les clercs se marient et entrent dans la bourgeoisie, de nouvelles pratiques culturelles, fondées sur les sensibilités urbaines (fortement anticléricales…) et la langue vulgaire sont à l’honneur. Cf. Paroles d’Evangile. Six pamphlets de la Réformation, éd. Marianne Ruel, Paris, 1995.
Cranach le jeune, Les réformateurs luthériens face à Érasme, détail de l’épitaphe du bourgmestre Meyenburg, Berlin, Staatliche museum
Autour d’Erasme et de Luther, de gauche à droite, essentiellement ses collègues de Wittenberg : Paul Eber, J. Forster, J. Bugenhagen (Pomeranus, 1485-1558), Justus Jonas, K. Kruziger, Melanchthon (1497-1560)


Il ne faut pas imaginer cependant une conquête inéluctable. En 1529, lors de la Diète de Spire, Charles Quint demande l’application de l’Edit de Worms (interdire les écrits de Luther) et le maintien du culte traditionnel partout. Une minorité des participants protesta, première occurrence du mot « protestant », mais le fait même que Charles Quint ait cru le retour en arrière possible montre les résistances à l’œuvre dans l’Empire. À cette date, le retentissement du message de Luther partout en Europe signe pourtant l’évidence de son adéquation avec les quêtes contemporaines de l’Europe de la Renaissance. Le phénomène Luther aurait dû rester allemand, mais l’analyse de la diffusion des éditions de Luther en latin montre qu’il n’en est rien cf. La Réforme et le livre éd. Jean-François Gilmont, Paris, 1990.
Les Pays Bas, Anvers particulièrement ont immédiatement imprimé ses œuvres et publié une Bible en néerlandais (1524). Ils avaient trouvé un public parmi les maîtres d’école et les clercs. En France, le message luthérien passe par les universités : Avignon où l’étudiant bâlois Boniface Amerbach transporte des écrits luthériens et Paris (nation germanique) où Guillaume Farel traduit en français le commentaire de Luther sur le Pater que Louis de Berquin édite avec le credo dans le Livre de vraye et parfaicte oraison (1525). En Angleterre, le diaire du libraire d’Oxford, John Dorne, cite les Operationes in Psalmos et le traité De Captivitate. Là aussi William Tyndale, qui avait fait ses études à Wittenberg, traduit et imprime en anglais (sur le continent) dès 1525. Mais Luther est aussi diffusé en Italie, malgré l’emprise de la papauté, depuis 1519, par le biais des étudiants qui fréquentent les universités, dont Padoue, la plus prestigieuse. Entre 1520 et 1523, les ouvrages de Luther, de Zwingli et de Melanchthon sont dénoncés à Venise, Bologne, Naples, Turin, Milan. En Espagne, les milieux érasmisants sont réceptifs au message luthérien dans les années 20 avant que l’Inquisition ne les poursuive. Ailleurs, dans l’Europe scandinave et centrale, le message ne touche que quelques milieux curiaux, ce sont les princes qui décideront de son adoption, en fonction des avantages qu’ils pourraient en tirer. Il faut cependant mettre à part deux pays, la Pologne où les écrits de Luther sont imprimés à Gdansk dès 1520 et la Bohême et la Moravie, où les souvenirs hussites travaillent les populations. En Pologne, en dehors des milieux germaniques, c’est la noblesse qui est séduite, à travers les étudiants qui ont fréquenté les universités luthériennes (à Wittenberg, 2000 habitants, il y a eu jusqu’à 3000 étudiants). Luther, d’abord hostile aux hussites avait affirmé dès 1520 « nous sommes tous sans le savoir des hussites ». Entre 1520 et 1523, dix écrits de Luther sont traduits en tchèque et édités. C’est pourtant à nouveau dans l’Europe dense que se développe une seconde vague irrésistible de Réforme, celle de Calvin.

II. Calvin et ses contemporains

Calvin est un mythe derrière lequel l’homme est difficile à cerner. Le mythe, c’est celui du théologien ardent au beau langage, qui a su galvaniser les fidèles du monde francophone. Cette seconde vague de la Réforme tient, plus qu’on ne l’a dit, à l’engagement d’un homme, Jean Calvin. Il n’est pas différent de ses prédécesseurs des mondes germaniques. Tous les réformateurs de la Renaissance partagent en effet une expérience de la peur qui se transforme en sentiment de sécurité après une conversion plus ou moins brutale, ce qui nous renvoie à la violence de la société et de la culture de ce temps : Dieu est très souvent perçu comme le juge effrayant de la fin des temps, tel celui de Michel Ange peint à la Chapelle Sixtine. La conversion consiste à découvrir qu’il est amour et miséricorde infinis. Calvin ne déroge pas la règle. Pourtant, nous ne savons presque rien de son évolution personnelle, car il ne s’est jamais livré : de me, non libenter loquor reconnaissait-il en 1539.

Jean Calvin jeune, porrait de son vivant, Musée réformation Genève.

1. Le picard pudique

Jean Cauvin (1509-1564), au nom latinisé en Calvinus, est le petit fils d’un tonnelier de Noyon. Son père ayant fait fortune s’est installé en ville et il est devenu bourgeois en 1497. Il fut greffier de la ville puis avoué de l’officialité, secrétaire de l’évêque humaniste Charles de Hangest puis procureur du chapitre. Jean possédait déjà un bénéfice à l’âge de la confirmation (12 ans) et il en obtiendra un autre pour poursuivre ses études à Paris en 1527 (1523-1528). Il était à Montaigu dans de meilleures conditions qu’Érasme, ce qui explique que, comme Ignace de Loyola, il ne se soit jamais plaint du régime. Peut-être a-t-il eu un premier contact avec la Réforme avec son professeur de théologie, John Mair, qui attaquait violemment Luther. Mais avant 1529, il abandonna la théologie pour le droit, à la demande de son père (en désaccord avec le chapitre, il mourra excommunié) et partit à Orléans puis à Bourges, pour suivre les cours de grands juristes comme Pierre de l’Estoile et André Alciat (1529-1531), mais aussi du grand helléniste allemand, Melchior Wolmar (auquel on attribue sa conversion, sans preuve).
La mort de son père, en mai 1531, le libéra et il put revenir à Paris étudier au collège trilingue, sous Pierre Danès (grec) et François Vatable (hébreu). Dès 1532, il publie son premier livre, une étude du De clementia de Sénèque. Il n’est encore qu’un jeune humaniste plein de promesses, mais comme l’affirme Heiko A. Oberman, l’influence stoïcienne qui l’envahit alors est déterminante pour la suite : « Pas d’humanité sans ordre, pas d’ordre sans contraintes et équilibre, pas d’équilibre sans loi ». On a trop oublié cette formation juridique initiale, qui expliquera le souci de discipline autant que de prédication qui l’animera plus tard.
De sa conversion, nous ne savons rien à vrai dire, sauf qu’elle semble accomplie à l’automne 1533, quand Calvin devient acteur de la Réforme.

2. Le contexte humaniste français

Son cousin de Noyon, Pierre Robert (1506-1538), dit Olivétan car il travaillait à la lumière de la lampe à huile, étudiant à Orléans lui-aussi, a dû déjà s’exiler en 1528 à Strasbourg. En 1533, il travaillera à la traduction de la Bible en français, une traduction parue en 1535, dont la préface est de Calvin et qui deviendra la Bible de Genève. En 1533 en effet Calvin collabore à la rédaction du discours de rentrée du recteur de l’Université, Nicolas Cop. Celui-ci exalte l’esprit nouveau. Cop s’enfuit à Bâle, mais Calvin à Angoulême seulement, puis à Nérac, où il rencontre Lefèvre d’Etaples. En mai 1534, il résigne ses bénéfices, ce qui constitue le seul signe indiscutable de rupture. L’affaire des Placards (17-18 octobre) l’oblige cette fois à partir à Bâle tandis que la persécution s’abat sur les « luthériens » parisiens, qui sont assimilés aux anabaptistes de Munster.
Pour les défendre de ces calomnies, Calvin rédige, en latin, la première version de l’Institution de la religion chrétienne, publiée à Bâle en 1536 et en français en 1541 ; ce sera le texte de sa vie, sans cesse ciselé. Pour l’heure, il le dédie encore à François Ier. Calvin synthétise ici une génération d’avancées doctrinales, en empruntant à la Bible, à la patristique mais aussi à Luther, Mélanchton, Bucer, Zwingli. Après un séjour à Ferrare auprès de Renée de France, et après avoir vendu ses biens et mis sa famille à l’abri, il décide de s’installer à Strasbourg, mais les guerres provoquent un détour par Genève où Farel fait pression sur lui pour qu’il prenne en charge la ville, alliée de Berne , comme prédicateur et juriste. Les relations furent houleuses en raison de l’emprise du magistrat. Le 23 avril 1538, ils sont expulsés. Calvin se rend à Berne puis à Strasbourg, à la demande de Bucer, pour s’occuper des réformés de langue française. C’est là qu’il élabore l’essentiel de son ecclésiologie. Et lorsque le cardinal Sadolet, évêque de Carpentras, écrit à Genève pour lui demander de revenir au catholicisme, c’est Calvin qui répond, comme humaniste reconnu, à un moment où il n’est pas encore revenu à Genève. Il lui envoie une réponse cinglante dans laquelle il affirme que la vraie Église n’est pas celle de Rome mais celle où l’Évangile est prêché dans toute sa pureté.
Sur les conseils de Bucer, il se marie en 1540 avec la veuve d’un anabaptiste liégeois qu’il avait ramené à l’orthodoxie réformée. Il participe aussi aux colloques de Charles Quint en représentant Strasbourg, ce qui lui permet de connaître les réformateurs allemands et les représentants catholiques (Contarini). Sûr désormais de détenir la vérité, il ne croit pas en la négociation avec Rome (accord de Ratisbonne sur la justification mais échec sur l’Eucharistie). En 1541, il est rappelé à Genève et rédige alors les Ordonnances ecclésiastiques qui vont servir de base au système calviniste. Il définit une Église à la fois visible et invisible, qui est « mère des fidèles » et exerce une discipline qui doit guider les fidèles vers la sanctification. Le corps pastoral veille sur la communauté avec les anciens, « élus » dans chaque quartier (repris de Strasbourg et de Bâle), au sein du Consistoire, dont le rôle est de veiller à assurer le plus haut niveau moral possible. Il y va en effet de la vérité de la Cène, dont l’interprétation Zwinglienne est finalement adoptée après l’accord de Zurich (consensus Tigurinus) avec Bullinger et l’ensemble des villes suisses (1551).

3. Le contexte médiatique : un grand écrivain bâtit une cité du livre

Pour tenir dans une ville où il se sent longtemps de passage, ses connaissances en droit et son expérience pastorale font merveille. C’est un redoutable polémiste, qui n’hésite jamais à prendre la plume pour défendre son point de vue bafoué ou simplement déformé. Mais la force de son message tient aussi à ses convictions, à la simplicité de son vocabulaire et à la clarté de sa langue (l’un des plus grands stylistes du siècle en langue française). Il écrit beaucoup et vite mais surtout il convainc par la puissance de ses formules et sa supériorité intellectuelle.
Ceux qui ont été touchés par ses livres rejoignent la ville qui vit au rythme du culte réformé (des sermons en continu), très rapidement une nouvelle Genève, une ville sainte, une nouvelle Rome, même si le moralisme hautain est plutôt pour la seconde moitié du siècle. Genève devient la cité des réfugiés qui chanteront sa perfection de l’Écosse aux Pays Bas, à l’Italie et à la France ; la population de la ville double entre 1550 et 1560. Si le sermon devient ainsi la caractéristique de la piété, il est surtout une formation théologique permanente (Calvin prêchait tous les jours, une semaine sur deux, et il nous reste 2300 sermons, transcrits à partir de 1549).
Calvin et ses amis y développent une « piété cultivée » (pietas litterata) en formant les pasteurs à l’Académie, à partir de 1559 et en développant l’imprimerie qui inonde l’Europe de ses textes, à mesure qu’ils sont mis dans les indices catholiques. A la suite de l’Édit de Châteaubriant (1551) vingt et un imprimeurs et neuf libraires viennent se réfugier à Genève (qui ne comptait qu’une imprimerie). Entre 1550 et 1559, 62 imprimeurs et 72 libraires s’installent (dont les plus grands, Conrad Bade et Robert Estienne). Un siècle durant, l’imprimerie sera la plus grande industrie de Genève. La production croît très vite, pour culminer entre 1555 et 1565, privilégiant l’édition de Bibles et des œuvres de Calvin mais aussi les textes d’autres réformateurs, comme Pierre Viret et les traductions en français, en italien, en anglais, de Luther, Mélanchthon, Zwingli, Bullinger, l’ex-capucin Ochino… et beaucoup d’abécédaires, de dictionnaires, de grammaires, de classiques.
Le système de distribution passe par les foires de Francfort pour le latin et, pour le français, par les libraires (Pierre Haultin par exemple, à Paris) et surtout par les colporteurs clandestins, par exemple Laurent de Normandie, ancien lieutenant du roi à Noyon, émigré en 1548, a organisé tout un réseau d’agents partout en France entre 1549 et 1569 (son inventaire après décès révèle près de 35 mille volumes en stock). Bien entendu, la fonction était dangereuse, mais Normandie prenait à sa charge les saisies effectuées par les autorités.
On ne comprend pas la diffusion du calvinisme si l’on ne tient pas compte du succès de ces deux médias. Dans les années 1550-1560. A l’apogée de la Réforme française, en 1561, il y a 2150 églises dressées et deux millions d’adeptes peut-être (10% de la population). La Réforme devient également un phénomène européen dans les années 1560.

Le chandelier, gravure hollandaise du XVIIe s. (Jan Houvens)
Assis, de gauche à droite, Bucer (1491-1551), Hus (1371-1415), Melanchthon, Van Praag, Luther, Calvin, Bèze (1519-1605), Wyclif (v1320-1384), Flacius Illyricus (1520-1575).
Debout : Bullinger (1504-1575), Vermigli (1499-1562), Knox, Zwingli (1484-1531), Zanchi (1516-1590), Perkins (1558-1602), Oecolampade (1482-1531)

III Radicaux, dissidents, et anabaptistes (rebaptiseurs)

Dès 1520-1522, des voix critiques se sont élevées contre Luther et Zwingli et elles ne désarmeront pas contre Calvin. Elles sont venues d’hommes qui réclamaient à ces hommes d’appareil d’aller jusqu’au bout de la Réforme et de suivre à la lettre les prescriptions bibliques. Les appeler fondamentalistes serait un anachronisme, mais ils ont en commun de ne reconnaître que la Bible comme seule autorité et la foi comme seul critère d’appartenance. Prenant au sérieux les prescriptions bibliques, ils développent une morale de la perfection et de l’élection, conforme à leurs aspirations de militants. Ils cherchent un christianisme plus intériorisé et plus spirituel, qui mette en accord ses prières et ses actes. Un christianisme de combat, un christianisme des derniers temps. On leur a donné le nom de radicaux, de dissidents, de non-conformistes, d’anabaptistes, eux s’appelaient tout simplement « frères » en Suisse et en Moravie, adeptes de la fraternité des derniers temps, celle du retour du Christ.
Les pionniers sont de la même génération que Luther et Zwingli, tel Karlstadt, né en 1480, Müntzer, né vers 1490, Hubmaier, né en 1485, Caspar Schwenckfled, né en 1489, voire Hans Hut (v. 1490-1527) et Paracelse (1494-1541).cf. Neal Blough, Jésus-Christ, aux marges de la Réforme, Paris, 1992. et Jean Séguy, Les assemblés anabaptistes-mennonites de France, Paris 1977, une étude de sociologie fondée sur une remarquable analyse historique rétrospective en première partie. Les pionniers, moins bien connus que les réformateurs institutionnels, semblent se fondre dans les fondamentalismes qu’ils servent et qu’ils expriment parce qu’ils en ont les moyens intellectuels. Bref, il faut des chefs charismatiques pour qu’un tel mouvement s’enclanche.
En raison de la répression, on suit mal les hommes mais on repère de mieux en mieux les courants donc. Cf Les dissidents du XVIe siècle entre l’humanisme et le catholicisme, éd. M. Lienhard, Baden-Baden, Bibliotheca dissidentium,1, 1983. B. Roussel y précise pourquoi on préfère le terme de dissidents à non-conformistes. Etre dissident suppose trois critères :1. Un acte de passage hors d’un système d’emprise 2. Le maintien d’une distanciation 3. S’applique à un individu ou à un groupe. Outre les chapitres de l’Histoire du Christianisme, voir aussi Anabaptistes et dissidents au XVIe siècle, éd. Jean-George Rott et Simon L. Verheus, Baden Baden (Bibliotheca dissidentium,3), 1987 (plus germanique).

1. Des réformateurs urbains

C’est dans l’entourage même des grands réformateurs qu’il faut chercher les premiers radicaux. Ces déçus apparaissent vers 1524-1525, quand ils ont le sentiment que la réforme dévie ou piétine. Le collègue de Luther à Wittenberg, Andreas Bodenstein (1486-1541) dit Karlstadt (lieu de naissance) avait distribué la communion sous les deux espèces dès la Saint-Michel 1521 et célébré en Allemand et sans habits liturgiques. Luther s’éleva contre ces nouveautés, tandis que Karlstadt exaltait le rôle de l’Esprit dans la vie quotidienne (d’où le sobriquet d’enthousiaste ou exalté Schärmer). Obligé d’émigrer à Orlamünde en 1522, il poursuivit sa réforme en accordant plus de pouvoir aux croyants, en rejetant le baptême des enfants et la présence réelle eucharistique. Il est mort en Suisse où on le retrouve comme enseignant humaniste à Zurich et à Bâle.
Iconoclasme à l’abbaye Saint-Jean à Toggenburg (Saint-Gall), 14/10 1528, dessin du Ms d’H. Bullinger, Zurich. Tandis que l’abbé est encore en train de dire la messe et les moines de chanter, les iconoclastes font irruption pour enlever les images. Selon la chronique, ils chantent en même temps des chansons satyriques. Cf. catalogue Iconoclasme. Vie et mort de l’image médiévale, dir. Cécile Dupeux, Peter Jeher, Jean Wirth, Berne, 2001.
Parmi les illuminés chassés en 1522, il y avait un autre prêtre, Thomas Müntzer (v. 1490-1525), converti lors de la dispute de Leipzig et pasteur de Zwickau dès 1520. Il insistait lui aussi sur la révélation intérieure de l’Esprit et, au nom de l’urgence de la fin des temps, sur la nécessité de changements sociaux. C’est ainsi que les révoltes rurales, récurrentes en Allemagne, trouvèrent un porte-parole en mars 1525 à Mühlhausen en Thuringe et que le mouvement prit une ampleur inédite, il fut rapidement condamné par Luther (avril-mai) dans un texte extraordinairement violent : Contre les bandes pillardes et meurtrières. La petite armée de Müntzer fut écrasée en mai à Frankenhausen, « l’archidiable » Müntzer supplicié et les dernières bandes de paysans exterminées au printemps 1526.
Pendant ce temps, un mouvement pacifiste prenait naissance dans l’entourage de Zwingli, animé par le patricien Konrad Grebel (1497-1526), Félix Mantz (v1500-1527) et le théologien Balthasar Hubmaier (1481-1528). Ils mettent en avant une Église séparée du monde, refusant les dîmes mais dans la non violence et pratiquant le baptême des croyants. En janvier 1525, le magistrat leur demande de garder le silence : Grebel baptise seize adultes et meurt de maladie, mais Mantz est noyé en 1527 et Hubmaier expulsé en 1526. C’est lui qui fonde en Moravie la communauté des Huttérites (de Jakob Hutter, exécuté en 1536) qui prône une forme avancée de communisme. Pourtant des communautés se forment un peu partout, très discrètes, comme celles de Strasbourg ou d’Hondschoote.
Des anabaptistes, qui prêchent le baptême à l’âge adulte et le refus de toute institution cléricale, sont en effet installés à Hondschoote (grand centre textile pour la serge) entre 1526 et 1529. S’y ajouteront les réfugiés du royaume de Münster en 1536. Malgré une répression sévère en 1538, une seconde vague suivra, après 1556. Là, il faut invoquer l’activité du fourreur souabe Melchior Hoffman (v1500-1543), qui s’est fait rebaptiser à Strasbourg en 1529 et qui prêche l’imminence de l’Apocalypse. C’est l’un de ses disciples néerlandais, Jan Matthys qui provoque le soulèvement et le royaume eschatologique de Münster en 1534. La prise de la ville en juin 1535 discrédite le mouvement, pourtant la majorité des Melchiorites étaient pacifiques, à l’image de Menno Simons (1496-1561), qui réorganise les communautés aux Pays Bas et en Allemagne du Nord (Mennonites).

2. Radicaux de la liberté de conscience ?

Derrière une variété certaine, il faut noter des traits communs à l’ensemble de ces mouvements. Une dévalorisation des sacrements et le rejet correlatif de tout clergé ; l’insistance sur l’illumination personnelle par l’Esprit ; une forte connotation morale qui impose en général les règles du Sermon sur la Montagne ; le refus de toute interférence entre la société politique et la religion. Tous veulent restaurer l’Église fraternelle des premiers temps, l’assemblée des saints appelés à vivre les mille ans du règne du Christ. Cf. Jean Delumeau, Mille ans de bonheur.
C’est une Réforme qui refuse d’être conduite d’en haut. Ils posent la question de la liberté de concience en raison de la violence avec laquelle ils ont été poursuivis. D’urbains, ils sont devenus paysans, mais sans oublier leurs convictions et en conservant leurs valeurs souvent très bien (voir les plus célèbres des anabaptistes actuels, les Amish, qui conservent tout de même 80% de leurs jeunes dans la communauté, ce qui est beaucoup pour une communauté de conviction).
Comment ont-ils pu résister ? Comme tous les martyrs, en provoquant l’admiration de leurs contemporains. En tout cas, le fait est qu’on les trouve sporadiquement un peu partout dans l’Europe dense de l’époque moderne.

En guise de conclusion, on peut appliquer à nos héros le célèbre Propos de table de Luther, qu'ils ne renieraient pas pour cette fois : « Si tu crois, tu parles ; Si tu parles, tu souffres ; Si tu souffres, tu seras consolé ». La parole des croyants est toujours confirmée par les persécutions institutionnelles, ce que nos sociétés laïques et nos médias superficiels semblent avoir aujourd'hui oublié. Les croyances intériorisées sont comme les clous, plus on tape dessus, et plus elles résistent. Pour cette raison, Érasme était profondément hostile à la condamnation de Luther : « En brûlant ses livres, peut-être chasse-t-on Luther des bibliothèques, je ne sais si on pourra le chasser des esprits » disait-il dès 1520. Le martyre étant l'essence de l'assurance du salut pour le croyant et le modèle idéal de ceux qui ne croient pas avec constance, il est certain que le mécanisme de la pureté et de l'héroïsme qui brise ceux qui meurent pour leurs idées ne pouvait que fonctionner à merveille dans ce contexte de la Renaissance prompt à mettre en valeur tout ce qui sortait du quotidien.

La religion fait partie des aspirations humaines et il faut compter avec la puissance de conviction des vrais croyants, quelle que soit la culture qui les porte. Le prince des humanistes l'a compris le premier, qui estimait que la religion est souvent un moyen de manipuler cette conviction pour cacher d'autres desseins, plus politiques, plus temporels. A propos de Luther toujours, il affirmait : « Ce qui ne plaît pas, ce qu'on ne comprend pas, c'est une hérésie. Un langage cultivé annonce une hérésie. Je reconnais que la faute contre la foi est grave, mais il ne faut pas tout ramener à une question de foi » et à son ami de Nuremberg, Pirckheimer, il confie « Je suis désolé qu'un tel talent, qui semblait devoir être un instrument insigne pour proclamer la vérité de l'Evangile, ait été à ce point exaspéré par les campagnes furieuses de quelques-uns » et à Martin Lipse enfin : « Plus tard, on comprendra que ce n'est pas Luther que je défends mais la paix de la chrétienté » (Léon E. Halkin, Erasme , 1987, p. 224). Erasme parlait d'or et sa parole vaut pour bien des attitudes laïcardes radicales d'aujourd'hui. En tout cas l'historien peut démontrer les mécanismes à l'œuvre sur le temps long.

Les aventuriers de Dieu sont bien dans le même monde que les aventuriers de la période, pourquoi les séparer des hardis navigateurs, des artistes chercheurs et des quêteurs de la pierre philosophale ? Tous on en commun des qualités évidentes : goût de la nouveauté, audace, esprit critique, foi en l'avenir et en soi-même, qui ne vont pas sans la montée d'une angoisse collective que l'historiographie du XIXe siècle a trop nié. Il existe une face sombre, une mélancolie de la Renaissance, dont Jean Delumeau dit à juste titre qu'il ne faut pas l'oublier en valorisant sa face lumineuse car elle explique bien des violences et des exclusions. Les aventuriers de la Renaissance ont cru qu'il fallait se risquer pour tout gagner ou tout perdre. Dans cette enfance de l'Europe moderne, on peut sans aucun doute lire des structures psychologiques bonnes pour d'autres circonstances, que ce soit la conquête de l'Ouest ou l'impérialisme européen.

D'où leur vient ce goût de l'action, cette foi en leur capacité à changer toute chose ? Le plus souvent de la croyance en la fin du monde. Pour les contemporains de Charles VIII, Savonarole et Luther, la fin du monde est proche, le Christ va revenir maintenant établir dans la violence son règne de paix de mille ans et rassembler ceux qu'il a choisis, ses élus, ceux qui auront la vie éternelle. Une part importante de la Renaissance est accrochée à cette espérance eschatologique, qui pousse à se lever et à agir pour rester du bon côté.

Cette façon de voir la vie, de rassembler les forces pour avancer a sa grandeur mais aussi ses limites : exclusion des plus faibles et des perdants, angoisse générale, croyance en la violence pour faire avancer le monde. On sait qu'à force de mépriser les laissés pour compte, les élus sont moins facilement repérables, plus discutés : l'Europe va ensuite sombrer dans les Guerres civiles les plus terribles. Au bout du chemin, face à l'anarchie, ce sont des pouvoirs plus raides et plus exclusifs qui se mettent en place, au détriment de la liberté de penser souvent, mais combien d'Européens étaient capables d'entrer dans ses chemins ? Qui dira jamais ce que l'Inquisition a détruit de potentialités en Espagne et en Italie ? Qui estimera le surcroît logistique et administratif créé par ces phénomènes critiques ? Le dynamisme a cependant ses revers et ses attardés : les paysans, les petites gens en général, les plus faibles toujours, qui sont de plus en plus loin de cette culture brillante qui nous fascine encore. Tout au long de la Renaissance classique, dans la période d'expension, avant 1540, ils ont au moins profité des miettes du développement en partant sur les chemins, avec des salaires meilleurs et une nourriture plus variée. Qui dira jamais l'importance de la mobilité des hommes pour expliquer la domestication des thèmes de la Renaissance ?

Par son ouverture, la Renaissance a, plus que d'autres périodes, dû tenir compte des problèmes posés par le pluralisme des croyances et par la remise en cause des autorités. Que la réponse à ce désarroi ait été souvent violente et aveugle n'empêche pas d'observer les négociations (plus nombreuses qu'on ne le croit), les métissages (plus difficiles qu'il ne semble), les transferts (pour lesquels le concept de « domestication » de P. Burke est particulièrement bien adapté). Est-ce hors programme par rapport aux questions brûlantes d'aujourd'hui ?